Les mythologies germano-scandinaves(1) ont porté jusqu'à nous l'histoire d'un personnage singulier. Dans l'Edda de Snorri STURLUSON (texte islandais en prose, XIIIe siècle), Fafnir se dispute avec son frère Regin et le chasse afin de garder seul le trésor repris aux dieux. Une fois cela accompli, "il se métamorphosa en dragon et se coucha sur l'or"(2). L'opéra de Richard WAGNER (1813-1883) donne sa version de l'épopée viking. Il raconte comment le géant Fafner se change en dragon et part se réfugier dans une grotte (L'or du Rhin, acte II). Doué de parole, il reste un être brutal et intelligent. Ses mots ne sont d'aucun réconfort pour le héros. La transformation est associée aux pouvoirs surnaturels dans un cadre mythologique.
Les récits du Moyen-Âge nous ont légué l'intéressante histoire de Mélusine. Dans le roman de Jean d'ARRAS, Raimondin, un jeune homme rencontre une très belle jeune femme, Mélusine, dont il tombe amoureux. Le mariage est célébré une fois que le mari a accepté des conditions secrètes singulières. Il donne sa parole de ne jamais chercher à voir sa femme le samedi s'il veut pouvoir profiter d'elle tout le reste du temps. Le jeune homme devient le puissant seigneur de Lusignan (certains voient une origine commune aux noms Mélusine et Lusignan). La curiosité devient la plus forte et, poussé par son propre frère, le mari transgresse l'interdit. Il découvre alors que son épouse a en réalité un corps de serpent. A partir de ce moment, tous les éléments qui contribuaient à son bonheur disparaissent. Ce récit est typique du Moyen-Âge et constitue même une catégorie de contes : on appelle conte mélusinien celui dans lequel la femme surnaturelle, autrement dit la fée, rejoint le monde normal. Assister à la transformation est lié à une malédiction ou un interdit.
Le schéma a été repris de nombreuses fois. Dans son sonnet(3) romantique, "El Desdichado", Gérard de NERVAL se demande d'abord s'il est Lusignan et évoque peu après les cris de la fée.
Le roman La Vouivre (1943) de Marcel AYMÉ (1902-1967) et son adaptation cinématographique par Georges WILSON, pour les plus âgés, s'inscrivent dans la continuité de ce récit médiéval. "Vouivre, en patois de Franche-Comté, est l'équivalent du vieux mot français "guivre" qui signifie serpent" ; "sans doute un des souvenirs les plus importants qu'ait laissé en France la tradition celtique" (chapitre 1). Dans le roman, celle qui est désignée ainsi est une jeune fille étrange. Au début du récit, Arsène Muselier, le héros, la regarde se baigner dans un cours d'eau, posté à côté de la robe qu'elle a laissé au sol, comme une peau... de serpent. On retrouve bien le motif du conte médiéval. Quand la jeune fille se déplace, elle est généralement précédée d'un vipère, elle semble commander aux serpents mortels en les sifflant. Elle est qualifiée par les autres de "créature infernale". Elle-même se dit sans rapport avec Dieu ou le Diable, pourtant sa présence sera la cause de multiples tragédies. Est-elle là depuis des siècles, comme elle le prétend ? Là encore, l'hésitation fantastique a toute sa place.
Les trois exemples cités ci-dessus confirment que le malheur suit le changement en animal. "Avoir une langue de serpent"(4) n'apporte pas le bonheur et doit inciter à la méfiance.
La suite dans une semaine avec "Cœur d'homme, peau de bête IV : sales bêtes !"
Le mois prochain, vous lirez : "Science et fiction", les inventeurs de rêves...
NOTES
1 : Qui sont originaires d'Allemagne et des pays comme la Norvège, le Danemark , la Suède et l'Islande.
2 : Traduction de François Xavier DILLMANN, Gallimard
3 : Type de poème très apprécié en 14 vers, deux quatrains (strophes de 4 vers) et deux tercets (strophes de 3 vers).
4 : Le premier chapitre de la Bible, la Genèse, nous rapporte comment le serpent va trouver Eve, la première femme, et la convainc de manger du fruit défendu. Sa parole illustre la tentation et amène à des actions interdites. Ce péché originel conduira Adam et Eve à l'expulsion du jardin d'Eden. Le serpent sera quant à lui condamné à ramper sur le sol. Pour l'anecdote : le personnage de Triste Sire dans le dessin animé Robin des Bois de Walt DISNEY et Grima "Langue de Serpent" dans Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. TOLKIEN sont tous les deux de mauvais conseillers, apparentés au serpent ; leurs paroles jouent un rôle négatif.
N. THIMON