Les exemples qui seront traités ne représentent pas tous des îles désertes. Néanmoins, les personnages principaux sont à chaque fois des enfants que l'on voit évoluer, prendre des décisions, s'aimer ou s'affronter.

  • Peter Pan et les enfants perdus


Sir James Matthew BARRIE (1860-1937) est l'auteur de Peter Pan et Wendy (1911). Cette histoire est d'abord une pièce de théâtre avant d'être adaptée par son auteur en roman. La version cinématographique des studios Disney, Peter Pan (1953), demeure dans la mémoire de nombreuses personnes, même si elle gomme les aspects les plus obscurs de l'histoire. D'autres adaptations ont voulu varier les points de vue :  Hook, la revanche du capitaine Crochet (1992) de Steven SPIELBERG donne plus d'importance au Capitaine Crochet et le confronte à un Peter devenu adulte. Neverland (2005) de Marc FORSTER se concentre plus sur la vie de l'auteur. La bande dessinée en 6 tomes Peter Pan (1990-2004) de Régis LOISEL (1951-) offre une vision particulièrement sombre et saisissante des origines du jeune héros, pour les lecteurs les plus âgés. De nombreuses autres versions reprennent de façon plus ou moins fidèle les aventures des jeunes héros.

Chez BARRIE, le récit s'ouvre sur la description de la famille Darling et en particulier des trois enfants que veille leur mère : Wendy, John et Michael.

 

Retrouvez la description que fait le romancier de l'esprit d'un enfant et vous comprendrez son choix de placer son histoire sur une île : L'esprit d'un enfant est comme une île, extrait de Peter Pan et Wendy.

 

C'est au cours des voyages à travers l'esprit de ses enfants que Mme Darling découvre Peter et "elle se souvient d'un Peter Pan qui vivait - disait-on - chez les fées" et lorsque les enfants meurent, il les "accompagne un bout de chemin pour qu'ils n'aient pas peur". Le garçon est représenté sous les traits "d'un charmant petit gars, vêtu de feuilles  et des résines qui suintent des arbres" avec des "dents de lait qu'il avait au grand complet"(chapitre 1). Lorsqu'il vient récupérer son ombre enfermée chez les Darling, Peter dit "je me suis enfui le jour de ma naissance", "je ne veux jamais devenir un homme", "je veux toujours rester un petit garçon et m'amuser" (chapitre 3 "Partons, partons !"). Sa naïveté est telle qu'il ignore ce qu'est un baiser et pense que c'est un bouton ou un dé à coudre. Tout au long du récit, on voit que Peter aime être le chef mais qu'il refuse aussi toute contrainte.

Les enfants, grâce à l'aide de Peter et la fée Clochette, s'envolent pour le pays de l'Imaginaire. Ils ont le plaisir de constater qu'elle correspond à leurs rêves respectifs. En anglais, ce pays magique qui n'existe nulle part ni à aucun moment, qu'on ne peut jamais trouver, se nomme Neverland (never : jamais et land : pays), un mot fabriqué par l'auteur qui ressemble à celui fabriqué par Thomas MORE : utopie (voir LES UTOPIES, DES MONDES MEILLEURS ? 1/3 : L'Île idéale).

"Le nombre de garçons vivant dans l'Île peut varier, évidemment, selon qu'il leur arrive d'être tués ou bien d'autres choses. Dès qu'ils semblent avoir grandi - ce qui est contraire au règlement - Peter les supprime. Aujourd'hui, ils sont six" : La Guigne, Bon Zigue, La Plume, Le Frisé et les jumeaux.

En leur amenant Wendy, il essaie aussi de leur rendre la mère qu'ils n'ont plus : "Ô dame Wendy, dirent-ils soyez notre mère à tous !" (chapitre 6 : "la petite hutte"). C'est le rôle que la jeune fille accepte de tenir puisqu'elle leur raconte une histoire et les borde dans leur lit, leur taille de nouveaux pantalons. Les activités consistent à jouer, à faire semblant, à éviter les Peaux-Rouges, à combattre les pirates. On ne sait ni lire ni écrire ni compter, mais cela importe peu.

Le temps est impossible à évaluer au pays de l'Imaginaire. Il apparaît bien vite que les enfants ne conservent pas de mémoire de leur vie passée comme pour ne pas vieillir. Ils ne se projettent pas non plus dans l'avenir, pour ne pas être adultes trop tôt. Comme si vivre dans l'instant présent était une façon de rester un enfant.

Un des meilleurs hommages est de fixer Peter Pan dans une sculpture qui résistera au temps. Sur celle qui est présente aux jardins Kensington de Londres, on le voit avec sa flûte, au sommet d'un monde qu'il domine par sa joie de vivre. On pense aussi alors au dieu Pan avec sa célèbre flûte...

  • Deux ans de vacances 

La littérature française propose un autre exemple mémorable avec Deux ans de vacances  (1888) de Jules VERNE (1828-1905). En 1860, quelque part dans le Pacifique, un schooner(1) portant à son bord quinze garçons s'échoue. Le plus âgé d'entre eux a quatorze ans, sans adulte avec eux - pour une raison que vous découvrirez en lisant -,  ils vont devoir apprendre à vivre ensemble.

"Île ou continent ? c’était toujours la grave question dont se préoccupaient Briant, Gordon, Doniphan, que leur caractère et leur intelligence faisaient véritablement les chefs de ce petit monde. Songeant à l’avenir, quand les plus jeunes ne s’attachaient qu’au présent, ils s’entretenaient souvent à ce sujet. En tout cas, que cette terre fût insulaire ou continentale, il était manifeste qu’elle n’appartenait point à la zone des tropiques. Cela se voyait à sa végétation, chênes, hêtres, bouleaux, aunes, pins et sapins de diverses sortes, nombreuses myrtacées ou saxifragées, qui ne sont point les arbres ou arbustes répandus dans les régions centrales du Pacifique. Il semblait même que ce territoire devait être un peu plus haut en latitude que la Nouvelle-Zélande, plus rapproché du pôle austral par conséquent. On pouvait donc craindre que les hivers y fussent très rigoureux. Déjà un épais tapis de feuilles mortes couvrait le sol dans le bois qui s’étendait au pied de la falaise. Seuls, les pins et sapins avaient conservé leur ramure qui se renouvelle de saison en saison sans se dépouiller jamais" (chapitre 5).
 



Ils s'installent sur l'île qu'ils baptiseront Chairman en souvenir de leur pension de Nouvelle-Zélande(2). Ces enfants, sous la conduite de leurs chefs, utilisent leurs connaissances et les ressources de l'île. Ils font preuve de courage et malgré les rivalités entre Briant et Doniphan, le groupe parvient à survivre.
Jules VERNE met en avant l'intelligence et la persévérance de ces enfants, dignes héritiers de Robinson Crusoé, qui plient la nature à leur volonté. Pendant ce temps, certes, ils ne vont pas à l'école, mais c'est au prix de nombreux efforts qu'ils tiennent deux ans sans adultes.
 

  • Sa majesté des Mouches

 En revanche, William GOLDING (1911-1993) propose un aspect beaucoup plus sombre avec Sa majesté des mouches (1954).

Un groupe de jeunes collégiens anglais se retrouve sur une île déserte après un accident. Plus un seul adulte n'est présent, ils vont devoir se débrouiller seuls.

"-Dites-donc les gars, on est chez nous !

L’île avait à peu près la forme d'un bateau ; ramassée sur elle-même du côté où ils se tenaient, elle dévalait derrière eux vers la côte dans le désordre de ses roches. Des deux côtés, des rochers, des falaises, des sommets d'arbres et des pentes raides ; devant eux, sur toute la longueur du bateau, une descente plus douce, boisée, tachée de rose ; en bas, la jungle plate, d'un vert dense, mais s'étirant à l'autre bout en une traînée rose. Au-delà de leur île, touchant presque sa pointe, une autre île sortait de l'eau, un roc semblable à un fort qui leur faisait face, à travers l'étendue verte, défendu par un unique bastion rose et fier.[…]

L'atoll encerclait un des côtés de l'île et débordait sur l'autre ; il s'étendait à plus d'un kilomètre d'elle, parallèlement à ce qu'ils appelaient maintenant en pensée "leur" plage (chapitre 1 : "l'appel de la conque").

Une île de rêve, le sable chaud, l'eau cristalline, le climat tropical. Ralph, Jack, "Porcinet", les jumeaux Erik et Sam et les autres ont tout pour être heureux. Ils ont conscience des références littéraires qui s'imposent :  "c'est comme dans un livre" dit l'un d'eux. Les autres ajoutent :

"- L'Île au trésor...

- Robinson Crusoé...

- Robinsons suisses..." (chapitre 2 : "Incendie sur la montagne")

Les groupes se forment en fonction des affinités. On élit un chef, on se répartit les tâches, on s'amuse aussi, on fabrique des cabanes, on se laisse pousser les cheveux... Les enfants vivent du produit de leur chasse. C'est le cochon qui abonde sur cette île qui est leur proie favorite.

Loin de l'innocence à laquelle on s'attendrait, les garçons se montrent durs, parfois cruels. Le récit se plaît à montrer comment se comportent des enfants livrés à eux-mêmes. L'adaptation cinématographique Sa majesté des mouches (1965) de Peter BROOK (1925-) donne à voir cette évolution. Lorsque certains d'entre eux plantent sur une pique la tête d'une truie sauvage, ce trophée sanglant et envahi d'insectes est comparé à Sa-Majesté-des-Mouches. Baal Zeboub en hébreu, Belzébuth en français, c'est ce que signifie le nom de ce démon qui pose un regard malveillant sur les enfants. L'île paradisiaque est devenue un enfer.

 

  • Paul et Virginie

Un autre récit porte à l'inverse un regard plus angélique sur l'enfance, c'est Paul et Virginie (1787) de Jacques-Henri BERNARDIN DE SAINT-PIERRE (1737-1814). Ce grand succès littéraire du XVIIIe siècle laisse plus de place à l'exotisme. L'endroit n'est pas désert et les parents ne sont que partiellement absents, mais l'histoire met en scène les moments où les deux héros sont ensemble.

 

 

Le narrateur raconte sa rencontre avec un vieil homme sur l'Île de France, ancien nom de l'Île Maurice.

 

"Rien en effet n’était comparable à l’attachement qu’ils se témoignaient déjà. Si Paul venait à se plaindre, on lui montrait Virginie ; à sa vue il souriait et s’apaisait. Si Virginie souffrait, on en était averti par les cris de Paul ; mais cette aimable fille dissimulait aussitôt son mal pour qu’il ne souffrît pas de sa douleur. Je n’arrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on représente la constellation des Gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer ; elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre".

Le tableau de Charles Paul LANDON (1761-1826), en les représentant nus et enfantins, tels de mignons chérubins(3), met la lumière sur leur jeunesse et leur innocence. Le cocotier à l'arrière-plan est une allusion discrète aux tropiques. Les couleurs chaudes viennent appuyer l'impression de douceur de l'ensemble.

 

 

 

 

"Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île". Il sont comme coupés du reste du monde, dans un lieu qui se suffit à lui-même.

Partis se promener, ils intercèdent en faveur d'une esclave en fuite. Le narrateur veut montrer le bon cœur de ces enfants. C'est ce sur quoi insiste cette carte au dessin naïf.

 

L'exotisme recrée un âge d'or, un semblant  du temps de l'innocence sur une terre encore inexplorée, comme en témoigne cet extrait : Lieux exotiques dans Paul et Virginie.

 

Cet aspect est mis en évidence par le tableau Henri BLANCHARD (1805-1873), Paul et Virginie (1844). Les personnages sont noyés dans une nature luxuriante et colorée qui est pour eux comme un abri les coupant du reste de l'humanité.

 

L'auteur emploie volontiers un vocabulaire propre aux tropiques : "case" pour désigner les petites maisons, "morne" pour les collines. Pour retrouver ce paradis perdu, les protagonistes refusent même la connaissance, à l'inverse des héros de Jules VERNE. Virginie se plaint par exemple d'une citation latine trop longue qui était pourtant un compliment du vieillard. Le savoir appartient aux adultes, à un autre monde, il n'apporte pas le bonheur, il faut s'en méfier (voir AU MATIN DU MONDE 2/3 : Le Paradis sur Terre, c. Eve et Pandore, la fin des jours heureux).

"Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci n’avait ridé leur front, aucune intempérance n’avait corrompu leur sang, aucune passion malheureuse n’avait dépravé leur cœur : l’amour, l’innocence, la piété, développaient chaque jour la beauté de leur âme en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements. Au matin de la Vie, ils en avaient toute la fraîcheur : tels dans le jardin d’Eden parurent nos premiers parents, lorsque, sortant des mains de Dieu, ils se virent, s’approchèrent, et conversèrent d’abord comme frère et comme sœur. Virginie, douce, modeste, confiante comme Ève ; et Paul, semblable à Adam, ayant la taille d’un homme avec la simplicité d’un enfant".

Jusqu'à l'époque contemporaine, le récit reste une source d'inspiration. Un feuilleton télévisé en 1974 :  Paul et Virginie et une chanson de Céline DION :  "Paul et Virginie" sur l'album Du Soleil au cœur (1983). C'est le côté très doux qui est mis en avant et il peut faire sourire.

À la veille de la Révolution française, en plein Siècle des Lumières, BERNARDIN DE SAINT-PIERRE essaie de figer le temps et l'esprit en dépeignant une histoire d'enfants qui est aussi une histoire d'amour.
 

Conclusion

À travers tous les exemples de cette thématique, nous avons pu voir en quoi la vie sur l'île constitue une expérience de vie incomparable. Présentée parfois comme un lieu idéal, elle exprime alors la nostalgie d'une époque heureuse. Dans d'autres cas, elle est davantage un lieu mystérieux qui défie les protagonistes et renverse leurs connaissances du monde connu. Cela permet aux héros, isolés, de mieux se connaître et de développer des ressources dont parfois ils se seraient crus incapables. Les personnages se révèlent à eux-mêmes. L'île est très clairement un lieu symbolique qui change les individus, c'est aussi un lieu d'accomplissement, d'initiation.

 

N. THIMON

 

Le mois prochain vous lirez LES AMANTS ÉTERNELS.

NOTES :

1 : Pour les noms de bateau, voir LE POINT SUR LES ÎLES : L'île aux pirates.

2 : Cette île existe bel et bien, c'est l'île de Hanovre.

3 : Sur le nom, le rôle ou l'apparence des chérubins, voir La faute de l'Abbé Mouret, le Paradis vu par Émile ZOLA.