Pierre Crétois, Le renversement de l'individualisme possessif, de Hobbes à l'État social, Garnier, 2015, lu par Anna Faivre
Par Cyril Morana le 21 février 2016, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
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Pierre Crétois, Le renversement de l'individualisme possessif, éditions Garnier, janvier 2015
Balayer l'histoire de la philosophie politique moderne à travers le prisme de la notion de propriété, telle est l'entreprise de Pierre Crétois dans cet ouvrage. Il entend montrer en quoi elle cristallise certaines valeurs, reflète des visions de l'homme, et constitue un levier conceptuel et juridique considérable dans l'évolution des États modernes.
Pour ce faire, il convoquera dans un premier temps les apports de l'absolutisme de Hobbes, qui entend encadrer la propriété. Puis il lui confrontera le libéralisme de Locke, considérant celle-ci comme un droit naturel issu du travail. Et il montrera enfin que seul le républicanisme de Rousseau permet de prévenir les dérives morales et sociales engendrées par l'instauration de la propriété privée.
L'un des intérêts principaux de cet ouvrage est de faire dialoguer non seulement des grands courants de la tradition philosophique, mais également des courants politiques historiques tels que la physiocratie et le solidarisme.
L'oeuvre soulève des questions majeures: que peut-on posséder? Jusqu'où doit-on autoriser l'accumulation des biens? Quand devient-elle dommageable aux autres citoyens?
Le droit de propriété est tout sauf une question isolée lorsqu'il s'agit d'évoquer la finalité de l'État et partant, la forme qu'il doit revêtir. On se souvient du second discours de Rousseau et de ses mises en garde véhémentes contre la propriété privée, perçue comme la source des inégalités, des dominations indues et de l'asservissement.
À cet égard, Pierre Crétois ajoutera aux considérations anthropologiques de Rousseau une approche juridique et historique. En évoquant des pensées qui ont quasiment toutes en commun- à l'exception de la physiocratie- de proposer une genèse de l'État sur fond de contrat et de comparer un hypothétique état de nature avec le fonctionnement de l'état civil, Pierre Crétois engage la question de la légitimité du droit de propriété: est-il fondé en nature ou lié à la naissance des États?
De deux choses l'une, soit l'État est au fondement de la propriété, de sorte qu'il l'encadre et la définit. Telle est l'approche de Hobbes. Soit il s'agit d'un droit naturel, de sorte que l'État n'en est que le protecteur, sans pouvoir prétendre la limiter. Et il s'agit alors de l'approche libérale.
Le concept d'individualisme possessif, apport controversé mais incontournable de l'ouvrage de C.B. Macpherson, permet à Pierre Crétois de confronter ces deux orientations. Cette thèse postule que «l'individu est naturellement propriétaire de lui-même et [que] l'État a pour fonction de garantir cette propriété» (Le renversement de l'individualisme possessif, p. 16).
Elle donne ainsi naissance à une conception libérale et minimale de l'État, devant jouer avant tout un rôle sécuritaire, autrement dit protéger les biens des individus, sans empiéter sur leurs libertés.
Comme le souligne ensuite Crétois, cette autonomisation de la propriété peut être considérée comme vertueuse si l'on conçoit une harmonie naturelle entre les hommes et une rationalité propre des échanges. Seulement, la raison peut-elle à elle seule diriger les hommes dans leurs choix? Une telle harmonie naturelle, régulant le droit de propriété, est-elle plausible, ou un encadrement juridique est-il nécessaire à cet équilibre?
Cette question est d'autant plus capitale que les prolongements économiques du droit de propriété absolu laissent apparaître des problématiques actuelles. Laisser libre cours à l'accumulation sans limite des biens, dans une économie financière, c'est devoir répondre à la question des inégalités.
Historiquement, à partir du XVIIe siècle jusqu'au XIXe siècle, c'est l'individualisme possessif qui l'a emporté dans les décisions politiques. Le droit de propriété s'est vu ériger en droit absolu, à travers des textes fondateurs : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 entérine le droit à la propriété individuelle -ce que ne manquera pas de dénoncer Karl Marx par la suite, y voyant la défense des intérêts de la bourgeoisie. Par la suite, en 1804, le droit de propriété entre dans le Code civil: «la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue.» (article 544).
Plus concrètement, les territoires agricoles ont vu disparaître progressivement le statut des communs, fondé sur la coutume et favorisé par le droit féodal, au profit des clôtures.
Si certains tenants du libéralisme, tels qu'Adam Smith, sont persuadés que l'économie se régulera d'elle-même, en vertu du principe de la main invisible, Pierre Crétois ne manque pas de montrer une dérive morale de ce modèle de société. La vertu civique s'estompe derrière des passions telles que l'amour-propre, le désir du luxe ou l'esprit de distinction. Or, la rivalité et l'accaparement des denrées contredisent l'idée de retombées bénéfiques de la richesse des uns sur la situation des autres.
L'auteur montre bien l'ambiguité du discours libéral qui a imprégné la modernité politique : de la liberté individuelle, synonyme de propriété de soi, à la liberté d'acquérir, d'être maître de ses biens, il n'y a qu'un pas. Pourtant, est-ce vraiment un droit inaliénable ? Est-il vraiment constitutif de l'humanité et source de progrès politique ?
Face à ces problèmes, P. Crétois mobilise un modèle républicain et solidaire d'État, peut-être plus à même de prévenir ces dérives du droit de propriété (sections III et IV de l'ouvrage).
Aux yeux de Rousseau qu'il convoque, une construction politique achevée ne peut s'accommoder des inégalités sociales qui sont une entrave à l'esprit de corps. Sa conception de l'État, ainsi que celle des solidaristes, est celle d'un contrat où l'individu se dépossède de ses prérogatives naturelles pour acquérir des libertés civiles. Les solidaristes et les républicains souhaitent abolir les rapports de domination économique.
L'approche de Rousseau est avant tout morale et politique. Il s'agit de réhabiliter la notion d'intérêt collectif. Rousseau déplore que la propriété nous éloigne de valeurs fondamentales -la vertu civique, l'altruisme moral, le sens de l'intérêt commun- pour nous attacher aux biens matériels et à l'esprit de distinction.
L'approche solidariste, elle, est davantage pragmatique et redistributive. Il s'agit de réguler le droit de propriété, notamment à l'aide de taxes somptuaires, et de rappeler aux grands propriétaires leur dette envers la société.
En somme, pour Pierre Crétois, renverser l'individualisme possessif, c'est montrer que la propriété n'est pas seulement ce que l'on nommerait un droit-liberté (claim right) et qu'elle s'accompagne d'une obligation vis à vis de la société.
Anna Faivre