Theodor Gomperz, Les atomistes, Manucius, 2014, lu par Arnaud Lecompte

Theodor Gomperz, Les Atomistes, Manucius, 2014

Les éditions Manucius proposent  le cinquième opus de l'oeuvre de Théodor Gomperz, Les penseurs de la Grèce publiée en 1893 après Les Sophistes, Les Médecins, Parménide et ses disciples, et Héraclite. Les atomistes est un livre d'une centaine de pages et d'une lecture stimulante. En effet, Gomperz (1832 - 1912) restitue la genèse de l'atomisme autour des figures de Leucippe et de son disciple Démocrite. Ce n'est donc pas une histoire exhaustive de l'atomisme antique à laquelle se livre l'auteur , mais à une discussion sur les sources de l'atomisme.


L'ouvrage se divise en onze chapitres. Les six premiers remontent au sources ioniennes de l'atomisme. L’auteur se livre à un travail de réhabilitation des fondateurs de la physique corpusculaire. Dans les chapitres VII à XI, Gomperz tire les conséquences épistémologiques et éthiques de la pensée atomistique. Il tente  de dégager l'héritage philosophique et scientifique des atomistes dans des figures comme celles de Galilée ou de Darwin et par des discussions vives avec les avancées de la physique de la fin du XIXème siècle.
Démocrite, et  Leucippe son aîné et maître, tous deux résidents d'Abdère  en Thrace,  font une place privilégiée à l'observation de la nature plutôt qu'au « commerce habituel du concept ». Cette méthode permet de réunir de « longues séries de faits » sous une hypothèse unique : il n'y a de réel que les atomes et le vide. Ce sont les philosophes Ioniens qui donnent la première et décisive impulsion à l'atomisme. Anaximène, Héraclite, Anaxagore considèrent  le réel comme constitué de corpuscules invisibles en mouvement et d'interstices vacants invisibles. Première conséquence, on peut abandonner les anciens principes qualitatifs pour expliquer le mouvement et la nature. Tout, de la pierre au Dieu, est constitué d'atomes insécables, impénétrables, ténus et mobiles et dont les entrechocs permanents produisent les sensations. Deuxième conséquence, la vérité doit être distinguée de la convention. Ce qui est perçu d'une chose ne correspond pas à ce qu'elle est en réalité. Les qualités d'un objet sont conventionnelles : le miel n'est ni doux ni amer, ce ne sont là que des qualités secondes de l'objet. Sur ce point, il faut reconnaître l'influence de Parménide et de  sa distinction entre les propriétés essentielles et non essentielles permettant de distinguer l'apparence de la chose en elle-même. Troisième et dernière conséquence , la nature d' un être n'est connaissable qu'en termes de grandeur, de forme, de pression et de choc. La phusis est une mécanique. On connaît la postérité de cette mécanisation de la nature . Pourtant l'hypothèse atomiste a ses insuffisances. On retiendra un exemple : les atomistes considèrent que tout est question de structure. Ainsi les mêmes atomes, en même proportion mais avec une autre combinaison, donnent naissance à un être d'une autre nature. Par exemple , la distinction entre le phosphore ordinaire et le phosphore amorphe obéit à ce principe. Mais les atomistes pensaient que la nature était constituée d'une variété infinie d'atomes. Or , en chimie, il y a peu d'éléments . C'est leur composition qui varie à l'infinie : sucre et alcool sont composés des mêmes éléments et ne se distinguent que par la composition de leurs particules. Néanmoins, il reste que, sans préfigurer l'idée d'une matière simple masse inerte soumise à des forces,  la nature de Démocrite est essentiellement en mouvement plutôt qu’immobile. Cette conception prenant appui sur l'expérience permet d'éviter les préjugés métaphysiques conduisant à préférer l'immobilité et à formuler des théories fausses comme celle du « lieu naturel ». Sur ce point et sur bien d'autres, Leucippe et ses successeurs fournissent une « clef » permettant de pénétrer les secrets de la nature par la méthode empirique.
Quelles sont les conséquences épistémologiques et éthiques de la pensée atomistique ? Tout d'abord on retiendra que l'hypothèse atomiste n'est qu'une conjecture mais une conjecture fructueuse que les atomistes tiennent pour vraie. Ce point est important,  il permet de mesurer l'écart avec les sceptiques comme Sextus Empiricus. Pour le philosophe Abdérien, les corps existent objectivement. Ensuite, on insistera sur l'importance conférée à l'expérience par Démocrite qui en fait la source dernière de la science et qui sur ce point inspire Aristote. Or ,ce dernier n'évite pas toute explication pseudo-scientifique  et retombe dans ce que Gomperz nomme l'« esprit métaphysique ». Enfin, l'atomisme met un terme à la question du finalisme et Darwin hérite lui aussi de leur intuition. La théorie mécanique de la nature est féconde, l'atomisme préfigure les bouleversements de la pensée moderne. Les conditions d'une nouvelle objectivité scientifique sont ainsi posées. Mais, le matérialisme scientifique se dissocie du matérialisme éthique. Pour Démocrite, la tranquillité d'âme doit faire face à l’agitation fiévreuse de l’humanité : la vie n'est pas une course, le désir n'est pas l'essence de l'homme. De même, le spectacle du monde ne conduit  pas au sentiment d'une déréliction de l'existence. A ces conceptions propres à la modernité, le sage atomiste oppose l'étonnant paradoxe d'un homme qui tire sa tranquillité de la connaissance des limites de sa condition. Voici le système éthique dont les traces démocritéennes sont peu nombreuses mais dont les témoignages chrétiens eux-mêmes font voir la haute valeur qu'il accorde à l'existence humaine.
On parcourra cet ouvrage avec un vif intérêt. Bonne introduction à l'atomisme pour des étudiants , ce livre donne également  le plaisir de lire un auteur érudit composant une histoire vivante de la pensée. Pour cette raison,  on peut considérer l'oeuvre du docteur en philosophie honoris causa à l'université de Könisberg comme la version en langue allemande de l'Histoire de la philosophie de Bréhier. Ce dernier indiquait en 1928 dans son introduction que l'histoire de la philosophie devait montrer l'insertion des nouvelles doctrines dans les anciennes en faisant apparaître les liaisons  entre les théories. Gomperz en propose un exemple  trente années plus tôt. Bien plus, Gomperz se distingue de Bréhier par l'intérêt  manifesté pour la portée philosophique et mondaine des thèses exposées. Là où Bréhier fait des exposés clairs mais brefs de chaque courant philosophique, Gomperz  dégage leur fécondité et met en valeur leur dynamique interne. La lecture de Les Atomistes s'enrichira  donc de la lecture de toute l'histoire de la philosophie antique de l'auteur. En effet , à travers elle, « le lecteur attentif aperçoit le croissance organique des idées[...] ».

Arnaud Lecompte