8H55. Mon réveil sonna plus tard que d’habitude. J’étais content car au lieu d’aller à l’école, j’allais aujourd’hui avec la classe au musée. Pour moi, cette sortie était un cadeau venu du ciel. Louper ne serait-ce qu’une heure de cours était pour moi une immense joie. Il faut le dire, avec l’École, nous ne vivions pas le grand amour. Même si le musée n’était pas une grande source d’amusement, je pouvais au moins m’échapper pendant une demi-journée du lycée.
Le rendez-vous était fixé devant le parvis de l’établissement. Les copains m’y attendaient déjà. Une fois le rassemblement terminé, nous montâmes dans le bus. Pendant le trajet, le professeur de français nous rappela le but de la visite. Nous devions, de retour en classe, travailler sur les peintures réalistes. Cette étude m’enchantait déjà…
Une fois arrivée au musée, la classe s’était scindée en plusieurs groupes. Je m’étais retrouvé parmi les meilleurs. Ils m’énervaient. Je me sentais très bête à côté d’eux. Soudain, une petite femme est arrivée et s’est présentée. Elle nous expliqua qu’elle était une conférencière du musée et qu’elle allait nous faire la visite de l’exposition consacrée aux peintres réalistes. Ce n’était pas l’image que je m’étais fait d’un guide qui passait ses journées entières à expliquer le résultat de mélanges de couleurs sur une toile. Cette dernière, était très élégante, nous parlait avec des gestes très minutieux et ordonnés. En la regardant, je me suis dit que finalement, j’avais bien fait de me lever pour aller au musée.
Notre groupe se dirigea vers l’exposition, devancé par la guide. Je m’étais mis juste derrière elle. Sa voix était douce. Elle me réconfortait parmi ce monde de culture que je ne connaissais pas. Vinrent les tableaux. Tous ces peintres, Courbet, Millet, Breton, Corot, Fantin- Latour qui représentaient la réalité telle qu’elle était. Ils privilégiaient les classes ouvrières, les petits métiers dont ils faisaient des grands, la vie quotidienne. Nous avions commencé par Un enterrement à Ornans de Gustave Courbet. Je ne comprenais pas la contemplation et l'émerveillement des visiteurs. Pour moi, il n’y en avait pas, c’était un enterrement.
Les tableaux s’enchaînaient. J’avais du mal à suivre. Je ne comprenais pas la signification des couleurs, des perspectives, de l’ombre et de la lumière. Je ne comprenais pas le sens des tableaux, jusqu’à la toile suivante…
Trois femmes, un travail. La conférencière nous a demandé le titre de l’œuvre qui était apparemment très connue. Tout le monde avait le bras levé sauf moi. « Des glaneuses », a répondu une fille à la guide. C’était exact. Une huile sur toile de Millet, peinte en 1857. Une question trotta dans ma tête. Qui étaient les glaneuses ? J’avais posé cette interrogation discrètement à la guide. Elle m’a souri. Les glaneuses étaient en fait de très pauvres femmes qui, pour vivre, ramassaient les épis oubliés après la moisson. " Un travail forcé, dur et fatigant, avait conclu la conférencière". J’étais très étonné. Elle avait commencé son explication, sans savoir qu’à la première vue de ce tableau, je fus traversé par une intense émotion. Après tout, n’était-ce pas le but des tableaux ? Tous les élèves prenaient des notes, sauf moi, toujours moi. Mon esprit réfléchissait, bourdonnait. Mon corps entier éprouvait de la pitié pour ces femmes. Accomplir ce maudit travail pour quelques épis de blé,alors que, sans travailler, je pouvais au moins toucher le RSA ou demander de l’aide auprès d’associations. Il fallait donc discerner l’emploi dans le travail et le travail tout court. Celui où l’on ne gagne rien ou illégalement. C’était des vastes notions que je me remémorais du programme de sciences sociales. Comme quoi l’École sert dans la vie. Et elle sert aussi pour l’avenir. J’étais persuadé que, maintenant, grâce à cette institution, notre vie serait meilleure. En effet, si je pouvais quand même toucher un peu d’argent, cela ne me suffisait pas pour avoir une vie décente. Toujours plus. Les glaneuses, elles , ne demandaient rien. Elles ramassaient les épis de blé, nécessaires à leur existence. Elles ne pouvaient rien faire de plus. Elles étaient issues des classes paysannes et n’évoluaient pas dans un autre monde. Elles s’en contentaient. J’éprouvais de la pitié pour ces grandes dames. J’ai eu envie de les aider, de ramasser avec elles ces restes. Toucher la vie, l’espoir… Mais j’avais ressenti surtout le travail. Un mal de dos, des mains abîmées, une peau brûlée, voilà ce qu’il m’aurait fait. C’était un simple assassin. Je pouvais choisir, elles n’avaient pas choisi. La guide ne me parlait plus, mes yeux parlaient pour elle.
Trois gestes, elles faisaient trois gestes. Une répétition, une obsession. Se baisser, ramasser, se relever. C’était leur travail, une infinité de trois mouvements. Comme j’aurais voulu les accompagner dans cette besogne, l’effectuer, prendre cette tâche ingrate pour les soulager, les récompenser. Mais ce n’était qu’un tableau. Certes,mais pour moi, un tableau vivant. Au dernier plan de ce dernier, se trouvaient des moissonneurs. Un travail rémunéré cette fois-ci, fait dans la joie et dans le bonheur. Le bonheur au travail, était-il possible pour les glaneuses ? La lumière blanche du fond du tableau contrastait avec l'obscurité du premier plan. Les femmes dans l'ombre. Ce pénible travail s'accentuait donc. Les champs de blé dorés, fraîchement coupés; la terre assombrie par la silhouette des glaneuses. Cette ligne entre la peine et la joie du monde paysan m'exaspérait. C'était un supplice, le tableau fut un supplice. J'avais changé, le tableau m'avait changé.
La visite était terminée. Le professeur qui passait de groupe en groupe m'a réveillé. Réveillé d'un rêve ou d'un cauchemar, je ne sais pas. J'étais tout seul. Les élèves étaient partis. Elle, moi, les trois femmes. Elle m'avait dit que ce n'était pas en étant perdu dans mes pensées, que le travail allait se réaliser. Je crois qu'elle se trompait...