• Les origines

Le mot « dragon » désigne très tôt un animal fabuleux, à la forme sinueuse. L’iconographie(1) associera rapidement le dragon à un reptile. Les dénominations suivantes de « serpent », voire de « ver » confirment que c’est un être rampant.

L’Apocalypse de Jean (2) indique la chose suivante : « il [un ange descendu du ciel] s’empara du dragon, l’antique serpent, qui est le Diable et Satan et l’enchaîna pour mille ans » (Apocalypse, chapitre 20, verset 2, traduction œcuménique). La religion chrétienne désigne très clairement le dragon comme l’incarnation du mal absolu. Par conséquent, la représentation de cette créature restera connotée négativement dans la culture européenne des siècles à venir.


Le Grand Saint Michel, par Raffaello Sanzio, from C2RMF retouché  —Sous licence Public domain via Wikimedia Commons.

Pour illustrer ce combat extraordinaire, de nombreux artistes ont rivalisé de talent. Nous pouvons citer le tableau du peintre italien Raphaël (de son vrai nom Raffaelo SANTI, 1483-1520) Saint Michel terrassant le démon (1503-1505) visible au Musée du Louvre. Nous y voyons l’archange victorieux, en armure, l’épée brandie, le regard farouche, le pied appuyé sur un dragon agonisant.

  • Tueurs de dragons

Ce tableau est associé à une autre toile du Maître italien : Saint Georges luttant avec le dragon, (1503-1505). Ce personnage est cité par l’archevêque Jacques de VORAGINE (vers 1230-1298) dans La Légende dorée, un ouvrage qui raconte la vie de saints et de martyrs chrétiens. Georges affronte un dragon qui terrorise une ville et libère la princesse qui était captive du monstre. Ce récit, qui a tous les aspects du conte de fées, constitue sans aucun doute l’image la plus emblématique.

 

Paolo UCCELLO (Paolo di Dono 1397-1475) avait déjà immortalisé cet instant sur sa toile Saint Georges et le dragon (1450-1455) exposé à la National Gallery de Londres. A chaque fois, le dragon est bien le symbole du mal, celui qui s’oppose à la foi chrétienne.

On retrouve plus tard l'image sur une sculpture de Michel COLOMBE (1430-1511), visible au Louvre : Saint Georges combattant le dragon (1508-1509) :

La même vision se retrouve dans la légende de Tristan et Iseut. Le héros, va en Irlande pour conquérir Iseut la Blonde pour le roi Marc. En chemin, il est obligé de combattre un dragon qui sévit dans les parages. Ses écailles sont si dures que la lance du héros se brise. Il lui faudra, pour vaincre la bête, enfoncer son épée dans sa gueule, jusqu'à atteindre son cœur.

Le motif est également repris dans l'un des derniers grands romans de chevalerie : Roland Furieux (1516-1532) du poète italien Ludovico Ariosto (1474-1533), surnommé l'ARIOSTE. Ce récit épique est essentiellement consacré au héros légendaire Roland neveu de Charlemagne, mais de multiples aventures laissent la place à d'illustres personnages secondaires. Roger, monté sur un hippogriffe (mi-cheval, mi-griffon) doit délivrer la belle Angélique, enchaînée à un rocher, d'un monstre aux allures de dragon. La scène a été représentée par Jean Auguste Dominique INGRES (1780-1867) dans Roger délivrant Angélique (1819), exposé au Louvre.

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Roger Délivrant Angelique par Jean-Auguste-Dominique Ingres — Courtesy of the Art Renewal Center.. Sous licence Public domain via Wikimedia Commons.

Il est intéressant de noter la ressemblance entre ce tableau et la gravure réalisée par Gustave DORÉ (1832-1883). Cet artiste français a réalisé les illustrations d'une des traductions françaises du roman (voir l'article Gustave DORÉ : l'imaginaire au pouvoir, compte rendu), la posture des personnages est identique.

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« Illustration pour Roland Furieux ». Gustave Doré Sous licence Public domain via Wikimedia Commons.

DORÉ a aussi façonné une sculpture en bronze doré représentant la scène : Roger monté sur son hippogriffe délivrant Angélique, dit aussi : Persée et Andromède (1879). Le talent de l'artiste fait croire que le héros vole réellement, car il est maintenu en l'air par sa lance qui le relie au dragon transpercé. Le choix du second titre montre qu'il s'agit encore d'une variation sur un thème universel (voir aussi l'article LES BELLES ET LES BÊTES 3/3).

Bien que cela soit de façon indirecte, le roman de Chrétien de TROYES (vers 1135-1185), Yvain ou le chevalier au lion (3), entretient ce traitement du monstre. Le récit fait part d’un « serpent » attaquant un lion, animal noble. Yvain choisit de défendre le lion car « le serpent est malfaisant et le feu lui sort de la gueule, tant il est plein de férocité ». Ici, le serpent et le dragon ne sont pas distincts, il s’agit d’une seule créature, même si cela surprend les élèves de collège. Cette scène a été représentée de nombreuses fois à travers les siècles (3) .

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« Yvain-dragon » Sous licence Public domain via Wikimedia Commons.

Pour le romancier, montrer dans une forêt de Grande-Bretagne un lion et un dragon est une façon d’indiquer que l’histoire se déroule dans un monde merveilleux où le surnaturel est à sa place.

  • Un symbole du dragon

L’histoire de Merlin, racontée par Robert de BORON (XIIIe s.) répond aussi à cette tradition. Suivant en cela des versions celtiques, le jeune Merlin est amené à expliquer le prodige pour le compte du roi breton Vortigern. Des tremblements de terre répétés et inexplicables l’empêchent de faire construire une tour. Le jeune prophète révèle que deux dragons luttent sous la terre. Dénués de toute vision chrétienne, le dragon blanc et la dragon rouge représentent deux ennemis bien humains : le rouge figure le traître Vortigern et le blanc, le fils du roi dont il a usurpé le trône et qui sera l’ancêtre du roi Arthur. Il est intéressant de noter que ces deux monstres ne se soucient pas des hommes qui les entourent, ils ne jouent qu’un rôle symbolique, mettant en avant les dons prophétiques de Merlin.

 

 

  • Les trésors du dragon

D’autre part, le dragon correspond souvent à d’autres stéréotypes (5). APOLLONIOS de RHODES (295-215 av. J.C.) dans le chant IV de son épopée Les Argonautiques et OVIDE (43 av. J.C. -17 ap J.C.) dans le septième livre de son poème les Métamorphoses racontent comment le héros Jason parvient à endormir le dragon qui protège la Toison d’or. Le monstre fabuleux joue ici un autre de ses grands rôles : le gardien du trésor. Cette scène a été reprise au cinéma par Don CHAFFEY dans Jason et les Argonautes (1963).

La mythologie scandinave avec LEdda poétique (XIIIe s., traduction de Régis BOYER) et l'Edda de Snorri STURLUSON (XIIIe s. traduction de François-Xavier DILLMANN) ont également illustré cette particularité du monstre : le dragon Fafnir est le gardien d’un fabuleux trésor que le héros cherche à s’approprier. Dans le texte scandinave, Sigurd se cache dans un fossé et attend le passage du dragon pour lui percer le ventre. Cet acte peu héroïque lui vaudra quand même les honneurs et la tradition retiendra surtout un duel glorieux.

A une autre époque, il convient de citer le poème épique Beowulf(11) composé sans doute entre le Ve et le Xe siècle. C’est le grand récit d’aventures anglais. Robert ZEMECKIS (1951-) en a tiré son long-métrage d’animation La Légende de Beowulf (2007), une vision sombre et sanglante qui restitue la violence et la grandiloquence du récit épique. Le héros, Beowulf, est un valeureux guerrier. A la fin de sa vie, alors qu’il règne en paix survient un dragon « qui veillait un trésor » depuis 300 ans . Un homme s’est emparé d’un gobelet d’or, mais le dragon s’en est aperçu et cherche à se venger. Le monstre ailé dévaste le pays des Goths. Le héros part affronter le « vif dragon-serpent » et parvient à le vaincre au prix de grands efforts. Ayant subi la morsure empoisonnée du « serpent qui vole », Beowulf finit par mourir. Ce dragon était le troisième monstre qu’il avait eu à vaincre au cours du récit et il connaît ainsi une mort héroïque.

  • Le sang du dragon

Un second motif associé au dragon a donc fait son apparition : le sang. La Chanson des Nibelungen (6) (XIIIe s.), poème épique germanique, évoque en quelques strophes l’explication de la force prodigieuse du héros. Sa femme Kriemhild révèle : « quand il tua le dragon[…] il se baigna dans le sang […] c’est pourquoi il n’est d’arme qui le blesse » mais elle ajoute « il lui tomba entre les omoplates une large feuille de tilleul, c’est là qu’on peut le blesser » (XV, strophes 899 à 901).

Dans un récit anonyme plus tardif rédigé en haut allemand, Seyfried à la peau de corne (XIIIe s.(7)), le liquide vital permet par exemple de durcir l’or des armures. Le monstre est effrayant « on le vit à cause du feu ardent qu’il crachait devant lui à une longueur qui devait être celle de trois lances ». Il garde lui aussi un trésor et une jeune fille. On nous raconte comment le héros une fois recouvert de la corne (8) du dragon devient invulnérable. Seule une partie entre ses épaules n’a pas reçu le pouvoir.

Ce point faible devient son unique « talon d’Achille » et c’est ainsi par là qu’il sera vaincu par le traître Hagen. L’emploi de ce motif semble prouver que l’auteur connaissait la mythologie grecque et qu’il s’est amusé à le réemployer ici pour montrer la lâcheté d’un agresseur qui ne peut terrasser son ennemi qu’en l’attaquant par derrière. Sur ce motif, reportez-vous à l'article HÉROS DE JADIS 1/2 : Invincibles ?

Par ailleurs, Richard WAGNER (1813-1883), dans l’opéra Siegfried (1876), (9) dépeint un affrontement épique dans lequel le dragon crache du venin et frappe de sa queue. Fafner est interprété par un chanteur à la voix de basse profonde, la plus grave de toutes les voix d’hommes. Cela convient parfaitement à une créature gigantesque, monstrueuse, associée à la terre. Fafner passe également pour un géant qui aurait pris cette apparence grâce au tarnhelm, un casque merveilleux, afin de tuer son propre frère Fasolt après une dispute (L’Or du Rhin, 1869). L’objet du conflit était un anneau d’or magique, dépositaire du pouvoir des dieux d’Asgard (10). Ce meurtre est le premier d’une longue série mettant en valeur le caractère néfaste du bijou. C’est en baissant sa garde que la créature est mortellement blessée au cœur. Dans les deux versions, grâce au sang du dragon qu’il a goûté par inadvertance, le héros comprend le langage des oiseaux et parvient à déjouer le piège tendu par ses prétendus amis.

 

La photo ci-dessus montre une pièce de vaisselle italienne (1625-1650) exposée au Rijksmuseum d'Amsterdam. Elle représente un dragon en cristal, avec de l'or, des rubis, de l'émail. Ses ailles ont malheureusement disparu. Le cristal passait pour changer de couleur ou se craqueler lorsqu'il entrait en contact avec le poison. Par ailleurs, le sang du dragon était considéré comme l'une des substances les plus mortelles.

L’opéra de WAGNER est une intarissable source d’inspiration : Fritz LANG (1890-1976), dans son film muet en noir et blanc Les Nibelungen (1924) a réalisé une adaptation aujourd’hui vieillie mais encore marquante. L’œuvre a suscité de nombreuses illustrations en tête desquelles il faut citer celles du Britannique Arthur RACKHAM (1867-1939). Siegfried tue Fafner (1911) met en scène le moment précis de la victoire du héros qui plonge son épée dans le cœur du monstre.

 
Siegfried tue Fafner (1911)
- Arthur RACKHAM

Un siècle plus tard, le dessinateur et scénariste français Alex ALICE (1974-) dessine sa propre version de la scène et gagne un prix, le Spectrum Gold Award, pour la couverture du Crépuscule des Dieux, troisième tome de la série Siegfried. La comparaison de ces deux dessins montre d’un côté l’évolution graphique et de l’autre la permanence des mythes fondateurs et des motifs universels.

Toutes les versions germano-scandinaves du mythe constituent un mélange un peu confus qui offre toutefois la possibilité à de nombreux auteurs de se réapproprier l’histoire et de la réécrire. L’année 2007 a vu paraître les premiers tomes de trois bandes dessinées consacrées au sujet : L’Anneau des Nibelungen de Sébastien FERRAN ; Le Crépuscule des Dieux de Nicolas JARRY et DJIEF et Siegfried d’Alex ALICE, cité plus haut. Les collégiens les plus âgés pourront les lire et voir comment ces auteurs s’abreuvent à la même source mais ne transcrivent pas de la même manière l’histoire du dragon.

  • Le mythe moderne du dragon

John Ronald Reuel TOLKIEN (1892-1973) s’est inspiré de ce fameux épisode pour créer deux de ses plus célèbres dragons. Citons pour commencer Glaurung, le Grand Ver, un dragon doré, rampant et particulièrement maléfique dont les paroles pouvaient causer du tort. Túrin Turambar, après une âpre lutte réussit à le vaincre. Avant de mourir, le dragon révèle des secrets qui pousseront le héros à se suicider. Ce combat est raconté dans le 21e chapitre du Silmarillion (1977), dans Les Contes et légendes inachevés- Le Premier Âge (1980) et dans Les Enfants de Húrin (2007), trois textes posthumes (11).

C’est dans le roman Bilbo le hobbit (1937) qu’apparaît le plus fameux dragon de TOLKIEN. Smaug est aussi un méchant dragon ailé et doré, cracheur de feu, doué de parole et gardien d’un trésor. Voici la couverture réalisée par le talentueux John HOWE en 1991 : 

Smaug The Golden ©John Howe ; www.john-howe.com

Smaug The Golden ©John Howe ; www.john-howe.com ;

reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur

 

Le monstre vit enfermé dans la Montagne Solitaire après en avoir chassé les Nains qui y avaient établi Erebor, l’un de leurs plus riches royaumes. Dans ce récit pour enfants, le romancier nous décrit le monstre couché sur son tas d’or. Il est tellement avare et habitué à sa fortune qu’il est capable de remarquer que le hobbit lui a volé une coupe d’or. Son discours montre qu’il est manipulateur et rusé. C’est pourtant lui qui cette fois souffre d’un point faible : une partie tendre de son ventre. Le secret découvert par Bilbo est rapporté par un oiseau à Bard l’archer qui saura alors où planter sa flèche noire. Le dragon est une des composantes obligatoires du récit de fantasy.

Les récits qui mettent en scène des dragons les présentent majoritairement comme des monstres violents et dangereux, cruels et malveillants, puissants et destructeurs. Dire de quelqu’un qu’il est un « dragon » renvoie à tous les aspects négatifs de la créature. La fin du XXe siècle change cette représentation. Le théâtre accorde lui aussi une place au monstre fabuleux. Le Dragon (1944) du Russe Evgueni SCHWARTZ (1896-1958) est une sorte de fable et de parodie dans laquelle le dragon a le plus souvent l’apparence d’un homme. Il terrorise une ville et c’est Lancelot qui vient pour mettre fin à son règne. Les codes traditionnels sont repris mais présentés de façon humoristique. Antoine VITEZ (1930-1990) a mis en scène cette pièce en 1968.

Le dragon est devenu au fil des œuvres un être plus complexe, capable d’incarner le bien ou le mal, de jouer les rôle de monture des hommes, parfois d’être leur allié. La fascination qu’il exerce ne se dément pas, comme en témoignent par exemple Fuchur, le Dragon de la Fortune dans L’Histoire sans fin (1979), roman de Michael ENDE (1929-1995) adapté au cinéma par Wolfgang PETERSEN en 1984 ; les jeux de rôles Advanced Dungeons and Dragons ; le cycle romanesque de La Ballade de Pern de Anne Mc CAFFREY (1926-2011) ; les aventures d’Eragon dans la série de L’Héritage (2003-2011) de Christopher PAOLINI (1983-) ou encore, plus près de nous : Fa-Seiryü, une bande dessinée consacrée au dragon-planète de Christophe et Rodolphe HOYAS, présentée au festival d’Auvers-sur-Oise.

 

Passant du symbole du mal à celui d’un être sage, le dragon reste à la fois un être familier et mystérieux. Sa représentation en Chine ou en Amérique du Sud montre à quel point il peut recouvrir des aspects bien différents. Peu de créatures imaginaires peuvent se vanter d’occuper une telle place dans le monde réel. En effet, qu’est-ce qui nous pousse à nous intéresser à un monstre qui n’existe pas ?

Je remercie chaleureusement John HOWE d'avoir permis de diffuser ici ces illustrations.

NOTES :

 

 

1 : ensemble d’images représentant un sujet particulier

2 : dernier livre de l’Ancien Testament dans la deuxième partie de la Bible

3 : Traduction de D.F. HULT, Livre de Poche

4:  La vision moderne qu’en donne John HOWE devrait satisfaire un large public.

5 : images toutes faites et répétées

6 : La Chanson des Nibelungs, traduction de Jean AMSLER, Fayard.

7 :  en 179 strophes de 8 vers, imprimé pour la première fois à Nuremberg en 1530 texte complet établi par Claude LECOUTEUX http://www.sites.univ-rennes2.fr/ce…

8 : La corne désigne la peau solide.

9 :  Troisième partie de sa Tétralogie, L’Anneau du Nibelung.

10 : Le domaine des dieux du Nord

11 :  Traduction de Jean QUEVAL, NRF.

12 :  posthumes : publiés après la mort de l’auteur

N. THIMON