Au début du XVIIIe siècle, un navire anglais récupère un certain Alexander SELKIRK, sur une île au large des côtés chiliennes. Ce marin écossais vient de passer quatre ans seul, et il est presque revenu à l'état sauvage. A son retour, en Angleterre, ses aventures sont publiées avec succès. Ce fait divers a inspiré Daniel DEFOE (1660-1731) pour son roman le plus connu : La vie et les aventures de Robinson Crusoé (1719). Aujourd'hui, l'île qui a habité SELKIRK, dans l'archipel Juan Fernández, a été rebaptisée Robinson Crusoe par le gouvernement chilien, en hommage au personnage !
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Robinson Crusoé de Daniel DEFOE
Le titre complet de l'ouvrage est, traduit en français : La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé de York, marin, qui vécut 28 ans sur une île déserte sur la côte de l'Amérique, près de l'embouchure du grand fleuve Orénoque à la suite d'un naufrage où tous périrent à l'exception de lui-même, et comment il fut délivré d'une manière tout aussi étrange par des pirates. Écrit par lui-même.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la période consacrée à la vie en solitaire n'occupe qu'une partie de la première moitié du roman. Le reste raconte les aventures de Robinson en Europe, son retour sur l'île, sa vie de famille...
Né en 1623, Robinson-Kreutznaer, surnommé Crusoé, âgé de 18 ans, a des pensées "vagabondes" et rêve, contre l'avis de son père, de prendre la mer. Après avoir fui le domicile familial, il vit de nombreuses aventures en mer, devient lui-même esclave pendant une petite période (le lecteur pourra alors s'étonner que Robinson ne soit pas dérangé par la traite des Noirs). Huit ans plus tard, il est le seul rescapé d'un naufrage et arrive sur une île. En voici le récit dans l'extrait suivant : L'arrivée de Robinson sur l'île
Robinson commence par faire la liste de ses souffrances :
"Je suis jeté sur une île horrible et désolée, sans aucun espoir de délivrance. Je suis écarté et séparé, en quelque sorte, du monde entier pour être misérable. Je suis retranché du nombre des hommes ; je suis un solitaire, un banni de la société humaine. Je n’ai point de vêtements pour me couvrir. Je suis sans aucune défense, et sans moyen de résister à aucune attaque d’hommes ou de bêtes. Je n’ai pas une seule âme à qui parler, ou qui puisse me consoler".
Il indique le temps qui passe sur une croix de bois, découvrez comment ici : Le décompte du temps fait par Robinson
Puis, il met tout son talent à recréer la vie d'un homme "civilisé". Le héros fait certes preuve de courage et de patience, il plie son environnement à sa volonté et affiche en cela le comportement du colonisateur.
Pour tromper la solitude, il multiplie des tâches utiles et fatigantes : il aménage une grotte, bâtit un enclos, domestique un chien et d'autres animaux, se fabrique des outils, et tient un journal intime. Ce procédé littéraire permet de clarifier le récit, même s'il offre quelques répétitions. Alors qu'il est malade, sans personne pour le secourir, il se rappelle que les Brésiliens usent du tabac pour se guérir. Il compte également sur une foi en Dieu retrouvée (chapitre "La Sainte Bible").
La vie solitaire en des contrées éloignées fait de lui un nouvel Adam, chargé de veiller sur un espace clos (Voir AU MATIN DU MONDE 2/3 : Le Paradis sur Terre, b. L’Éden, un jardin idyllique). Il devient peu à peu un autre homme, qui a perdu l'aspect traditionnel anglais il se décrit lui-même ainsi : Le portrait de Robinson
De plus, l'absence de concurrence lui donne tous les droits :
Là régnait ma Majesté le Prince et Seigneur de toute l’île : – j’avais droit de vie et de mort sur tous mes sujets ; je pouvais les pendre, les vider, leur donner et leur reprendre leur liberté. Point de rebelles parmi mes peuples !
Robinson Crusoé, Chapitre « Robinson et sa cour ».
Le livre s'adressait aux enfants et je souhaitais m'éloigner de l'image d’Épinal de la vie rêvée et fantasmée sur une île paradisiaque. Le séjour de Robinson sur son île fut rude, violent et éprouvant et je souhaitais le faire ressentir sur la couverture avec des couleurs autres que le ciel azur et l'eau turquoise, une image un peu mélancolique, avec un Robinson le regard dans le vide...
Vincent DUTRAIT pour Lettres d'Arts
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Vendredi selon Michel TOURNIER
Même au bout de 24 ans, l'arrivée du "Sauvage", qu'il sauve des autres cannibales, le laisse dans ces mêmes dispositions :
En peu de temps je commençai à lui parler et à lui apprendre à me parler. D’abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi ; c’était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je lui enseignai également à m’appeler maître, à dire oui et non, et je lui appris ce que ces mots signifiaient.
Robinson Crusoé, Chapitre « Vendredi ».
La relation qui s'établit est loin d'être de l'amitié, c'est vraiment un rapport hiérarchique entre un maître et son esclave.
Ce nouveau personnage révèle d'autres facettes de Robinson et de son époque. C'est cet aspect qu'a choisi de développer Michel TOURNIER (1924-2016) dans Vendredi ou les limbes du Pacifique (1969). Le prologue du roman montre comment Robinson découvre son avenir dans un jeu de tarot. C'est une manière pour l'auteur de nous révéler son projet vis-à-vis de son héros. Le romancier français prend des libertés avec le texte de DEFOE : Robinson a 22 ans, il est marié et père de deux enfants. La navire qui fait naufrage au large du Chili, le 30 septembre 1759, se nomme la Virginie (référence à Paul et Virginie, le roman de BERNARDIN DE SAINT-PIERRE ? voir LE POINT SUR LES ÎLES 4/4 : L'île aux enfants). On sait dès le départ que le jeune homme va vivre une expérience qui le transformera. Le premier être vivant que Robinson rencontre sur l'île est un bouc ; pris de peur, il le tue. Son premier acte sur cette nouvelle terre est un meurtre.
Il put embrasser tout l'horizon circulaire du regard : la mer était partout. Il se trouvait donc sur un îlot beaucoup plus petit que Mas a Tierra et dépourvu de toute trace d'habitation. Il comprenait maintenant l'étrange comportement du bouc qu'il venait d'assommer : cet animal n'avait jamais vu d'être humain, c'était la curiosité qui l'avait cloué sur place". "L'îlot devait se trouver hors de la route régulière des navires puisqu'il était totalement inconnu.
Puisque ce n'est pas Mas a Tierra, dit-il simplement, c'est l'île de la Désolation.
Chapitre premier.
Dans un premier temps, il refuse d'envisager que son séjour puisse durer longtemps ; tout le dégoûte sur cette île et il ne prend pas la peine de compter les jours. Il construit un radeau qu'il nomme l'Évasion et qui, comme l'arche de Noé (voir AU MATIN DU MONDE 3/3 : Le Déluge), doit le sauver des eaux. Le projet échoue et il reste seul avec le chien Tenn qui a survécu au naufrage de la Virginie. Par conséquent, il se dit : "Il travaillerait. Il consommerait sans plus rêver ses noces avec son épouse implacable, la solitude" (chapitre II). C'est à partir de ce moment qu'il se prend en main, accepte son sort, rebaptise l'île Speranza (l'espérance en italien) et dresse un calendrier. L'île est pour lui un lieu d'introspection : il se regarde lui-même et apprend à se connaître ; "il n'y a qu'un point de vue, le mien" (chapitre III), ce qui l'autorise plus tard à se déclarer Gouverneur de l'île (Chapitre IV). Il explore l'île dans ses moindres recoins, cherchant le réconfort que seul pourrait lui offrir un être humain.
C'est au chapitre VII que Robinson sauve un homme de ses poursuivants. Il s'agit d'un jeune Indien araucanien (les Araucans sont des peuples d'Amérique du sud : Chili et Argentine) d'environ 15 ans. L'auteur fait ici l'effort de nommer précisément l'origine de cet homme. Les réflexions de Robinson à son égard montrent tous ses préjugés occidentaux :
Il fallait trouver un nom au nouveau venu. Je ne voulais pas lui donner un nom de chrétien avant qu'il ait mérité cette dignité. Un sauvage n'est pas un être humain à part entière. Je ne pouvais pas non plus décemment lui imposer un nom de choses, encore que c'eût été peut-être la solution de bon sens. Je crois avoir résolu élégamment ce dilemme en lui donnant le nom du jour de la semaine où je l'ai sauvé : Vendredi. Ce n'est ni un nom de personne, ni un nom commun, c'est à mi-chemin entre les deux, celui d'une entité à demi vivante, à demi abstraite.
Michel TOURNIER critique l'attitude de Robinson qui refuse l'humanité de son nouveau compagnon. Pour poursuivre sa recréation du monde occidental, il va même jusqu'à payer Vendredi et l'obliger à acheter sa nourriture. Vendredi est en tous points l'inverse de Robinson, il a la peau sombre, il vient des îles du sud, il connaît et comprend la nature. Ses actions viennent renverser l'ordre établi par Robinson. Petit à petit, le "sauvage" enseigne à Robinson qu'une autre vie est possible, il lui prouve que ses idées anglaises ne sont pas forcément les meilleures, il l'incite à changer progressivement de point de vue. Le chapitre IX est décisif : Robinson fait enfin l'expérience de l'altérité : l'acceptation de l'autre et de sa différence, à l'opposé du roman de DEFOE.
"Des années durant, il avait été le maître et le père de Vendredi. En quelques jours, il était devenu son frère".
Vendredi ou la vie sauvage (1971) du même auteur, reprend exactement la même histoire, mais de façon adaptée à un jeune public :
"C'est très difficile de rester un homme quand personne n'est là pour vous y aider ! Contre cette mauvaise pente, il ne connaissait comme remèdes que le travail, la discipline et l'exploitation de toutes les ressources de l'île" (chapitre 8). Puis, "il regardait faire Vendredi, il l'observait et il apprenait grâce à lui comment on doit vivre sur une île déserte du Pacifique" (chapitre 21). Il apprend par exemple des recettes de cuisine. Parfois, les deux compagnons échangent leur rôle, se déguisent ou encore se défoulent sur des copies d'eux-mêmes pour éviter de se faire vraiment mal l'un à l'autre. Robinson est donc initié à la vie sauvage.
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La "robinsonnade"
L'immense succès du roman de DEFOE est à l'origine d'un genre narratif à part entière : "la robinsonnade", autrement dit, la vie d'un ou plusieurs personnages, abandonnés sur une île déserte. C'est le cas notamment du roman Le Robinson suisse (1812) de Johann David WYSS (1743-1818) qui raconte le naufrage et la survie de la famille Zermatt sur une île indonésienne. Le récit a connu des suites, des réécritures, des adaptations en long-métrage ou en série animée.
Le film Seul au monde (2001) de Robert ZEMECKIS reprend de façon contemporaine ce principe de la robinsonnade. L'acteur Tom HANKS y joue le rôle d'un représentant de grande compagnie de livraison dont l'avion s'écrase en mer. Il doit survivre pendant plusieurs années sur une île déserte.
Autre exemple avec le poète SAINT-JOHN PERSE (de son vrai nom Marie-René Auguste Alexis LÉGER, 1887-1975) qui est né sur l'île de la Guadeloupe. L'un des ses recueils intitulé Éloges (1911) contient des Images à Crusoé. Le poème "Ville" est adressé à Robinson :
Crusoé ! - ce soir près de ton Île, le ciel qui se rapproche louangera la mer, et le silence multipliera l'exclamation des astres solitaires.
Tire les rideaux ; n'allume point :
C'est le soir sur ton Île et à l'entour, ici et là, partout où s'arrondit le vase sans défaut de la mer.
Même la musique rend hommage dans l'opéra-comique Robinson Crusoé (1867) de Jacques OFFENBACH (1819-1880). C'est une pièce en trois actes et cinq tableaux. Robinson y est interprété par un ténor et Vendredi par un mezzo-soprano, deux hauteurs de voix bien distinctes qui permettent de confirmer l'opposition et la complémentarité des deux personnages. Le livret, écrit par Hector CREMIEUX (1828-1892) et Eugène CORMON (1810-1903), contient les didascalies suivantes :
Le théâtre représente la partie de l’île que Robinson appelait sa métairie. Dans le fond est une colline boisée dont la pente douce, dirigée vers la gauche, s’étend jusqu’à la mer que l’on aperçoit au loin entre les arbres. – A droite, adossée à un rocher, est la grotte dont Robinson s’est fait une demeure et dont l’entrée est en partie masquée par un grand arbre praticable. – A gauche, sur le devant, est l’enclos qui forme la métairie. A terre, un gros cèdre coupé, dont la moitié est déjà travaillée dans la forme d’un canot.Les rayons du soleil pénètrent à travers les palmiers, les cocotiers, les bananiers en fleurs qui forment autour de la clairière une sorte de défense naturelle.
Une symphonie douce exprime le calme de cette nature vierge. – Tout à coup, le chant des oiseaux cesse. On en voit quelques-uns fuir entre les arbres et Robinson paraît au fond. Il s’arrête et suit en souriant les oiseaux que son approche a fait fuir.
Deuxième acte, deuxième tableau.
Parmi les exemples picturaux, on peut observer le travail de Paul GAUGUIN (1848-1943). Ce peintre français a beaucoup voyagé et s'est établi en Polynésie. Nombre de ses tableaux représentent des îles et leurs habitants.
Montagnes tahitiennes (1891) est remarquable par la variété et la vivacité des couleurs. Le ciel bleu, le massif rocheux, les cocotiers, le personnage presque nu illustrent cette vision de l'exotisme. Ne serait-ce pas Vendredi que l'on aperçoit, accompagné du chien de Robinson ?
Si l'on a pu voir que Robinson n'est pas toujours un être recommandable, il en existe de bien pires que lui que l'on est parfois contraint d'abandonner volontairement sur une île déserte...
Je remercie grandement Vincent DUTRAIT pour son autorisation de diffuser son illustration de couverture de Robinson Crusoé.
Dans un semaine, hissez le pavillon noir et accostez sur L'île aux pirates.
Le mois prochain vous lirez LES AMANTS ÉTERNELS.
N. THIMON
Commentaires
Votre blog est vraiment super cool . Il est génial
naelle