Roman Ingarden, L’œuvre architecturale, 1945, Vrin, 2013, Collection Essais d’art et de philosophie, lu par Ugo Batini
Par Michel Cardin le 28 septembre 2014, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
Cet essai de Roman Ingarden (1893-1970) est l’un des premiers textes issus de l’école phénoménologique husserlienne à s’interroger sur le sens du rapport du sujet à l’objet d’art. Il approche cette question par une réflexion sur l’architecture qu’il ouvre sur une pensée de la musique et de l’œuvre littéraire. Il en tire l’idée d’une ontologie des œuvres d’art.
Faisant suite à la publication en 2001 d’un premier choix de textes paru dans le même collection (Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art – choix de textes 1937 – 1969), L’œuvre architecturale prolonge l’introduction de l’œuvre de Roman Ingarden (1893-1970) en France, où celui-ci n’a pas encore été beaucoup lu, malgré la parution dès 1983, chez l’Age d’Homme, de son ouvrage phare, L’œuvre d’art littéraire, et sa très forte influence sur l’œuvre de Mikel Dufrenne.
Disciple de Husserl à Göttingen sous la direction de qui il passe une thèse sur Bergson, il adopte néanmoins une position critique envers le tournant husserlien idéaliste transcendantal des Ideen. Cela l’amène à développer une grande partie de son œuvre autour des questions d’ontologie. Ses recherches autour de l’objet intentionnel le conduisent alors naturellement à considérer la question de l’œuvre d’art. Malgré cette tension, la partie esthétique de sa pensée reste dans le giron phénoménologique, celui-ci étant, d’après lui, le seul à pouvoir livrer une compréhension complète de l’œuvre d’art et de sa signification. En effet, une analyse strictement ontologique de l’œuvre d’art (comme chercheront à le faire de nombreux auteurs de philosophie analytique qui prendront souvent d’ailleurs Ingarden comme une sorte d’épouvantail) amène à faire abstraction à la fois du créateur et du récepteur de l’œuvre, se focalisant uniquement sur l’objet. Pour Ingarden, seule une démarche plus large, et donc phénoménologique, permet de saisir l’esthétique dans sa spécificité puisqu’en elle est centrale la relation entre un sujet et un objet. C’est ce qu’il souligne sans ambiguïté dans sa participation au congrès international de Philosophie de Vienne en 1960 : « L’esthétique, quant à son objet propre, se décrit mieux si l’on se tourne vers la rencontre entre un certain sujet éprouvant et un objet, en particulier une œuvre d’art ; cette rencontre constitue la source du développement d’un vécu esthétique et, corrélativement, de la constitution d’un objet esthétique » (Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art, p. 39).
Si l’ouvrage peut sembler très spécifique en se focalisant sur la question de l’architecture, la très bonne préface de Patricia Limido-Heulot constitue une remarquable introduction à la pensée de l’auteur. En montrant à quel point l’architecture (et dans une certaine mesure la musique) occupe une place particulière au sein de son esthétique, elle redessine très nettement les contours de la théorie et repart bien du questionnement ontologique au sein duquel l’esthétique d’Ingarden prend sa source. L’œuvre d’art possède un mode d’existence spécifique : elle est intentionnelle. Elle se distingue en tant que telle des autres objets réels mais aussi des vécus intentionnels du créateur ou de ses spectateurs. Elle paraît hybride et se construit sur plusieurs niveaux. L’élément qui semble le mieux la caractériser semble être une forme d’indétermination qui lui est propre et qui permet une participation active du spectateur dans le processus de concrétisation qui la fait advenir pour chacun. Toute la question est alors de savoir si cette analyse ontologique qu’il a élaborée à partir de son travail sur l’œuvre littéraire s’applique bien à l’architecture et donc s’il a pu aboutir à une compréhension unifiée des domaines artistiques.
L’ancrage physique de l’architecture rend nécessaire l’ouverture de la classe des objets intentionnels et c’est sur cette redéfinition que l’essai travaille. Le premier chapitre pose clairement ce problème et décrit les enjeux de la saisie de l’œuvre architecturale pour la cohérence d’ensemble de sa théorie. La base physique du bâtiment occupe une place centrale que l’on ne retrouve pas dans les autres arts mais cela ne veut pas dire pour autant que l’on doit réduire l’œuvre à cet aspect. L’exemple de Notre-Dame de Paris montre à quel point à partir de cet ancrage objectif il reste tout de même une place pour « une attitude subjective » qui va transcender le bâtiment. Ces actes de la conscience constituent alors pour Ingarden un second fondement ontologique.
Le chapitre 2 reprend cette dualité et montre comment l’œuvre architecturale repose sur une structure à deux couches même s’il peut être tentant, comme dans le cas de la musique absolue, de réduire l’œuvre à l’appréhension du donné immédiat. Il faut, en réalité, distinguer dans l’œuvre architecturale deux éléments. Il y a « les aspects visuels dans lesquels la forme spatiale de l’œuvre architecturale se montre de manière phénoménale » mais aussi la forme tridimensionnelle de cette œuvre (qui se constitue en cathédrale, théâtre…) qui résulte de ces aspects. La particularité de l’architecture c’est que les aspects de l’œuvre (contrairement à la peinture où il n’y en a qu’un) sont en principe infinis puisqu’ils suivent les points de vue, mais aussi des transformations liées à l’environnement (météo, réflexion des matériaux…). Cette deuxième « couche » constitue le facteur structurel et phénoménal le plus important et c’est à partir d’elle que vont se constituer les qualités spécifiques douées de valeur esthétique. La fin du chapitre s’intéresse donc logiquement à cette « forme corporelle spatiale » afin de saisir comment celle-ci peut constituer le soubassement de l’appréhension esthétique de l’œuvre architecturale. Le bâtiment réel apparaît alors comme bien distinct de l’œuvre d’art architecturale et ne constitue pour le spectateur que l’occasion de viser et d’appréhender intuitivement, à partir de lui, un nouvel objet qui est ajusté au bâtiment réel mais qui le dépasse sous différents points de vue et en particulier en ce qui concerne les qualités douées de valeur esthétique. Toute la question est alors de déterminer quelles propriétés une telle formation corporelle doit posséder pour devenir le fondement d’une véritable œuvre architecturale.
Pour tenter de répondre à ce qui constitue le problème principal de l’ouvrage, le chapitre 3 repart sur des considérations plus générales sur l’œuvre d’art architecturale. Celle-ci n’est pas un assemblage hétéroclite de matériaux mais se distingue par une forme spatiale qui lui confère une unité qualitative intime. Le principe de cette unité – que l’on retrouve dans tous les arts – est particulier en architecture puisqu’il peut être de différentes sortes. Il peut être purement architectural, être dérivé de buts pratiques ou être, la plupart du temps, une synthèse de ces deux fins. On voit alors comment une série d’exigences arrive à façonner de façon cohérente les espaces intérieurs et extérieurs d’un bâtiment. La configuration des différentes parties laisse une place pour une certaine liberté. L’œuvre excède toujours les exigences simplement pratiques et c’est dans ce « plus » que se logent les qualités esthétiques de l’œuvre. En approfondissant les différences avec l’unité organique qui est souvent prisée pour comprendre l’organisation d’une œuvre d’art, l’auteur finit d’achever sa caractérisation de l’œuvre architecturale en montrant comment celle-ci est purement spatiale et se construit sur des rapports géométriques et des structures de répétition. Cette longue comparaison l’amène alors à mieux saisir l’unité architecturale qui se révèle être finalement l’essence même de l’œuvre d’art architecturale formulant ainsi une réponse nette au problème soulevé précédemment. Le bâtiment qui peut prétendre à un tel statut repose sur un équilibre entre les différentes fins qu’il doit satisfaire ainsi que sur une unification cohérente de son aménagement intérieur et de sa configuration extérieure. La valeur de l’œuvre est directement indexée sur la possibilité d’unification de tous ces facteurs. Cette analyse met au jour que « l’architectural en tant que tel repose sur cette unicité de connexion dans l’ordonnancement transparent de tous les moments visibles qui participent à l’œuvre et sont d’origine différente, ces moments liés à la forme spatiale formant le fondement de toute construction architecturale. » (p. 91). L’œuvre architecturale s’impose alors comme « l’unique solution possible d’une équation à un choix déterminé "d’inconnues" ». Cette définition met alors en valeur le fait que le trait principal de l’œuvre architecturale est celui qui seul rend possible ce travail d’unification. Il s’agit du système de formes purement géométriques (combiné avec les lois de la statique des masses lourdes ainsi qu’avec le but fonctionnel du bâtiment). La prédominance de cet élément rationnel au sein d’un objet esthétique fait de l’architecture l’art qui, avec la musique, exprime peut-être le mieux l’âme humaine en tant que celle-ci se définit aussi par ce rapport entre un facteur logique et des émotions. Elle est alors, comme la musique, « l’expression de la structure psychique fondamentale de l’homme et de ses facultés spirituelles » (p. 96).
Les trois derniers chapitres développent les conséquences d’une telle définition de l’œuvre d’art architecturale en approfondissant certains points. Ainsi le chapitre 4 revient-il sur le rapport entre ce type d’œuvre et le monde réel puisque le lien avec le monde matériel semble bien plus central que dans les autres arts au point qu’il ne puisse y avoir en architecture d’œuvre d’art pure. Le chapitre 5 reprend le travail de définition en revenant sur le foyer même de l’esthétique d’Ingarden : l’œuvre littéraire. La comparaison montre que c’est sur le plan du niveau de la structure de l’œuvre que la séparation est la plus nette insistant à nouveau sur l’ancrage réaliste de l’architecture qui peut se penser à la fois comme une limitation (tout ne peut pas être réalisé puisqu’il y a des limitations techniques qui entrent immédiatement en jeu) mais aussi comme la base d’une plénitude que l’on ne retrouve pas dans les autres arts. Cela n’est pas anodin puisque c’est à partir de ce point qu’Ingarden a dû reconsidérer sa première définition de l’art puisqu’avec l’architecture on ne peut plus penser qu’il appartient à l’essence de l’œuvre d’art d’être une formation schématique. Cette modification de la théorie générale intervient après une autre correction liée au statut de la musique qui avait amené à considérer le fait que toute œuvre d’art n’a pas de structure stratifiée. Enfin le chapitre 6 revient sur les modalités de concrétisation esthétique propre à l’architecture et s’intéresse tout particulièrement à la différence qui s’institue entre le bâtiment physique et l’objet esthétique qui en découle. Cela permet de revenir sur l’appréhension subjective de l’œuvre et de voir comment une telle œuvre se comprend dans une succession d’appréhensions. Ainsi si l’architecture est bien un art spatial, celui-ci n’est pas statique pour autant et intègre toute une dynamique qui fonde sa richesse. Le bâtiment réel devient donc un point de départ à partir duquel se déterminent les différents aspects esthétiques de l’œuvre qui sont eux-mêmes suspendus à la multiplication des perspectives que nous pouvons avoir sur l’objet et qui finissent par dégager la personnalité spécifique de l’œuvre. On retrouve ainsi, d’une certaine façon, la dimension de potentialité qui était au cœur des autres arts et on saisit en quels sens l’architecture ne se réduit pas à un simple face à face objectif entre une construction architecturale et un spectateur mais s’incarne dans un monde culturel et vivant proprement humain.
Loin d’être un complément anecdotique par rapport à la théorie générale de l’auteur, L’œuvre architecturale s’impose donc comme une introduction efficace à l’esthétique phénoménologique et à la question plus large de l’objet esthétique. En se focalisant sur les limites d’une telle théorie, mises en valeur par l’architecture et la musique, l’ouvrage nous dessine les lignes de force d’une pensée qui construit une approche globale du phénomène artistique et qui constitue ainsi une réponse aux différentes tentatives d’approche du domaine par la philosophie analytique.
Ugo Batini