Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Folio/Essais, 2013, lu par Nicolas Novion


Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

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Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Folio/Essais, 2013. 

L’ouvrage est la réédition au format de poche d’un classique de la philosophie sociale et politique contemporaine, paru en 1992 et initialement traduit en français aux éditions du Cerf. Axel Honneth entend mettre au jour « les fondements d’une théorie sociale à teneur normative » en prenant appui sur le modèle hégélien d’une « lutte pour la reconnaissance ».

D’une part, l’ouvrage met en évidence la logique morale des conflits sociaux ; il esquisse, d’autre part, dans une perspective normative, les conditions sociales de l’intégrité personnelle. Honneth entreprend tout à la fois d’expliquer la dynamique sociale et de bâtir un modèle en mesure d’évaluer le degré de reconnaissance qu’une société donnée rend (et devrait rendre) possible. 

            Dans la première partie de l’ouvrage, Honneth examine quelques textes hégéliens de la période d’Iéna afin d’y chercher une formulation initiale de la « lutte pour la reconnaissance ». Dans la deuxième partie, il réactualise la pensée hégélienne en la confrontant à la psychologie sociale moderne (G. H. Mead et Winnicott). Il est ainsi conduit à repérer trois types de reconnaissance intersubjective : l’amour, le droit et la solidarité, qui forment la structure des relations de reconnaissance sociale. La troisième partie de l’ouvrage s’attache alors à tirer les conséquences de cette réactualisation : du côté de la compréhension de l’histoire des conflits sociaux d’abord, du côté de la définition de que pourrait être une vie bonne ou une vie éthique ensuite.

            Dans la première partie, Axel Honneth expose sa dette à l’égard de « L’idée première de Hegel ». Il y entreprend une lecture patiente et exigeante de trois textes de Hegel de la période d’Iéna : l’article Sur les manières de traiter scientifiquement du droit naturel de 1802, le Système de la vie éthique de1803-1804, et la Realphilosophie de 1805. Honneth souligne la nouveauté de l’approche hégélienne : au lieu de penser la société comme un champ de lutte pour l’existence (le fameux état de nature) que l’Etat viendrait pacifier, Hegel envisage la réalité sociale comme le lieu d’une confrontation morale ayant pour finalité la reconnaissance mutuelle des individus. Si la philosophie sociale moderne est née, chez Machiavel et Hobbes, d’une ontologie sociale supposant que les individus entretiennent des relations de rivalité et d’hostilité, elle n’a pas été en mesure de saisir ces relations autrement que sous l’aspect d’une lutte pour la conservation de leur identité physique. La lecture des textes du jeune Hegel permet d’envisager pour la première fois les conflits sociaux d’un point de vue moral : il s’agit pour chacun, dans la lutte engagée, de se savoir reconnu par tous, ou plus trivialement d’exister aux yeux des autres. D’abord, la reconnaissance est affective et restreinte au cercle familial : l’individu, par l’amour qu’il reçoit, voit ses besoins concrets reconnus. Ensuite, la reconnaissance est juridique : la personne se voit dotée de droits et se trouve ainsi reconnue par la société civile. Enfin, l’Etat reconnaît la personne et celle-ci prend place dans les liens de solidarité qui constituent la vie éthique. L’amour, le droit et l’« éthicité » dessinent les étapes par lesquelles chacun se trouve reconnu comme une personne autonome et singulière.

            Une fois ces trois modes de reconnaissance dégagés, Honneth peut formuler deux thèses. Premièrement, le sujet de l’action n’existe qu’à condition d’être reconnu : il n’est pas de sujet moral ou pratique dont la valeur n’ait d’abord été confirmée par les autres. Deuxièmement, la nécessité d’être reconnu prend sa source dans l’expérience du mépris [Miβachtung], c’est-à-dire dans l’expérience fondatrice d’un manque de reconnaissance. Le mobile de la lutte morale et de la dynamique conflictuelle des sociétés se trouve ainsi explicité.

            La deuxième partie de l’ouvrage consiste en une « Réactualisation systématique » de la pensée hégélienne. Elle conduit Honneth à expliciter la structure des relations de reconnaissance en différenciant « les formes d’intégration sociale selon qu’elles reposent sur des liens affectifs, sur la reconnaissance de droits ou sur l’adhésion à des valeurs communes » (p. 161).

            Le premier mode de reconnaissance mutuelle est la relation d’amour, par laquelle l’individu parvient à la « confiance en soi », c’est-à-dire à une certaine sécurité émotionnelle. Axel Honneth s’appuie sur l’œuvre du psychanalyste anglais Donald Winnicott, qui montre par quelles étapes l’enfant accède à un équilibre satisfaisant entre la symbiose avec la mère (qui permet la sécurité) et l’affirmation de soi (qui permet l’autonomie). Au terme de ce processus, l’individu acquiert la « capacité à être seul », condition nécessaire de toute créativité, que celle-ci soit enfantine ou adulte. Les affects et les besoins de l’individu se voient alors reconnus, non seulement au sens où il lui devient possible de les éprouver légitimement, mais également en ceci qu’il peut les faire connaître aux autres en toute tranquillité. Honneth clôt ce premier moment en soulignant qu’il ne sépare pas abstraitement la reconnaissance « privée » que rend possible l’amour et la reconnaissance « publique » dont il va être question. Il précise qu’un individu ne saurait participer à la vie publique de façon autonome sans la confiance en soi minimale que le lien d’amour a pu élaborer.

            Le deuxième mode de reconnaissance mutuelle est la relation juridique, par laquelle l’individu se voit reconnu comme une personne dotée de droits. Le respect de soi est l’effet subjectif de cette reconnaissance, la responsabilité morale de l’individu se trouve alors reconnue. Les droits reconnaissent en effet à l’individu « la capacité de se prononcer d’une manière rationnelle et autonome sur les questions morales » (p. 194).

            L’estime sociale désigne le troisième mode de reconnaissance. Ce qui est estimé (et donc reconnu), ce sont les capacités et les qualités singulières des individus. Être estimé, cela ne revient pas à être reconnu juridiquement. La reconnaissance juridique porte sur une qualité universellement partagée (la capacité morale) ; de façon toute différente, « Une personne ne peut se juger « estimable » que si elle se sent reconnue dans des prestations qui ne pourraient être aussi bien assurées par d’autres » (p. 213). L’individu acquiert le sentiment de sa propre valeur grâce à la sympathie sociale (ou solidarité) qui lui est manifestée.

            La fin de la deuxième partie de l’ouvrage met en relation chaque type de reconnaissance sociale avec une expérience du mépris. D’abord, la violence physique nie la capacité du sujet à disposer librement de son propre corps ; ensuite, le déni du droit refuse au sujet la responsabilité morale qui est accordée aux autres ; enfin, le dénigrement refuse à l’individu l’approbation sociale du mode de vie qui est le sien. Le langage courant évoquera avec justesse une « mort psychique » dans le premier cas, une « mort sociale » dans le deuxième, et une « blessure » ou une « mortification » dans le troisième, soulignant métaphoriquement que les différentes formes de mépris sont autant d’atteintes à la santé psychique de l’individu, c’est-à-dire à son intégrité. La colère et la honte sociale qui peuvent découler de ces expériences du mépris constituent pour Honneth le moteur principal de la lutte pour la reconnaissance.

            Quelques « Perspectives de philosophie sociale » sont ébauchées dans la troisième partie. Axel Honneth entend démontrer que la lutte pour la reconnaissance est bien la force morale qui rend compte du développement et du progrès des sociétés.

            D’abord, il vérifie son idée centrale en proposant une lecture des philosophies sociales de Marx, Sorel et Sartre : tous trois comprennent la lutte sociale comme une lutte pour la reconnaissance, mais réduisent cette reconnaissance morale à un seul de ses aspects. La tripartition des formes de reconnaissance proposée par l’auteur permet de rendre justice à ces théoriciens tout en soulignant leur partialité.

            Ensuite, la thèse selon laquelle les luttes sociales sont d’abord des luttes morales est confrontée aux données historiques. Il s’agit d’établir historiquement le rapport entre mépris moral et lutte sociale, et de suggérer un modèle permettant de distinguer, dans les luttes historiques, les motifs progressistes et les motifs réactionnaires.

            Enfin, cette dernière perspective conduit l’auteur à proposer une ébauche de ce que pourrait être une vie bonne, prenant en compte les conditions intersubjectives de l’intégrité personnelle. Il soutient que la solidarité post-traditionnelle ne parvient pas à définir positivement les valeurs qui sont les siennes. Le « lieu du particulier », c’est-à-dire de l’estime accordée aux qualités et aux capacités singulières des individus, peine à être dégagé. L’ouvrage se clôt au seuil des luttes sociales, en précisant que seules ces dernières - et non la philosophie - sont en mesure de caractériser positivement ce « lieu du particulier » qui est aussi, pour reprendre l’expression de Hegel, le lieu de la « vie éthique ».

            La lutte pour la reconnaissance est un ouvrage dense, parcouru par une tension interne qui en rend la lecture particulièrement stimulante. D’abord, l’ouvrage s’efforce d’éprouver une thèse hégélienne hautement spéculative en mobilisant les sciences de l’homme, et notamment la psychologie sociale. La démarche spéculative se trouve confrontée aux résultats empiriques fournis par certaines sciences humaines, qui l’éclairent en retour. Ensuite, la tension essentielle de l’ouvrage tient peut-être à son approche conjointement explicative et normative : le cadre descriptif élaboré par l’auteur vise à rendre raison des luttes sociales, de leur sens et de leur histoire ; le cadre normatif qu’il suggère entend évaluer les sociétés en fonction du degré et des formes de reconnaissance qu’elles rendent possible, justifier certaines luttes sociales et proposer quelques outils théoriques susceptibles d’éclairer les luttes à venir. Ouvrage d’une belle rigueur théorique (que son traducteur Pierre Rusch a bien su retranscrire), La lutte pour la reconnaissance parvient à fixer le cadre explicatif et normatif d’une théorie sociale exigeante, inscrite dans une histoire originale de la philosophie politique, attentive aux sciences de l’homme comme aux luttes sociales de son temps.

 

Nicolas Novion