• L'utopie de Thomas MORE

L'île est un des meilleurs moyens de représenter ce lieu particulier, méconnu, hors des sentiers habituels. C'est ce qu'a compris Thomas MORE (1478-1535) en écrivant en latin le texte Utopie (De optimo rei publicae statu deque nova insula Utopia, 1516). Il est l'inventeur du terme et désigne, d'après le grec ancien, un lieu qui n'existe pas.

Le narrateur nous rapporte le récit de voyage fait par un marin expérimenté et sage : Raphaël Hythloday dont les opinions politiques sont en avance sur son temps : 

"Dans ce cas, la mort est une peine injuste et inutile ; elle est trop cruelle pour punir le vol, trop faible pour l'empêcher. Le simple vol ne mérite pas la potence, et le plus horrible supplice n'empêchera pas de voler celui qui n'a que ce moyen de ne pas mourir de faim. En cela, la justice d'Angleterre et de bien d'autres pays ressemble à ces mauvais maîtres qui battent leurs écoliers plutôt que de les instruire. Vous faites souffrir aux voleurs des tourments affreux ; ne vaudrait-il pas mieux assurer l'existence à tous les membres de la société, afin que personne ne se trouvât dans la nécessité de voler d'abord et de périr après ?" (Livre premier).

Ce dernier, au cours de ses pérégrinations, a abordé sur l'île d'Utopie. De son propre aveu, "ce qui est rare, c'est une société sainement et sagement organisée" (Livre premier). Les différents aspects de la société de la Renaissance sont abordés :

  • Les lois :

"En Utopie, les lois sont en petit nombre ; l'administration répand ses bienfaits sur toutes les classes de citoyens. Le mérite y reçoit sa récompense ; et, en même temps, la richesse nationale est si également répartie que chacun y jouit en abondance de toutes les commodités de la vie"(Livre premier).

  • Les villes :

"L'île d'Utopie contient cinquante-quatre villes spacieuses et magnifiques. Le langage, les mœurs, les institutions, les lois y sont parfaitement identiques. Les cinquante-quatre villes sont bâties sur le même plan, et possèdent les mêmes établissements, les mêmes édifices publics, modifiés suivant les exigences des localités" (Livre second). 

  • Les métiers :

"Il est un art commun à tous les Utopiens, hommes et femmes et dont personne n'a le droit de s'exempter, c'est l'agriculture. [...] Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d'abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s'affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l'étude des sciences et des lettres. C'est dans ce développement complet qu'ils font consister le vrai bonheur" (Des arts et métiers, Livre second).

  • La guerre :

"Mais, si les colons rencontrent une nation qui repousse les lois de l'Utopie, ils chassent cette nation de l'étendue du pays qu'ils veulent coloniser, et, s'il le faut, ils emploient la force des armes. Dans leurs principes, la guerre la plus juste et la plus raisonnable est celle que l'on fait à un peuple qui possède d'immenses terrains en friche et qui les garde comme du vide et du néant, surtout quand ce peuple en interdit la possession et l'usage à ceux qui viennent y travailler et s'y nourrir, suivant le droit imprescriptible de la nature" (Des rapports mutuels entre les citoyens, Livre second). "ils ne consultent pas leurs intérêts , ils ne voient que le bien de l'humanité" (De la guerre, Livre second)

  • L'esclavage :

"La peine ordinaire, même des plus grands crimes, est l'esclavage. Les Utopiens croient que l'esclavage n'est pas moins terrible pour les scélérats que la mort, et qu'en outre il est plus avantageux à l'État.
Un homme qui travaille, disent-ils, est plus utile qu'un cadavre ; et l'exemple d'un supplice permanent inspire la terreur du crime d'une manière bien plus durable qu'un massacre légal qui fait disparaître en un instant le coupable" (Des esclaves, Livre second).

  • L'argent :


"En Utopie, l'avarice est impossible, puisque l'argent n'y est d'aucun usage" (Des religions, Livre second)


Le narrateur conclut son étrange récit de cette façon :
"je confesse aisément qu'il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités" (Livre second,traduction française, 1842 par Victor STOUVENEL).

  • L'île des esclaves de MARIVAUX

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L'île des esclaves (1725), une comédie en un acte de Pierre Carlet de Chamblain de MARIVAUX (1688-1783) semble directement inspirée de la fin du premier livre de MORE où il est question de naufragés échoués sur l'île des Utopiens... Chez MARIVAUX ce sont les Athéniens Iphicrate et son valet Arlequin qui échouent sur une île. Les lois locales les obligent à inverser leurs rôles.

"Iphicrate : Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?

Arlequin, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. Il s'éloigne." (Scène première).

Extrait de L'Ile des esclaves de MARIVAUX : des lois pour corriger les maîtres.

Le récit, sous des aspects comiques, cherche à critiquer une part de la société et invite ceux qui ont le pouvoir à en user avec discernement.

  • L'utopie des pirates

En 1726, paraît l'ouvrage d'un mystérieux capitaine JOHNSON : Histoire générale des plus fameux pirates (pour connaître l'identité de l'auteur, voir l'article à venir LE POINT SUR LES ÎLES 3/4 : L'île aux pirates). Le texte propose les biographies de nombreux pirates. L'une d'entre elles doit attirer notre attention. Sous la conduite de leur capitaine Olivier MISSON, des pirates décident de fonder au nord de Madagascar une république utopique : Libertalia. Le nom montre bien les ambitions libertaires de ses fondateurs.

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"Ils ne tardèrent pas à rejoindre leur havre, auquel Misson donna le nom de Libertalia, en baptisant Liberi  ceux qui y vivaient, dans l'espoir d'effacer les frontières entre nations, Français, Anglais, Hollandais, Africains" (Histoire du capitaine Misson et de son équipage, traduction de Henri THIES).

De façon paradoxale, ce sont donc des hors-la-loi qui créent une république idéale d'où disparaît la propriété privée (mais où on conserve le droit de piller les navires des autres), où l'esclavage est aboli et où la différence entre les races n'existe plus. Cette société, dont la réalité n'est pas attestée, montre à quel point les hommes, quelle que soit leur condition, recherchent un meilleur mode de vie.

Le premier tome de la série BD Karmatronics (2005), de Fred DUVAL et Fred BLANCHARD, dérivé des univers de Travis, s'intitule NéoLibertalia. La référence fait peu de doute. Ici, le héros est un pirate informatique qui s'est créé un cyberespace isolé, protégé et illégal, une sorte d'utopie virtuelle dans laquelle il peut donner libre cours à son imagination (voir SCIENCE ET FICTION 3/4 : À tous les temps a. Un futur imparfait). L'environnement est d'inspiration maritime : costumes de pirates et bateaux naufragés.

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De façon plus générale, le pirate est présenté comme celui qui se libère des lois de la société pour fonctionner comme bon lui semble. Il le fait selon un système malgré tout rigoureux et bien cadré qui lui offre tout de même la possibilité de vivre sa vie comme il l'entend.

On peut citer à ce titre le charte des pirates, établie par Bartholomew ROBERTS (dansHistoire générale des plus fameux pirates), dont le 9e article stipule  :

"Aucun homme n'a le droit de se retirer avant d'avoir amassé mille livres pour sa part. Celui qui, au cours d'un combat, perdra un membre ou sera estropié recevra huit cents dollars, pris sur la caisse de la compagnie. Les blessures plus légères donneront droit à des indemnités moins fortes, prélevées de la même façon".

Ne serait-ce pas une forme de mutuelle ou d'assurance sociale avant l'heure ?

  • Le meilleur des mondes d'Aldous HUXLEY

Le romancier anglais Aldous HUXLEY (1894-1963) trouve sa place ici. Son œuvre majeure Le meilleur des mondes  se situe dans un avenir indéterminé où la Grande Bretagne (qui est bien une île) est devenue une société idéale. (cf. SCIENCE FICTION 3/5 À tous les temps b. L'irréel du passé et 4/5 À l'image de l'homme ?). Le titre en français fait référence à Candide, une fable philosophique de VOLTAIRE. Le héros de cette courte histoire parcourt le monde, assiste aux malheurs des êtres humains ; pourtant, malgré tout cela, il ne cesse de répéter que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. VOLTAIRE manie l'ironie pour critiquer le fonctionnement de sa société. C'est cette même ironie que manie HUXLEY pour écrire son roman. L'auteur, dans la préface de son ouvrage, nous met en garde contre la "tyrannie-providence de l'Utopie".

Le monde a basculé après la Guerre de Neuf Ans, les nations se sont regroupées en un gigantesque Etat-mondial reposant sur la devise  : COMMUNAUTÉ, IDENTITÉ, STABILITÉ (voir aussi le résumé de 1984 de George ORWELL dans SCIENCE ET FICTION 3/5 A tous les temps a. Un futur imparfait). Les humains sont fabriqués en série pour accomplir des tâches déterminées (voir SCIENCE FICTION 4/5 : A l'image de l'homme ?). On veut abolir le malheur et les difficultés, à tel point que le police doit disperser une manifestation avec des pistolets à eau (chapitre 15), pour calmer la foule, une machine diffuse "la Voix de la Raison, la Voix de la Bienveillance" afin de "servir le Discours Synthétique Numéro Deux (Force Moyenne Contre les Émeutes)".

Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley ©Pocket
Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley ©Pocket

L'un des dirigeants de ce monde prétendument idéal explique les fondements de cette société : "La population optima, dit Mustapha Menier, est sur le modèle de l'iceberg : huit neuvièmes au-dessous de la ligne de flottaison et un neuvième au-dessus". Le monde est heureux parce que chacun accepte sa condition (chapitre 16).

De nombreux individus consomment du soma, une substance en pilules qui n'est rien  d'autre qu'une drogue permettant de "s'évader de la réalité" (chapitre 16).

Certains hommes sont considérés comme des sauvages parce qu'ils refusent cette société parfaite et vivent à l'écart. L'un d'eux se justifie en rejetant un monde qui consiste à "se débarrasser de tout ce qui est désagréable, au lieu d'apprendre à s'en accommoder". Son refus atteint son paroxysme (= point le plus fort) lorsqu'il s'écrit : "Je réclame le droit d'être malheureux".

On voit donc comment chez HUXLEY, le monde parfait n'a rien d'évident. L'utopie, ici, force les gens à penser de manière uniforme, les oblige à être heureux selon certains codes indiscutables et indiscutés. Toute voix discordante doit être évacuée. C'est nous qui sommes interrogés  ; jusqu'où faut-il aller pour être heureux dans la société ? Le bonheur peut-il être décidé par les autres et fabriqué à la chaîne ?

Pour conclure, observons le cas d'un autre récit de science-fiction : Kirinyaga, une Utopie africaine (1998) de Mike RESNICK (1942-). L'île est ici remplacée par un planétoïde, ce qui, symboliquement revient au même (un espace restreint, isolé, accessible par des moyens de transport...).  Ce qui au départ était une suite de nouvelles est devenu un roman à part entière dont presque chaque partie a reçu un prix littéraire. Au XXIIe siècle, Koriba le mundumugu (le sorcier) cherche à maintenir les traditions kikuyu sur le planétoïde Kirinyaga. Maintenir son peuple dans cette utopie le contraint de refuser toute forme d'évolution ou idée qui viendrait des Européens afin de ne pas recréer la "chute" du Kenya. Chaque récit met le sorcier à l'épreuve et montre que le bonheur n'est jamais acquis, qu'il constitue une lutte quotidienne, avec son lot de convictions et de contradictions. Tous les auteurs ironisent sur l'existence d'un lieu parfait. Ils semblent plutôt nous indiquer que la société idéale est celle qui repose sur le choix des hommes, qui ont appris à vivre ensemble pour vivre mieux.

Dans une semaine, observez le devenir des sociétés parfaites et plongez au cœur des cités englouties.

N. THIMON