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Uchronie et steampunk
Certains auteurs ont donc eu l'idée de répondre à la question « et si … ? », d'imaginer un passé différent. Sur le modèle de MORE, on finit par créer le mot « uchronie »(1) pour évoquer une époque parallèle, qui n'a jamais existé, une sorte de passé recréé(2). Les scénaristes Fred BLANCHARD, Fred DUVAL et Jean-Pierre PÉCAU profitent pleinement de cette liberté temporelle dans leur série en bande dessinée : Jour J (depuis 2010). Chaque tome est consacré à un événement historique majeur qui s'est déroulé autrement. Le récit explore alors les possibilités d'un passé irréel.
C'est un peu grâce à des auteurs comme VERNE ou ROBIDA (voir SCIENCE ET FICTION (3/5: À tous les temps, a. Un futur imparfait) que, par la suite, des artistes se mettent à imaginer un XIXe siècle fictif dans lequel l'industrie aurait connu de grandes avancées. Ils ont revendiqué clairement la mise en place d'une science-fiction à vapeur. Cette espèce de « rétrofuturisme » donne à voir des machines à vapeur très évoluées, capables d'accomplir les mêmes tâches que nos appareils contemporains. C'est un genre qu'on appelle le « steampunk » (c'est-à-dire "punk à vapeur"), en référence au « cyberpunk » cité plus tôt (voir SCIENCE ET FICTION (3/5: À tous les temps, a. Un futur imparfait).
Le livre considéré comme fondateur du genre — même s'il laisse surtout place au surnaturel — est dû au romancier Tim POWERS (né en 1952) et s'intitule Les Voies d'Anubis (1983). On y raconte comment de la Californie en 1983, l'universitaire Brendan Doyle se retrouve en Angleterre en 1810, grâce à une brèche temporelle. Mais les bords de la Tamise ne sont pas les mêmes que ceux que rapporte l'Histoire officielle, car la réalité a pris un autre chemin. Entre magie des Égyptiens et créatures vaguement humaines, le héros tente désespérément de rejoindre son époque...
Mais il faut citer surtout La Machine à différences (1991) de William GIBSON et Bruce STERLING (3), un roman pour adultes qui met en scène un XIXe siècle réinventé avec des vapomobiles et des machines à différences, ancêtres des ordinateurs inventés par Charles BABBAGE (1791-1871)... Dans la préface de la version française publiée par Le Livre de Poche, l'écrivain et éditeur Gérard KLEIN faisait remarquer que tout roman prétendument "historique" était quelque part "uchronique" puisque, en inventant des événements ou des personnages, il donnait une dimension fictive à l'Histoire réelle.
Parmi les nombreux illustrateurs et peintres qui font honneur à ce genre, on peut citer le travail de MANCHU (http://manchu-sf.blogspot.fr) ou de Didier GRAFFET (https://www.danielmaghen.com/fr/didier-graffet_d962.htm) qui tous deux donnent vie avec le plus grand des talents à des univers imaginaires. Visitez leurs sites officiels respectifs pour vous en rendre compte.
Le journaliste et écrivain Daniel RICHE (1949-2005), autre spécialiste de la science-fiction, a largement œuvré pour faire entrer le genre en France. Chez l'éditeur Fleuve Noir, il a supervisé en 1999 le recueil Futurs antérieurs (encore de la conjugaison!). Dans une préface judicieusement intitulée "le passé est l'avenir de l'homme", il retrace l'historique du genre, propose des définitions et indique les ouvrages fondateurs selon lui. Il établit notamment une distinction entre "uchronie" et "steampunk". En suivant quelques unes des ses indications, de multiples auteurs ont écrit des nouvelles pour adultes, afin d'illustrer le genre. La lecture de cet ouvrage est éclairante pour bien comprendre un genre encore jeune à l'échelle de l'histoire de la littérature.
Au cinéma, le film Brazil (1985) de Terry GILLIAM offre un exemple atypique. Il dépeint un monde qui se résume à une gigantesque ville, à une époque très difficile à déterminer tant elle emprunte à la fois à un passé improbable et à un futur incertain. On y suit l'évolution et les rêves du héros Sam Lowry qui tente d'échapper à une société comparable à une machine qui tente de l'écraser, la référence au roman 1984 de George ORWELL semble appropriée (voir SCIENCE ET FICTION (3/5: À tous les temps, a. Un futur imparfait). Dix ans plus tard, Jean-Pierre JEUNET et Marc CARO réalisent La cité des enfants perdus en 1995. L'esthétique du film mélange aussi progrès techniques et époque dépassée et donne une idée visuelle précise de ce genre si particulier.
A Paris, la station Arts et Métiers, sur la ligne 11, offre l'aperçu amusant d'un style comparable. En effet, tout est décoré pour rappeler une machine géante du XIXe siècle. Les hublots et les matériaux couleur cuivre rappellent l'intérieur du Nautilus, le sous-marin commandé par le capitaine Nemo(4) dans Vingt Mille Lieues sous les mers (1870) de Jules VERNE. La conception de cette étonnante structure est due au dessinateur belge très réputé François SCHUITEN (né en 1956)(5) et a été réalisée à partir de 1994.
La trilogie romanesque À la croisée des Mondes (1995-2000), de Philip PULLMAN (né en 1946) en reprenant la théorie d'univers parallèles trouve une astuce pour présenter des réalités alternatives. Le premier volet, a été adapté au cinéma par Chris WEITZ dans La Boussole d'or (2007). Fred DUVAL et Thierry GIOUX avec leur bande dessinée Hauteville-House (depuis 2004) revisitent le XIXe siècle dans lequel Victor HUGO et des agents secrets luttent contre la tyrannie de Napoléon III (voir aussi Kanak : l'art est une parole, compte rendu). Les héros disposent pour cela de moyens techniques très évolués acquis après un mystérieux « Grand chambardement ». C'est aussi le cas pour ce manga à la française City Hall (depuis 2012) de Rémi GUÉRIN et Guillaume LAPEYRE. L'action débute à Londres en 1902, le papier a disparu car ceux qui écrivaient pouvaient donner vie à leurs inventions. Lorsque la menace de créatures fantastiques fait son retour, le chef de la police fait appel à deux jeunes agents talentueux : Jules Verne et Arthur Conan Doyle ! L'occasion de voir les célèbres auteurs du XIXe siècle sous un autre jour.
Pour sa part, le long-métrage animé Steamboy (2004) de Katsuhiro ÔTOMO met à l'honneur les machines à vapeur de l'Angleterre victorienne(6). Ensuite, avec Capitaine Sky et le monde de demain (2005) de Kerry CONRAN, le rétrofuturisme se place à New York dans les années 30. Le monde est sous la menace de robots et de machines volantes.
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Paradoxe temporel
Cette révision du passé amène donc une question : si on changeait le passé, changerait-on aussi le présent et à plus forte raison l'avenir ?
René BARJAVEL (1911-1985), dans son roman Le voyageur imprudent (1943) apporte sa propre réponse. Il reprend à H.G. WELLS l'idée d'un voyage temporel. Un chimiste, Noël Essaillon, crée une substance, la noëlite, qui permet de se déplacer dans le temps.
Consultez ici : Un extrait du Voyageur imprudent de René BARJAVEL
Par la suite, Pierre de Saint-Menoux en enduit un scaphandre pour voyager plus facilement.
Mais, BARJAVEL ajoute la notion de paradoxe temporel : en voulant modifier des éléments du passé, le héros occasionne des incohérences dramatiques de son propre présent.
Au cinéma, la trilogie Retour vers le futur (1985-1990) de Robert ZEMECKIS, offre l'un des plus mémorables histoires de voyage temporel. Doc, un savant génial mais un peu excentrique offre à Marty McFly le moyen de voyager dans le temps grâce à une voiture équipée d'une technologie révolutionnaire. Les choses ne se passent pas comme prévu et au cours des trois volets, le héros parcourt diverses époques, son passé, notre futur et... inversement ! Les décors, les costumes, les maquillages et les effets spéciaux viennent donner vie aux périodes représentées. L'histoire insiste bien sur les actions des personnages susceptibles d'engendrer des modifications du cours de l'histoire. L'ensemble crée ainsi d'innombrables rebondissements narratifs.
En hommage à Jules VERNE qui y est né, la ville de Nantes propose chaque année le festival international des Utopiales. De grands noms de la science-fiction y sont régulièrement invités et les différents domaines artistiques y sont mis à l'honneur : cinéma, littérature, bande dessinée, etc.
La science-fiction est sans doute davantage une réflexion sur le temps qu'une simple image du futur. Se demander ce que l'on fera revient parfois à se demander ce que l'on aurait voulu faire.
La suite dans une semaine avec SCIENCE ET FICTION 4/5 : À l'image de l'homme ?
Le mois prochain, vous lirez LES BELLES ET LES BÊTES, l'art de rendre beau le monstrueux...
NOTES :
1 : Au sens strict du terme "uchronie" devrait signifier une "époque irréelle", rarement heureuse dans le cas de ces histoires.
2 : En conjugaison, le conditionnel passé a une valeur que l'on nomme l'irréel du passé ; ex : si j'avais su, j'aurais pu... Cela n'a et n'aura donc jamais eu lieu.
3 : C'est Bruce STERLING qui a inventé le terme "cyberpunk".
4 : En latin, "nemo" signifie "personne". Le capitaine portant ce nom est précisément un misanthrope, c'est-à-dire qu'il n'aime... personne. Le nom a été choisi exprès par Jules VERNE pour donner une indication sur le caractère du héros. Le nom du célèbre poisson-clown des studios Disney et Pixar fait donc référence volontairement à ce personnage lié à la mer.
5 : François SCHUITEN et Benoît PEETERS sont les auteurs de la série Les Cités obscures. Les histoires se déroulent dans un univers parallèle qui ressemble au nôtre. Même si le terme n'est pas employé, on peut assimiler l'aspect visuel au steampunk.
6 : XIXe siècle, sous le règne de la reine Victoria (1837-1901).
N. THIMON
Commentaires
Ne pas oublier "Le Maître du Haut Château" de Philip K. Dick, uchronie ET classique de l'âge d'or de la SF qui dépeint un monde futuriste (pour l'époque, le livre date de 1962) inspiré d'une éventuelle victoire des nazie, des Italiens et des Japonais (les "forces de l'Axe") à l'issu de la seconde guerre mondiale, qui se serait terminé en 1947, après le ratage de différents débarquements (Europe et Afrique). Ce livre, l'un des meilleurs de son auteur (beaucoup pillé au cinéma : voir Minority Report, Total Recall ou Blade Runner, notamment) a obtenu la plus prestigieuse récompense en matière de SF, le prix Hugo (en 63).
Da Goof seniorPetit supplément concernant 1984 d'Orwell comme référence pour Brazil. Celle-ci a été validée par son réalisateur (Terry Gilliam), pendant la préparation du film, puisque avant de s'appeler ainsi (Brazil), le nom de travail du projet était "1984 1/2".
Da Goof senior@Da Goof senior :Bonjour Goof, merci beaucoup pour ces commentaires. Vous illustrez parfaitement ce qu'on appelle l'anticipation. Les œuvres que vous citez sont exactement celles qui seront traitées dans SCIENCE ET FICTION 5/5 : le Cas Dick (pour public averti uniquement) ! Les grand esprits se rencontrent...
N.T.Pouvez-vous donner votre propre réponse sur "si on changeait le passé, changerait-on aussi le présent et à plus forte raison l'avenir ?"
GHT@ GHT : Merci de porter de l'intérêt à cet article. La question que je pose n'attend pas de réponse immédiate. Je ne la connais pas et elle reste plus intéressante que la réponse. En effet, cela nous oblige à réfléchir, à imaginer sans fin...
Cordialement
N.T.