I. La tête dans la Lune
Nouveau Modèle (1953) :
La nouvelle met en scène des soldats terriens, russes et américains, aux prises avec des machines intelligentes surnommées les Griffes. Programmées pour tuer, elles évoluent et s'améliorent sans cesse. La base de la Lune reste l'endroit sacré qui envoie des troupes les combattre. Le récit a été adapté au cinéma en 1995 par Christian DUGUAY, sous le titre Planète hurlante. Le texte et le film s'attachent à dépeindre l'ambiance de méfiance qui abat les soldats aussi sûrement que les balles.
Extrait :
Les gouvernements du Bloc américain allèrent s'installer sur la Base lunaire dès la première année ; il n'y avait pas d'autre solution. L'Europe n'était plus qu'un vaste champ de scories, de cendres et d'ossements où poussaient quelques herbes sombres. La quasi-totalité de l’Amérique du Nord était dévastée ; rien ne pouvait s'y planter, nul ne pouvait y vivre. Quelques millions d'hommes et de femmes se réfugièrent au Canada et en Amérique du Sud. Mais la deuxième année, les parachutistes soviétiques commencèrent à atterrir, d'abord en petit nombre, puis bientôt en masse. Ils étaient pourvus d'équipements antiradiations qui, pour la première fois, s'avéraient réellement efficaces. La capacité de production américaine – ou ce qu'il en restait – fut transférée à la Base lunaire en même temps que les gouvernements.
Ed. Gallimard, Folio Science-fiction.
II. Univers lointains – En avant, Mars !
Souvenirs à vendre (1966) raconte l'histoire de Douglas Quail, « un minable petit salarié » qui rêve continuellement de la planète Mars. A cette époque, on peut s'offrir des souvenirs auprès de la société MémoiRe S.A., même si « ça coûte presque autant que d'y aller pour de vrai ». Le héros veut donc changer son quotidien, il cherche un moyen d'évasion, il souhaite être (avoir été?) quelqu'un d'autre. Le récit questionne davantage la réalité psychologique que la technique scientifique. Lorsque les choses tournent mal et que Quail se retrouve aux prises avec les autorités, on l'informe : « Tout ce que vous pensez pourra être retenu contre vous ».
Extrait :
« Mr Quail reprit patiemment McClane. Comme vous nous l'avez expliqué dans votre lettre, vous n'avez pas la moindre chance d'aller un jour sur Mars ; vous n'en avez pas les moyens et , beaucoup plus important, vous ne présentez pas les qualités requises pour être agent secret chez Interplan ou ailleurs. Ce que nous vous proposons est donc la seule manière de réaliser... hum, le rêve de votre vie. Est-ce que je me trompe? Non, vous ne pouvez ni être agent secret ni vous rendre pour de vrai sur Mars. » Il gloussa. « Mais vous pouvez l'avoir été et y être allé. Nous nous en chargerons. Et notre tarif est raisonnable, sans mauvaises surprises. »
Ed. Gallimard, Folio Science-fiction.
L'histoire a été adaptée au cinéma par Paul VERHOEVEN dans Total Recall en 1990 (interdit aux moins de 12 ans) puis par Len WISEMAN dans Total Recall, Mémoires programmées en 2012. Le scénario de la version récente est en partie le fruit du travail de Dan O'BANNON (1946-2009) et Ronald SHUSETT qui avaient déjà écrit ensemble celui de Alien de Ridley SCOTT. Ce même O'BANNON s'était associé au dessinateur MOEBIUS (Jean GIRAUD) pour créer la bande dessinée The Long Tomorrow. Cette courte histoire contenait en germe les grandes lignes du film Blade Runner (1982), de Ridley SCOTT également.
III. A tous les temps
a. Un futur imparfait
Rapport minoritaire (1956) :
John Anderton est le vieillissant mais efficace fondateur et directeur du département Précrime, une branche de la police qui permet aux agents de prévoir les crimes, d'arrêter les futurs criminels avant qu'ils ne passent à l'acte. Lorsque le récit commence, Anderton craint d'être remplacé par le jeune et ambitieux Witwer. Les trois Précogs, ces mutants capables de voir l'avenir, sont reliés à des machines qui transmettent ensuite les informations sur les victimes et les coupables. En découvrant qu'il sera meurtrier de Leopold Kaplan, dont il n'a jamais entendu parler, Anderton fuit et mène sa propre enquête persuadé d'avoir été pris au piège. Il soupçonne même ses proches.
Extrait :
« … L'unanimité des trois précogs est un phénomène espéré mais rarement constaté […]. Le plus souvent, on obtient un rapport majoritaire de la part de deux précogs, plus un rapport minoritaire comportant de légère variantes, le plus souvent en matière de date et de lieu, issu du troisième mutant. Cela s'explique par la théorie des futurs multiples. S'il n'existait qu'un seul sillon spatio-temporel, les informations précognitives n’auraient aucune valeur puisque, même en possédant ces données, il serait impossible de changer l'avenir […].
Ed. Gallimard, Folio Science-fiction.
L'auteur nous demande si l'on est vraiment coupable avant d'avoir tué. Y a-t-il des erreurs judiciaires possibles ?
L'adaptation au cinéma réalisée par Steven SPIELBERG, Minority Report, en 2002 a été très remarquée à l'époque. En effet, l'équipe s'est renseignée sur diverses technologies en cours de développement afin de donner un aspect vraisemblable au futur représenté dans le film. Citons pare exemple les publicités personnalisées reposant sur la reconnaissance de l’œil des individus.
b. L'irréel du passé
Le maître du Haut château (1962) est un roman difficile car il demande de solides connaissances en Histoire pour être apprécié à sa juste valeur. Dans ce récit, il est question du Reich (l'Allemagne nazie) autant que de voyages sur la Lune et Mars accomplis au moyen de fusées interplanétaires. Nous sommes donc dans une réalité alternative, une uchronie (voir SCIENCE ET FICTION (3/5 : À tous les temps, b. L'irréel du passé) ou plutôt un cauchemar. Le cours de l'Histoire telle que nous la connaissons s'est modifié lors d'un point de divergence : le président américain Franklin ROOSEVELT a été assassiné en 1933, à partir de ce moment, les choses se passent différemment. Ce sont les Allemands qui ont gagné la Seconde Guerre Mondiale. Poussant leurs ennemis à la Capitulation en 1947, les vainqueurs se partagent le monde avec les Japonais. Hitler est devenu un vieillard sénile dont le pouvoir devient symbolique mais son idéologie s'est répandue sur le monde.
Extrait :
L'horreur de la chose, c'était que l'Empire allemand actuel avait été pensé par son cerveau. Un parti politique d'abord, une nation ensuite, la moitié du monde plus tard encore. Les nazis en personne avaient diagnostiqué, identifié le mal ; le docteur Morell, le charlatan herboriste qui avait soigné Hitler en lui prescrivant les fameux Cachets Antigaz du Docteur Koerster... c'était bien un spécialiste des maladies vénériennes, à la base. Le monde entier le savait, mais les bredouillis du Chef n'en restaient pas moins sacrés, paroles d’Évangile. Ses vues avaient maintenant infecté une civilisation tout entière, et les folles nazies, ces blondes aveugles quittant la Terre pour les autres planètes, répandaient la contagion telles des spores maléfiques.
Traduction de Michelle Charrier, Ed. J'ai lu.
Les États-Unis eux-mêmes sont partagés entre ceux qui ont gagné. À cette époque, une montre Mickey de 1938 est un trésor inestimable, il n'en reste qu'une "dizaine peut-être" (chapitre 3). Par ailleurs, chacun lit le Yi King, le Livre des Mutations, un livre de sagesse chinois, employé comme oracle, pour connaître son avenir et prendre des décisions. Les personnages principaux représentent les différentes tendances de monde parallèle et leur point commun est un roman : Le Poids de la sauterelle. Sous ce titre énigmatique se cache un récit subversif et controversé qui dépeint un "présent alternatif" (chapitre 7), un monde dans lequel l'Allemagne aurait perdu la Guerre. L'auteur Hawthorne Abendsen, selon la rumeur, vit retranché dans un maison fortifiée qu'il a baptisée "le Haut Château" (chapitre 6). L'idée de ce roman dans le roman est ce qu'on nomme une mise en abyme : l’œuvre se répète à l'intérieur d'elle-même. Nous lisons un livre imaginant une uchronie dans laquelle un livre décrit notre monde aux personnages. Cet effet de miroir donne à chacun l'impression qu'il est réel et que l'autre n'est qu'un reflet.
IV. A l'image de l'homme ?
Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968) Derrière ce titre insolite se cache un récit emblématique. La Terre n'est plus que l'ombre d'elle-même suite à la Dernière Guerre Mondiale. Les retombées radioactives ont détruit les vrais animaux, rendu malades certains humains, qu'on appelle avec mépris les spéciaux. On fabrique, à côté des pistolets laser, des vidéophones, des photos 3D ou des aéromobiles (des voitures volantes). Afin de partager leurs émotions, les gens utilisent la boîte à empathie, comme si une machine devenait obligatoire pour ressentir les choses. Pour permettre que Mars et d'autres planètes soient colonisées, des androïdes organiques de plus en plus perfectionnés sont mis au point.
Extrait :
« Le Nexus-6 avait bel et bien deux billions de constituants, ainsi qu'un choix potentiel entre dix millions de combinaisons d'activité cérébrale. En un fraction de seconde, un androïde ainsi équipé pouvait adopter n'importe laquelle de quatorze réactions de base à sa disposition. Aucun test d'intelligence ne parviendrait à prendre un tel andro au piège. Mais ça faisait des années que les tests d'intelligence n'avaient pas réussi à coincer le moindre andro […] Les androïdes équipés de cette nouvelle unité cérébrale avaient évolué jusqu'à constituer un segment majeur - mais inférieur – de l'humanité »
Traduction de Sébastien Guillot, Ed. Nouveaux Millénaires.
Dans ce monde décadent, Rick Deckard est un chasseur de primes chargé de « retirer » c'est-à-dire tuer les androïdes en liberté. Huit d'entre eux, des Nexus-6, les plus aboutis, des prédateurs solitaires, ont quitté clandestinement la planète Mars et se mêlent aux humains. Pour les détecter, et passer outre les faux souvenirs de leur mémoire synthétique, on a recours au test de Voigt-Kampff qui permet de mesurer la faiblesse de leurs émotions.
Lors d'une visite dans un musée, les personnages principaux se trouvent face au célèbre tableau d'Evdard MUNCH, Le Cri (voir l'article Le Cri). Face à la représentation de cet homme qui pousse un long cri silencieux, les mains collées au visage, Rick se dit : « Je crois que c'est ce qu'un andro doit ressentir ». L'enquête du héros le met face à ses propres contradictions, ses propres faiblesses. On nous fait même douter de son humanité. La question qui semble traverser tout le récit c'est : qu'est-ce qui fait la nature d'un être humain ?
Blade Runner (1982, interdit aux moins de 12 ans) par Ridley SCOTT en est l'adaptation cinématographique acclamée. Le réalisateur et ses scénaristes se sont autorisé des modifications notables : Rick n'est plus un homme marié, les androïdes sont appelés des répliquants. Cependant l'ambiance est préservée : il fait toujours nuit, il pleut souvent, des voitures volantes sillonnent le ciel obscur d'une ville sans fin, et un doute plane sur l'humanité véritable du chasseur de primes.
Conclusion
Philip K. DICK parvient donc à associer les aspects technologiques d'un monde futuriste à des considérations psychologiques et sociales. Son œuvre interroge l'être humain autant dans son avenir que dans son présent.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les récits mêlant science et fiction. Le talent d'un génie comme Léonard de VINCI (1452-1519), visible dans ses dessins de machines volantes, de sous-marins ou d'automates, libère l'imagination. Bon nombre d'histoires font état de savants, de pionniers, d'inventeurs, qui, pour faire avancer l'humanité ou leur propre ambition, parviennent à créer l'impossible. Beaucoup à dire aussi sur ceux qu'on appelle les mutants, créés artificiellement ou représentants d'un nouveau stade de l'évolution (comme les X-Men de Stan LEE, voir l'exposition sur L'art des Super-Héros, en ce moment). D'une part, ils portent les espoirs des hommes qui voudraient devenir meilleurs et plus forts. Il faut d'ailleurs rappeler que les super-héros de la bande dessinée sont nés dans des périodes troublées de l'histoire des États-Unis (crise économique des années 30 ou Guerre froide de la seconde moitié du XXe siècle). D'autre part, ils incarnent la menace liée à l'inconnu, il sont une sorte de métaphore des ennemis réels ou supposés. Le support artistique permet donc de s'en divertir, mais aussi d'y réfléchir. Nombreux sont aussi les récits d'invasion, que les assaillants viennent de l'espace ou du fond des océans. Sans oublier les récits catastrophes dans lesquels notre monde subit la revanche d'une nature polluée ou bien l'attaque des astéroïdes vagabonds (à découvrir dans une prochaine thématique : C'EST L'APOCALYPSE ! 2/3). Enfin, un récit comme Fahrenheit 451 (1953)(1) de Ray BRADBURY (1920-2012), en dépeignant un avenir où les pompiers brûlent les livres, révèle des inquiétudes sur l'évolution de notre société, de nos libertés ; il questionne également la place des textes et de l'art dans notre monde. Bien souvent, la science-fiction s'interroge sur sa propre époque et le dépaysement opéré ne sert qu'a revenir chez soi. La science et la fiction au lieu de s'exclure, se rejoignent dans leur façon d'interroger la réalité, de repousser ses limites. Si bien que lorsque la science rêve et que l'art réalise, lequel des deux dépasse l'autre ?
Le mois prochain vous lirez LES BELLES ET LES BÊTES, l'art de rendre beau le monstrueux...
NOTES :
1: Le roman a été adapté au cinéma par François TRUFFAUT (1932-1984) en 1966.
N. THIMON
Commentaires
À lire également la très bonne biographie (parce que c'est bien plus qu'une biographie ou même qu'une biographie romancée) "Je suis vivant et vous êtes morts" (d'après une phrase extraite de "Ubik", un de ses livres les plus connus et représentatifs), d'Emmanuel Carrere… Et pour terminer sur Philip K. Dick et la fin de son œuvre, il est à noter un virage cryptique, voire illuminé, en particulier ce qu'on appelle communément sa "trilogie divine" : "Siva", "L'invasion divine" et "La Transmigration de Timothy Archer", auxquels on peut ajouter "Radio Free Albemuth", son prologue (paru à titre posthume).
Da Goof Senior@Da Goof Senior : Bonjour Goof. Cet éclairage sur la vie tourmentée de Philip K. Dick est le bienvenu et confirme qu'il y aurait encore tant à dire.
N.T.