François Loth, Le corps et l’esprit, Paris, Vrin, 2013, lu par Stéphane Dunand

François Loth, Le corps et l’esprit, Paris, Vrin, 2013.

Nous avons l’impression d’être des agents. Nous supposons que nos pensées, parmi lesquelles nos croyances, nos désirs et nos sensations, produisent des effets physiques. Mais être véritablement des agents supposerait la réalité de la causalité mentale, à savoir à la fois la réalité des pensées et celle de leurpouvoir de faire une différence physique. C’est la réalité de ce pouvoir que le livre de F. Loth, Le corps et l’esprit, s’attache à établir. 

Admettre la causalité mentale, c’est assurer la réalité des événements mentaux contre les thèses éliminativistes qui, au nom du matérialisme et d’une certaine compréhension des neurosciences, prétendent pouvoir nier l’existence des croyances et des désirs et, par là, rejeter les explications ordinaires de nos comportements en leur substituant des explications nouvelles tirées des neurosciences (p. 15). Pour FL, il faut donc concilier nos explications ordinaires avec l’approche scientifique du monde, méthodologiquement matérialiste. Autrement dit, il faut concilier l’existence de croyances et de désirs avec ce que nous savons sur le cerveau. Cela passe par une enquête sur la nature de la relation causale et, en particulier, de ses relata, à savoir les propriétés  (voir la préface de F. Nef, p. 8). Ce livre relève donc de la philosophie de l’esprit, comprise ici comme de l’ontologie appliquée. Comme les philosophes australiens, FL prend l’ontologie au sérieux. L’ontologie et la métaphysique ont le pouvoir de résoudre des problèmes qui ne seront pas réglés exclusivement par les sciences ou par une enquête conceptuelle : il faut postuler des entités de certaines catégories pour expliquer certains phénomènes ou, comme ici, décrire correctement la catégorie des phénomènes en question. La pertinence d’une théorie métaphysique dépend de sa capacité à résoudre des problèmes que l’on rencontre en réfléchissant à la façon dont nous envisageons ordinairement ou scientifiquement la structure du monde. Pour FL, c’est en mobilisant une théorie ontologique correcte des propriétés et de la causalité que l’on pourra entrevoir la solution du problème de la causalité mentale.

Le livre contient sept chapitres, que l’on peut ramener à quatre parties : après une reconstruction du problème (chapitres 1 et 2), FL met en place le cadre métaphysique dans lequel il le discutera (chapitre 3). Il envisage ensuite plusieurs solutions classiques, qu’il rejette (chapitre 4, 5 et 6), avant de défendre sa propre thèse (chapitre 7).

Chapitre 1 et 2

Les deux premiers chapitres présentent le problème de la causalité mentale. Comme le rappelle le titre du premier chapitre, ce problème fut d’abord un problème de princesse, Elisabeth demandant à Descartes comment deux substances dotées d’attributs différents, l’une matérielle, l’autre immatérielle peuvent interagir causalement alors que la première ne peut entrer en contact avec la seconde.  Toutefois, le problème de la causalité mentale, tel que l’envisage FL, n’est plus celui d’Elisabeth. FL rejette le dualisme des substances et admet un cadre physicaliste : il n’y a que des substances ou des objets matériels. Dès lors, le problème est d’accorder une place à l’esprit dans un monde de substances matérielles. FL admet le matérialisme comme conclusion de l’argument causal (p. 18-22) :  

(1) Les occurrences mentales de conscience ont des effets physiques.

[On admet cette prémisse sur la base de l’intuition contrefactuelle de la pertinence des propriétés : si je n’avais pas eu cet état mental, je n’aurais pas produit tel mouvement. Il faudra défendre cette intuition contre la menace épiphénoméniste, à savoir l’idée que les occurrences mentales, si elles existent, ne produisent aucun effet.]

(2) Tous les effets physiques sont entièrement causés par des événements physiques qui se sont produits antérieurement.

[On admet cette prémisse sur la base du principe de complétude de la physique, un principe méthodologique qui soutient que tout événement physique a une cause physique.]

(3) Les effets physiques des causes conscientes ne sont pas systématiquement surdéterminés par des causes distinctes.

[Supposons que je me déplace pour chercher une bière dans mon frigo. Ce déplacement a deux causes suffisantes possibles : mon désir qui est une cause mentale, mais également des excitations cérébrales et neurales, qui sont des causes physiques. Si ces deux causes agissent conjointement, alors mon déplacement est systématiquement surdéterminé ce qui paraît problématique : le même mouvement pourrait se produire en l’absence de la cause mentale ou en l’absence de la cause physique. L’étrangeté de ce fait conduit au rejet, par la plupart des philosophes,  de la surdétermination systématique.]

\ Les occurrences mentales de la conscience doivent être identiques à des occurrences physiques.

Le physicalisme de cette conclusion est un physicalisme minimal (p. 21) : il n’y a qu’une seule sorte de substance ou d’objets, mais  il est possible qu’il existe divers types de propriétés. Autrement dit, si tous les objets sont constitués d’entités physiques, le physicalisme peut toutefois prendre plusieurs formes :

     une forme réductionniste selon laquelle les propriétés mentales sont des propriétés physiques. On parlera d’identité des types : les croyances, les désirs ou les sensations sont des types de propriétés physiques, par ex. la douleur une excitation des fibres-C.

     une forme non réductionniste selon laquelle les propriétés mentales sont des propriétés d’objets physiques, mais ne sont pas des propriétés physiques (ce sont des propriétés fonctionnelles, émergentes, etc.) On parle d’identité des occurrences. Cette thèse va de pair avec le rejet de la généralité de la physique : il y a place pour des sciences autonomes et la physique ne peut pas tout expliquer, même en principe (p. 22-25).

Adopter le physicalisme ne supprime donc pas le problème de la causalité mentale : il réapparaît d’une façon nouvelle : en quoi les propriétés mentales ont-elles une efficace causale ? La difficulté prend d’abord la forme d’un conflit entre des explications. Comment concilier l’explication pratique ordinaire (celle qui fait appel aux croyances et aux désirs) et l’explication physique (celle qui fait appel à des événements physiques et qu’on trouve, par ex., en neurosciences) ? Les explications sont en conflit parce qu’elles semblent faire appel à deux causes suffisantes pour le même événement.

Certains nient qu’il y a un problème en rejetant l’existence objective de la causalité. La thèse du réalisme pratique (p. 25) admet l’existence conjointe de plusieurs explications causales, en niant l’existence d’un conflit. Selon cette thèse,  « a cause b » signifie « a possède une pertinence explicative ». Dès lors, s’il y a plusieurs explications, il y a plusieurs relations causales. Cela permet de préserver à la fois l’explication mentale et l’explication physique. Mais ce pluralisme explicatif ne paraît pas résoudre le problème. Dans ce cadre, on explique la causalité par l‘explication. Or, pour FL, la causalité est une relation objective : c’est l’explication qui est rendue vraie par la relation causale et cette dernière a priorité sur l’explication. C’est pour cela qu’il rejette également ceux qui seraient tentés de suivre Russell (p. 31) en niant l’existence objective de la causalité et en lui substituant les concepts de fonction et de loi d’association, la causalité ne subsistant plus alors que comme un concept pratique d’origine anthropocentrique permettant l’intervention humaine sur la réalité. Pour FL, il y a bien un conflit, au moins apparent, entre explication mentale et explication physique.

La relation causale ne peut toutefois pas être expliquée par l’analyse contrefactuelle de la causalité (p. 37). Selon cette thèse, « a cause b » signifie que si a ne s’était pas produit, b ne se serait pas produit. Mais la théorie contrefactuelle n’explique pas en quoi il y a causalité et n’exclut pas l’épiphénoménisme : si a et b sont le produit d’une cause commune, le contrefactuel reste vrai sans qu’il y ait de causalité objective. FL admet que, si les analyses contrefactuelles n’expliquent pas la causalité, elles permettent d’indiquer parfois l’existence de la causalité. L’analyse contrefactuelle est un premier pas qui doit nous conduire à l’analyse de la causalité comme production  (p. 46). En effet, pour FL, une cause est productrice, contrairement à ce que dit la tradition humienne. C’est lorsqu’on adopte  une conception robuste de la causalité, qu’on est confronté au problème de la causalité mentale. Il s’agit d’expliquer comment les propriétés mentales (les désirs et les croyances), dotées d’intentionnalité ou conscientes, peuvent produire des effets, physiques ou mentaux, si les effets qu’elles sont censées produire sont également produits par des propriétés physiques.

Dans le deuxième chapitre, FL peut alors présenter le problème dans le cadre physicaliste, à partir des quatre propositions bien connues (p. 62) :

(1) Les causes mentales ont des effets physiques (principe de pertinence)

(2) Les propriétés mentales ne sont pas des propriétés physiques (principe de distinction)

(3) Chaque événement physique a une cause physique suffisante (principe de clôture causale du domaine physique)

(4) Il n’existe pas de cas régulier de surdétermination causale des événements physiques.

La difficulté est qu’il paraît impossible d’admettre conjointement ces quatre propositions qui, prises à part, semblent pourtant vraies. Il existe plusieurs solutions traditionnelles. Toutes rejettent l’une ou l’autre de ces propositions : on peut exclure le mental  en niant son pouvoir causal (l’épiphénoménisme) ou en niant son existence (l’éliminativisme) ; on peut nier la distinction (c’est la théorie de l’identité) ; on peut rejeter la clôture causale (c’est le dualisme des propriétés).

Or le livre de FL montre que, si l’on adopte l’ontologie des propriétés qui convient, on peut admettre ces quatre propositions simultanément. C’est la thèse qu’il défendra dans le chapitre 7. Selon FL,  les options réductionnistes et non réductionnistes partagent un présupposé ontologique commun : la thèse selon laquelle les propriétés sont des universaux. Dans cette perspective, il n’y a que deux options. La première est l’identité des types. Les propriétés mentales sont des propriétés physiques : les universaux (ou types) mentaux sont identiques aux universaux (ou types) physiques. La seconde est l’identité des occurrences. Les objets sont physiques, mais ils ont deux types de propriétés irréductibles l’un à l’autre : il y a des universaux mentaux et des universaux physiques, autrement dit des types mentaux et des types physiques prédiqués d’objets physiques. Pour FL, il faut rejeter l’existence des universaux et considérer les propriétés comme des particuliers. La suite de l’ouvrage cherche à montrer la pertinence de cette thèse en philosophie de l’esprit et à éliminer ses concurrentes.

Chapitre 3

Dans le chapitre 3, consacré aux propriétés et à la causalité,  FL présente sa théorie de la causalité, sa théorie des événements et sa théorie des propriétés particulières, ou tropes, qu’il défend contre les théories concurrentes.

FL défend l’existence de la causalité comme production. Il rejette les différentes théories nomiques de la causalité pour lesquelles la relation causale suppose l’existence d’une loi, par exemple la théorie de D. Armstrong (p. 72) selon laquelle, si mon ballon a cassé la vitre, il doit y avoir une loi, reliant des propriétés du ballon et de la vitre, qui explique le bris. Selon cette théorie, si l’existence de la loi explique la causalité, la loi est néanmoins contingente. Dans un autre monde possible, les mêmes propriétés pourraient avoir d’autres effets, puisqu’elles seraient reliées par d’autres lois. FL rejette l’idée que les pouvoirs causaux des propriétés leur seraient conférés par des lois. Au contraire, les lois dépendent des propriétés : c’est parce que les propriétés ont ces pouvoirs que ces lois existent et non pas parce qu’il existe telle ou telle loi que telle propriété a tel pouvoir. Autrement dit, FL défend l’existence de dispositions et d’essence des propriétés : une propriété se caractérise essentiellement par ce qu’elle fait, par ses pouvoirs.  

Le vérifacteur de « a cause b » est un événement a qui produit un autre événement b. Selon FL, qui suit Jaegwon Kim, un événement est une instance de propriété par un objet à un temps. FL rejette donc la conception davidsonienne des événements comme particuliers pouvant avoir plusieurs propriétés. Davidson soutient que la causalité est une relation entre événement. Selon FL, cela l’empêche d’expliquer la causalité mentale et le conduit à l’épiphénoménisme : la causalité étant une relation entre des propriétés, non entre des événements, on ne comprend pas, si tout a une explication physique, quel rôle causal joue les propriétés de l’événement.

Les propriétés ne sont pas des universaux, mais des particuliers abstraits ou des tropes (p. 87) : elles ne peuvent exister indépendamment de leurs porteurs dont il faut les abstraire pour en prendre connaissance. Deux tropes sont les mêmes parce qu’ils entretiennent une relation de ressemblance primitive (la ressemblance entre deux propriétés est inexplicable). Ici, il importe de bien distinguer le pouvoir de la propriété (qui relève de sa nature) de sa subsomption sous un type (qui provient de sa ressemblance à d’autres propriétés). Expliquer la causalité et expliquer l’appartenance à un type, pour la théorie des tropes, sont deux choses différentes. Par contre, pour une théorie des universaux, le fait qu’une propriété soit d’un certain type explique la ressemblance entre les objets qui l’instancient (ils instancient tous la même propriété) et explique également le fait qu’elle ait ce pouvoir, puisque ce sont des propriétés d’un certain type qui sont reliés par des lois.

Chapitre 4, 5 et 6

Le chapitre 4 examine la relation de survenance. La notion de survenance a notamment été utilisée pour défendre le réalisme non réductionniste, à savoir le dualisme des propriétés. Pour bien comprendre le rôle joué par la notion de survenance, FL présente son usage par la théorie de l’identité des occurrences, qu’il distingue de la théorie de l’identité des types.

On peut défendre le dualisme des prédicats sans défendre le dualisme des propriétés. Le dualisme des prédicats consiste à dire que nous avons besoin de prédicats non physiques pour des raisons épistémologiques. Le dualisme des propriétés consiste à dire que ces prédicats correspondent des propriétés non physiques. On peut rejeter le dualisme des propriétés : c’est la théorie de l’identité des types : les propriétés mentales sont des propriétés physiques (p. 104). Les prédicats sont différents, mais ils font référence à la même propriété. Cette conception rencontre deux difficultés : la réalisabilité multiple (deux individus différents de même espèce ou d’espèce différente peuvent être dans le même état mental sans être dans le même état physique) ; l’asymétrie épistémique (je n’identifie pas ma douleur comme une caractéristique neurophysiologique, mais par l’effet qu’elle me fait).

S’il rejette l’identité des types, FL n’adopte pas, toutefois, le dualisme des propriétés, lié à la théorie de l’identité des occurrences (p. 110). Soutenir l’identité des occurrences suppose de tenir les événements pour des particuliers, qui peuvent posséder deux types de propriétés. Il n’y a pas des événements mentaux et des évènements physiques, mais seulement des événements physiques, qui peuvent posséder deux types de propriétés. Il existe deux théories ontologiques classiques des événements (celle de Davidson et celle de Kim). Si l’on admet une théorie des universaux, qu’est-ce que cela implique pour chacune de ces théories ? Si l’on admet une conception davidsonienne, alors on ne comprend plus la relation entre les propriétés : la distribution des propriétés mentales par rapport aux propriétés physiques paraît aléatoire (p. 114). Si l’on accepte la théorie des événements de Kim, le fait qu’il y ait deux types de propriété semble impliquer l’existence de deux événements (l’instance de la propriété mentale par l’objet à un temps et l’instance de la propriété physique par l’objet au même temps), mais admettre l’identité des événements ou des occurrences revient alors à l’identité des types (l’instance de la propriété mentale est l’instance de la propriété physique).

La relation de survenance est censée permettre de tisser un lien entre propriétés physiques et mentales afin de supprimer le caractère aléatoire de leur relation dans le cadre du physicalisme non réductionniste. Elle est une relation de dépendance du mental sur le physique et une détermination du mental par le physique. Il est possible que les propriétés soient ontologiquement distinctes mais asymétriquement dépendantes : si le mental survient sur le physique, alors il n’y a pas de différence mentale sans différence physique, même s’il peut y avoir une différence physique sans différence mentale — par exemple, un robot doté d’un cerveau de silicium pourrait avoir la croyance ou ressentir la douleur que je ressens grâce à mon cerveau biologique ; c’est la réalisabilité multiple du mental. FL examine diverses versions de survenance (p. 114) : faible (valable dans un monde, en vertu de lois psychophysiques) et forte (valable dans tous les mondes possibles), locale (sur l’individu), globale (sur le monde). De cet examen, il conclut, suivant en cela des conclusions de Kim, que la relation de survenance n’explique pas la covariation ou la dépendance et est compatible avec différents liens entre les propriétés (l’identité, l’émergence, la réalisation, etc.). La survenance n’explique pas pourquoi les propriétés mentales et les propriétés physiques covarient, mais elle permet de décrire précisément certaines caractéristiques de leur rapport. Elle est un puissant instrument de description, mais elle n’est pas une explication : elle doit elle-même être expliquée.

Le chapitre 5 présente la relation de réalisation. La relation de réalisation vise à expliquer la relation de survenance. Elle permet de soutenir à la fois la distinction et la pertinence. La première version historique de cette thèse est fonctionnaliste : les propriétés physiques réalisent les propriétés mentales qui sont des propriétés fonctionnelles. Le problème est de savoir si les propriétés mentales de second ordre, distinctes des propriétés physiques de premier ordre qui les réalisent peuvent être individuées sur la base de leurs propres pouvoirs causaux. Si, comme le soutient FL, la propriété est individuée par son rôle causal et que le rôle causal est rempli par la propriété de premier ordre, alors la thèse de la réalisation n’explique pas la causalité mentale : les pouvoirs causaux des propriétés mentales sont préemptés par leurs réalisateurs physiques.

FL envisage également une autre version, plus récente, de la réalisation, proposée par S. Shoemaker (p. 158). Les pouvoirs causaux des propriétés mentales seraient un sous ensemble des pouvoirs des propriétés physiques. La difficulté ici est qu’on ne voit pas en quoi il est nécessaire d’avoir une propriété mentale : si l’ensemble des pouvoirs de la propriété physique contient déjà les pouvoirs causaux de la propriété mentale avant de la réaliser, on ne voit pas bien en quoi cette réalisation permet de rendre compte de la causalité mentale.

La réalisation ne semble donc pas être un bon moyen de préserver la pertinence des propriétés mentales.

Dans le chapitre 6, FL poursuit son examen critique du physicalisme non réductionniste et examine l’argument de l’exclusion explicative ou argument de la survenance, de J. Kim. Cet argument montre que le physicalisme non réductionniste est condamné à nier tout pouvoir aux propriétés mentales. Admettre la pertinence et la distinction, ainsi que le principe de clôture conduit à l’exclusion causale du mental. On ne peut préserver la distinction et la pertinence conjointement avec la clôture causale du physique et la non surdétermination. Du moins si l’on tient les propriétés pour des universaux.

Chapitre 7

Il en va autrement si les propriétés sont tenues pour des particuliers. Selon FL,  on peut alors admettre conjointement la pertinence et la distinction des propriétés mentales, la complétude causale du domaine physique et la non-surdétermination causale.

Le même trope peut appartenir à plusieurs types. Le même trope qui cause ses effets en vertu de sa nature peut appartenir à des types différents en vertu de ses ressemblances à d’autres tropes. Pour FL, les types ne font pas de différence causale (les types sont des classes de propriétés similaires). Ce sont les tropes qui ont le rôle causal, pas les types auxquels ils appartiennent. Cela explique la réalisabilité multiple : deux tropes dans deux individus peuvent se ressembler sous l’aspect mental et être différent physiquement (p. 210). Le trope, à la fois mental et physique, explique tous les effets qui lui sont associés.

On peut donc bien admettre les quatre principes : la pertinence causale relève du trope. La distinction relève des types auxquels appartient le trope. Il y a bien complétude du monde physique : le trope est un trope physique. Et il n’y a pas de compétition entre des propriétés, puisqu’il n’y a pas de niveaux ou d’ordre de propriétés.

Remarques

On peut poser quelques questions à FL :

— FL dit que les tropes mentaux sont des tropes physiques. Mais, FL niant l’idée que les propriétés aient des aspects (p. 212), on peut se demander pourquoi il semble accorder une priorité aux tropes physiques. Pourquoi ne pas parler de tropes neutres, susceptibles d’être classés de diverses façons ? Après tout c’est en tant qu’ils appartiennent à un type qu’ils sont physiques et en tant qu’ils appartiennent à un autre type qu’ils sont mentaux. Pourquoi ne pas défendre une forme de monisme neutre ? Sans doute parce que les ressemblances physiques entre tropes sont plus largement étendues que les ressemblances mentales, mais cela est-il suffisant ?

— Une difficulté annexe est de déterminer ce qu’est une propriété mentale. Qu’est-ce qui assure FL de posséder des propriétés mentales : Est-ce l’introspection (FL semble identifier parfois les propriétés mentales par l’effet qu’elles font) ? Est-ce l’explication ? FL semble privilégier l’explication, mais parle à plusieurs reprises de propriétés  conscientes. En gros, cela revient à se demander, d’un point de vue ontologique, quelles sont les ressemblances qui font que le trope est mental ? Par exemple, nos classifications reposent-elles sur des ressemblances phénoménologiques, sur des ressemblances de pouvoirs causaux, etc. ?

On aimerait donc en savoir plus sur ce que sont les propriétés mentales et leurs caractéristiques — sans doute la conscience et l’intentionnalité ­— mais le livre reste presque muet sur ce point. FL aborde l’intentionnalité (p. 119). Il expose la théorie externaliste de l’intentionnalité. Cette dernière défend non pas la survenance locale des états mentaux sur le cerveau, mais la survenance globale des états mentaux sur le monde physique : un état mental a un certain contenu non pas en raison de sa structure interne, mais en raison des relations causales qu’il entretient avec les propriétés et les objets du monde extérieur. Ainsi, sur deux planètes différentes, des états cérébraux identiques pourraient renvoyer à deux choses différentes, en fonction des objets existants et des relations que le cerveau entretient avec ces objets. Hilary Putnam imagine ainsi une Terre jumelle où l’eau n’est pas H2O, mais XYZ, bien qu’elle soit phénoménalement indiscernable de notre eau. Si vous étiez transporté sur cette planète, votre état cérébral serait identique, mais il renverrait désormais à du XYZ et non à de l’eau. FL nie la possibilité qu’une telle propriété extrinsèque ait un pouvoir causal, mais il ne nous en dit pas beaucoup plus sur sa façon de concevoir l’intentionnalité.

La thèse de FL serait sans doute plus claire s’il répondait également à ces questions  à propos de la conscience et de l’intentionnalité : quel rapport entre la description physique du trope et sa description mentale : en quoi une excitation neuronale peut-elle faire l’effet de la douleur et en quoi un trope qui est une douleur est-il aussi une excitation neuronale ? Comment les tropes permettent-ils d’expliquer l’intentionnalité et la conscience ? Quels sont les rapports entre conscience et intentionnalité ?

On ne peut reprocher à FL de n’avoir pas répondu à ces questions. Son livre trace les contours d’un programme de recherche métaphysique pour les traiter. On attend donc avec impatience ses prochains travaux.