Alain Sournia, Une courte histoire du réel, philosophie sauvage. Editions Publibook, 2007. (Lu par Valérie Saint-Genis)

Alain Sournia, Une courte histoire du réel, philosophie sauvage, Publibook, 2007.

Cet essai s’attaque aux interrogations fondamentales, mais toujours sans réponse, de l’humanité, résumées à la question servant de fil conducteur à l’auteur : qu’est-ce que le réel ? Le but est d’écrire une histoire de la pensée qui recense les diverses réponses chronologiques à cette question en mettant l’accent sur des penseurs oubliés par la philosophie officielle. 

L'auteur affirme une préférence pour les matérialistes, les empiristes et les nominalistes et s'efforce de réhabiliter l’Orient contre l’Occident. Après avoir décrit vingt siècles d’errements de la philosophie, il propose un nouveau paradigme : « toute pensée est un système penseur-pensé », solution simple et évidente qui devrait permettre de résoudre l’ensemble des apories auxquelles se heurte la connaissance du réel

Qui a posé la question ?

Ces questions sont posées dès le 6ème siècle et la philosophie commence avec les présocratiques, thèse qu’il a développée dans un ouvrage précédent : Voyage en pays présocratique (Publibook, 2007). L’interrogation sur le néant, l’existence de la matière ou d’un principe spirituel, le questionnement sur l’origine, la méfiance à l’égard des sensations et le rôle du doute, ainsi qu’une réflexion sur la logique et le langage, sont présents bien avant Platon, Aristote ou Descartes.

Une réponse radicale

Platon distingue les Idées éternelles, immuables et absolues des réalités quotidiennes et sensibles. Cette bipartition du monde serait empruntée au présocratique Epicharme, vétérinaire, poète, moraliste et dramaturge. S’ensuit une critique du mythe de la caverne qui place le feu à l’extérieur de la caverne rompant l’analogie entre le soleil et le feu sur laquelle repose le sens de ce récit.

Divergences, récupération, confiscation

Sournia évoque la création d’institutions par Platon et Aristote, respectivement, L’Académie et le Lycée, et rappelle le foisonnement d’écoles apparaissant entre le 4ème et le 5ème siècle : les Cyniques et les Cyrénaïques, les Sceptiques, les Epicuriens, les Mégariens et les Stoïciens qui se distinguent par la réponse qu’ils apportent à la fiabilité des sens, à la possibilité de connaitre ou non le réel. Notons que pour Epicure les adjectifs « naturels et nécessaires » servent à qualifier et distinguer les désirs et non les sensations. Il s’intéresse plus particulièrement aux sceptiques dont la tradition aurait oublié la diversité. 

La naissance du christianisme constitue un changement d’ère puisque la quête du réel qui était la mission des intellectuels devient l’affaire de la religion. La philosophie laïque et démocratique devient la servante de la théologie jusqu’au 18ème siècle. La philosophie arabe connait la même destinée, elle s’inspire de Platon et d’Aristote et tente de concilier la foi et la raison.

Un rebondissement

Il faut se débarrasser de l’idée reçue qu’il ne s’est rien passé au Moyen-âge. L’intérêt des universités pour la dialectique et la logique permet de poser à nouveau la question du réel et du statut des universaux. Les réponses se partagent entre réalisme et nominalisme, approche défendue par Guillaume d’Occam dont la philosophie consolide et lègue à la postérité quelques distinctions essentielles entre philosophie et théologie, foi et raison, signifiant et signifié. L’aptitude du langage à rendre compte de la pensée et de la réalité est mise en cause.

Philosophies de l’ombre

La quête du réel n’étant ni le monopole de la philosophie rationnelle, ni celui des courants dominants des grandes religions, il souhaite réhabiliter la gnose, l’hermétisme et l’alchimie.

Il dresse une liste importante de gnostiques et résume leur vision du monde : le monde que nous voyons n’est pas le vrai, il est créé par un mauvais dieu, nous ne pouvons rien dire du vrai dieu, l’esprit est prisonnier de la matière et l’âme du corps. Par la Connaissance, l’homme accédera au monde réel et à la plénitude.

Il prouve l’impossibilité de séparer ces trois approches des autres formes de connaissances en montrant qu’elles sont pratiquées par les mêmes penseurs : Saint Albert-le-Grand, évêque, théologien, botaniste et alchimiste ; Bacon, philosophe, scientifique et aussi alchimiste.

Un demi-millénaire de philosophie occidentale

Sournia traverse à grands pas, peut-être trop grands, cinq siècles de philosophie occidentale en se méfiant des philosophes trop connus et reconnus. Il se débarrasse d’abord de Descartes qui juge inutile de définir les termes : pensée, existence, certitude, puis de Leibniz dont la monadologie est assimilée à une entreprise fantastique et contradictoire. Il accorde plus d’importance aux empiristes : Locke, Berkeley et Hume. Il rencontre des difficultés avec Kant. L'auteur suppose en effet que les catégories à priori de l’entendement représentent la réalité et voudrait qu’elles proviennent de l’expérience, par où elles deviendraient légitimes, lecture qui dénote une méconnaissance du projet de La Critique de la raison pure. La présentation de Hegel souffre des mêmes approximations et l’auteur admet que « les citations étant bien connues, il n’est pas nécessaire de remonter aux sources ». Il faudrait pourtant remonter au texte même pour tâcher de rendre compte d’une pensée qui ne peut être ignorée sous le prétexte qu’elle est illisible, même si le refus de comprendre un certain nombre de philosophes est un choix délibéré de l’auteur, ainsi qu’il l’énonce pour Heidegger

« On n'ontologise plus ! »

La philosophie analytique et positiviste de la 2ème moitié du 20ème siècle considère le langage comme arbitre du vrai, instaure une méthode commune aux sciences et à la philosophie, privilégie la logique contre la psychologie et la métaphysique. Il existe un monde réel, des représentations subjectives indécidables et un monde construit fruit des connaissances objectives vérifiables.

Faisons le point

L'auteur pose à nouveau les questions du réel et de l’être : existe-t-il différentes pensées correspondant à différents mondes ? Existe-t-il différentes sortes d’êtres ? Il insiste encore sur les limites de la connaissance et du langage, et se demande si les progrès de la neurobiologie pourraient expliquer les règles logiques dont il montre l’insuffisance.

Regards vers l’Orient

Il existe un parallélisme méconnu entre les pensées occidentales et orientales qui concerne aussi bien les penseurs que leurs démarches, même passage d’un monde révélé à un monde pensé, même classification des idées, même recherche des états de la matière, même partage entre monisme et dualisme, même confrontation entre la philosophie et la religion. La philosophie orientale est souvent en avance sur la philosophie occidentale, elle est plus drôle et développe des stratégies plus ouvertes.

Nouvelles pistes

La théorie de l’information et la notion de système applicables à tous les domaines de la connaissance rendent possible une nouvelle approche quantifiable du réel. On passe de la représentation du réel à la création du réel. Les notions de rétroactions et d’interactions doivent être appliquées à l’ontologie et à l’épistémologie. Il faut une relecture des concepts physiques contemporains pour éviter une vulgarisation qui donne une image faussée du monde, par exemple l’incertitude devenant hasard. On doit mettre en évidence l’ancrage biologique de la pensée.

Un système penseur-pensé

L’auteur invente un paradigme, tellement simple que la plupart des philosophes refuse de l’admettre, et qui résout tous les conflits et les cloisonnements de la philosophie : toute pensée est un système penseur-pensé. Six points doivent être respectés pour sa mise en œuvre : rassembler tous les éléments, respecter les niveaux d’organisation et leurs emboitements mutuels, l’ensemble doit être correctement ficelé, décider si le système est ouvert ou fermé, être attentif au risque de collusion entre la pensée et le cerveau, utiliser des outils oubliés comme le rêve, le rire, les figures rhétoriques, les paradoxes, les œuvres enfantines et les comportements pathologiques. Tous les progrès de la pensée sont conditionnés par la mise en œuvre de cette méthode qui unifie l’homme et la nature, l’esprit et la matière, la philosophie et la physique, et qui suppose l’abandon des règles de la logique classique

Manifeste de philosophie sauvage

Ce dernier chapitre est l’épilogue de cet ouvrage et des deux autres traités du même auteur : Voyage en pays présocratique et Mini-traité du moi qui résume en 27 points les grands courants de l’histoire de la pensée. Cette philosophie sauvage s’oppose à la philosophie traditionnelle, il reconnait à cette dernière le monopole de la méthode mais lui dénie l’accès à une réalité objective.

L’auteur s’est largement prémuni contre toute critique en reconnaissant par avance la possibilité d’erreurs, de lacunes, de choix arbitraires, en refusant de jouer le jeu de la philosophie académique, en admettant que ses idées n’obéissent pas toujours à un ordre délibéré, choix cohérents en effet chez un auteur qui veut pointer les limites de la logique. Mais on note également une tendance à l’autosatisfaction, en dépit d'une insistance sur la modestie de sa philosophie, montrant combien ses points de vue sont novateurs, courageux, appréciables et échappant à l’ennui des questions oiseuses de la métaphysique. Si l’auteur s’amuse indéniablement, on peut toutefois s’interroger sur la portée d’un tel essai. Rappelons que Bréhier dans son Histoire de la philosophie publiée dès 1931 reconnaissait déjà le rôle des présocratiques et de la philosophie orientale sans se targuer d’une quelconque originalité. Si les qualités de candide de l’amateur peuvent servir de révélateur, les erreurs importantes dues à un manque d’analyse approfondie des grands textes nuisent à la démarche. On ne peut comprendre une pensée à partir de citations présélectionnées par d’autres ou tirées de résumés destinés à des encyclopédies. Quant à la solution évidente proposée par Sournia, on ne laisse pas finalement de s'interroger sur son sens et son contenu et de continuer à ne pas très bien saisir ce qu’est, par exemple, « un ensemble bien ficelé ».

Valérie Saint-Genis