25 février 2016

"L'affaire énigmatique" (Darnika Selveswaran)

            Aujourd’hui la journée fut particulièrement épuisante. Toute la matinée, les médias nous sont tombés dessus à cause d'une affaire importante qui nus a été confiée. Elle présente une fin intrigante impliquant une personne importante dont la disparition daterait d'une semaine maintenant. C'est une vieille dame au nom de Kristina Debine. Autrefois, elle faisait partie des personnes puissantes. C'était une femme belliqueuse et son esprit revêche l'a rendait redoutable. Il y a quelques années, des rumeurs courraient qu'avec l'âge, la vieille serait devenue folle. Des balivernes selon moi: je ne comprenais pas comment une personne d'une telle renommée serait devenue folle. Mais malgré la chute de sa célébrité, elle restait haut placé grâce à son passé remarquable. Le procureur général nous a confié ce dossier en demandant de ne pas l'ébruiter.

            C’est après une longue journée de travail que je rejoignais ma gare pour renter chez moi. C'était une très grande station avec une architecture banale mais que j’appréciais beaucoup. Tous les jours elle était bondé d'une masse compacte et mouvante. Elle était animée par des scènes de le vie quotidienne, les discussions, les disputes entre collègues et parfois même des scandales. Avec le temps, le commençais à me familiariser aux visages habituels que je rencontrais chaque jour.

            Ce soir-là, je suis arrivée plus tôt que prévu; à la gare, il était dix­neuf heures vingt ; j'avais donc une vingtaine de minutes avant l'arrivée du train. Je décidais alors d'aller faire un petit tour sur le quai pour vérifier les horaires de la semaine prochaine. Après quelque égarement, je trouvais enfin le planning que je recopiais sur mon carnet. En consultant ma montre que remarquais qu'une vingtaine de minutes s'étaient écoulées. Je décidais de rebrousser le chemin lorsque mon attention se porta sur l'apparition d'un nouveau visage dans cette station, qui m'était pourtant familier. C'était une mendiante. Elle était assise sur le quai, percluse de froid, dans un coin sombre, appuyée contre un de ces murs crasseux de la gare. Elle mendigotait auprès de chaque personne qui croisait sont regard et même ceux qui passaient tout simplement devant elle. La plupart poursuivait leur route en l'ignorant et quelques rares passants ayant pitié d'elle s’arrêtèrent pour lui donner une pièce et l'écouter radoter. En m'approchant, j’aperçus que son visage ressemblait étrangement à celui de Mme Debine, mais j'étais certaine de rien car sa figure était recouverte de saleté. Elle était enveloppée de la tête au pied d'une couverture, sûrement à cause du froid. Je commençais donc à la fixer pour clarifier mes doutes. C'est alors que la pauvre m’interpela. Surprise, j'allais la rejoindre en espérant qu'elle puisse m'aider à l'identifier. La mendiante, ravie de mon arrivée, dressa un sourire sur son visage qui laissa paraître ses dents jaunâtres. Intriguée par sa réaction, je décidais de prendre la parole, mais elle m’interrompit et dit d'une voix chevrotante : « Le jour de ma mort, Dieu viendra prendre plusieurs de ses innocents enfants ». Ses paroles m'affolèrent... je me disais que la misère l'avait rendue folle et, sans m'attarder à lui demander des explications, je continuai mon chemin à travers la masse. Plus que trois minutes avant le départ, c'est au pas de course que je regagnais mon arrêt. Une fois confortablement assise à l'intérieur, je jetais un coup d’œil à la gueuse par la vitre, troublée par ses propos. Elle était toujours assise à la même place, avec son sourire glacial et son regard plongé dans le vide.

             Le lendemain j'arrivai de bonne heure au travail avec l’empressement de boucle l'affaire mais je voulais surtout confirmer mes incertitudes sue la mendiante. C'était en ouvrant le dossier de Mme Debine que j’aperçus que les deux femmes avaient un visage allongé, les même joues caves et un teint blafard, mais ses yeux certifièrent mes soupçons. En effet elles avaient toutes les deux le même regard, des exorbités pleins de menaces. J'étais persuadée que c'était elle !

            J'allais faire part de ma découverte à mes collègues et nous partîmes à sa recherche. Une fois sur les lieux, il n'y avait aucune trace de la mendiante. En revoyant les enregistrements des caméras de ce soir­là, je restai pétrifiée ; sur aucun la clocharde n’apparaissait. On me voyait effectivement en train de parler mais non pas à la mendiante, à ce fameux mur crasseux sur lequel elle était appuyée.

            De retour au bureau le directeur demanda à me voir. C'était un homme rustre et perspicace. Il était très mécontent de cet incident, il me reprocha mon teint bilieux et me conseilla de rentrer me reposer. Il était quinze heures lorsque j'arrivai chez moi. Je posais mes affaires, me débarbouillais e visage et me mis au lit.

            Des heures s'étaient écoulées sans que je puisse trouver le sommeil. Je pensais à la disparition de la mendiante et à sa fameuse phrase. Voici trois jours et nuits qu'elle m’obnubilait. Finalement, je ne réussissais pas à m'endormir à cause de tous ces tourments. Au petit matin, je me fis une petite tisane pour m'apaiser ; je la buvais toute chaude sur mon divan lorsque le téléphone sonna. Je me précipitai pour le décrocher en essayant de ne pas renverser ma tasse. C'était le directeur, il m'apprit qu'on venait de retrouver le corps de Mme Debine depuis quelques heures seulement. Cependant le directeur nous mit sur une autre affaire tragique. En l’entendant, je me précipitai sur la télécommande. En allumant le télévision, mon sang se glaça; j'étais horrifiée, épouvantée par la nouvelle. Je lâchai ma tasse qui se renversa sur le plancha en faisant un bruit sourd. J'apprenais que la nuit précédente plus de cent trente vies innocents avaient été prises. C'était l'attentat du 13 novembre 2015.

12 février 2016

"A confesse" (Chloé Rignault)

      A présent, il réfléchissait, reconsidérait à chaque instant les deux choix qui se présentaient à lui et envisageait avec soin chacune des deux propositions. Fallait-il s’arrêter là, se rendre à la justice et reprendre une existence paisible dans le recueillement ? Ou au contraire partir, mais partir loin. Loin de tout être, de toute chose et profiter au mieux de cette opportunité. Sa pensée devint trouble, son corps ne lui appartenait plus et sa conscience s’alourdissait à chaque instant. Il avait tant rêvé de ce moment, de cette liberté, de cette nouvelle vie et pourtant il ne trouvait plus la force en lui, de quitter ce décor serein et embaumé. Son angoisse croissait au fur et à mesure de sa réflexion et malgré les interminables moments où son esprit s’acharnait à mettre fin à ce dilemme, il ne trouva pas d’issue à celui-ci ! Il avait accumulé tant de mensonges et de trahisons depuis des années à commencer par ses premiers pas dans ce cercueil aux murs de pierre. Ce choix il l’avait fait afin d’obéir à son père. En même temps il avait renoncé à elle et à ses projets personnels d’étude. Comme il regrettait ! Le mensonge s’était transformé en quotidien ; chaque parole prononcée sonnait faux en lui. De fait, il fallu qu’il dissimulât pendant toute cette vie, cette mauvaise foi ! Un jour pourtant il lui vint une brillante idée.

         Il s’agissait d’organiser une vente de charité qui rassemblerait les plus influents et les plus fortunés. Cette œuvre de bienfaisance n’en aurait que l’air. En réalité, il en récupèrerait les gains. L’année suivante, il fit de même avec les dons adressés à toute une campagne de restauration. Pour parfaire ses plans, il se mit à revendre certains biens qui en réalité de lui appartenaient pas tels des dorures, des ornements, des statues. Bien entendu, tout cela il le fit dans la plus grande discrétion.

         Peu à peu il amassa une fortune colossale qui lui permettrait de vivre aisément jusqu’à la fin de ses jours. Après plus de plus vingt-cinq ans toutes ces escroqueries représentaient plus de neuf cent milles euros !  Mais le temps pressait. Il arrivait sur ses cinquante ans et l’envie de liberté touchait alors son paroxysme. C’était décidé ! Dans quelques jours il partirait et s ‘envolerait au bout du monde laissant ainsi derrière lui des années d’un carcan infernal.

        Soudain, un bruit retentit dans l’immense édifice. Son écho résonna comme à l’habitude. Le jour peinait à poindre ainsi, seul un mince faisceau de lumière permit de lui éclairer le visage de l’inconnu. Il reconnut une figure familière qui lui était fidèle. La voix de la vieille femme perça le silence :

-        Bonjour monsieur le curé.

 

 

 

11 février 2016

Lecture d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe (en regard avec Le Spleen de Paris)

L'Homme des foules

(par Edgar Allan Poe)

Ce grand malheur de ne pouvoir être seul.

La Bruyère.

On a dit judicieusement d’un certain livre allemand : Es lasst sich nicht lesen, — il ne se laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne veulent pas être dits. Des hommes meurent la nuit dans leurs lits, tordant les mains des spectres qui les confessent et les regardant pitoyablement dans les yeux ; — des hommes meurent avec le désespoir dans le cœur et des convulsions dans le gosier à cause de l’horreur des mystères qui ne veulent pas être révélés. Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau d’une si lourde horreur, qu’elle ne peut s’en décharger que dans le tombeau. Ainsi l’essence du crime reste inexpliquée.

Il n’y a pas longtemps, sur la fin d’un soir d’automne, j’étais assis devant la grande fenêtre cintrée du café D…, à Londres. Pendant quelques mois, j’avais été malade ; mais j’étais alors convalescent, je me trouvais dans une de ces heureuses dispositions qui sont précisément le contraire de l’ennui, — dispositions où l’appétence morale est merveilleusement aiguisée, quand la taie qui recouvrait la vision spirituelle est arrachée, l’ἀχλὺς ἣ πρὶν ἐπῆεν1, — où l’esprit électrisé dépasse aussi prodigieusement sa puissance journalière que la raison ardente et naïve de Leibniz l’emporte sur la folle et molle rhétorique de Gorgias. Respirer seulement, c’était une jouissance, et je tirais un plaisir positif même de plusieurs sources très plausibles de peine. Chaque chose m’inspirait un intérêt calme, mais plein de curiosité. Un cigare à la bouche, un journal sur mes genoux, je m’étais amusé, pendant la plus grande partie de l’après-midi, tantôt à regarder attentivement les annonces, tantôt à observer la société mêlée du salon, tantôt à regarder dans la rue à travers les vitres voilées par la fumée.

Cette rue est une des principales artères de la ville, et elle avait été pleine de monde toute la journée. Mais, à la tombée de la nuit, la foule s’accrut de minute en minute ; et, quand tous les réverbères furent allumés, deux courants de la population s’écoulaient, épais et continus, devant la porte. Je ne m’étais jamais senti dans une situation semblable à celle où je me trouvais en ce moment particulier de la soirée, et ce tumultueux océan de têtes humaines me remplissait d’une délicieuse émotion toute nouvelle. À la longue, je ne fis plus aucune attention aux choses qui se passaient dans l’hôtel, et je m’absorbai dans la contemplation de la scène du dehors.

Mes observations prirent d’abord un tour abstrait et généralisateur. Je regardais les passants par masses, et ma pensée ne les considérait que dans leurs rapports collectifs. Bientôt, cependant, je descendis au détail, et j’examinai avec un intérêt minutieux les innombrables variétés de figure, de toilette, d’air, de démarche, de visage et d’expression physionomique.

Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu’à se frayer un chemin à travers la foule. Ils fronçaient les sourcils et roulaient les yeux vivement ; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils ne montraient aucun symptôme d’impatience, mais rajustaient leurs vêtements et se dépêchaient. D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux-mêmes et gesticulaient, comme s’ils se sentaient seuls par le fait même de la multitude innombrable qui les entourait. Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion. ­— Dans ces deux vastes classes d’hommes, au delà de ce que je viens de noter, il n’y avait rien de bien caractéristique. Leurs vêtements appartenaient à cet ordre qui est exactement défini par le terme : décent. C’étaient indubitablement des gentilshommes, des marchands, des attorneys, des fournisseurs, des agioteurs, — les eupatrides2 et l’ordinaire banal de la société, — hommes de loisir et hommes activement engagés dans des affaires personnelles, et les conduisant sous leur propre responsabilité. Ils n’excitèrent pas chez moi une très grande attention.

La race des commis sautait aux yeux, et, là, je distinguai deux divisions remarquables. Il y avait les petits commis des maisons à esbrouffe, — jeunes messieurs serrés dans leurs habits, les bottes brillantes, les cheveux pommadés et la lèvre insolente. En mettant de côté un certain je ne sais quoi de fringant dans les manières qu’on pourrait définir genre calicot, faute d’un meilleur mot, le genre de ces individus me parut un exact fac-similé de ce qui avait été la perfection du bon ton douze ou dix-huit mois auparavant. Ils portaient les grâces de rebut de la gentry ; — et cela, je crois, implique la meilleure définition de cette classe.

Quant à la classe des premiers commis de maisons solides, ou des steady old fellows, il était impossible de s’y méprendre. On les reconnaissait à leurs habits et pantalons noirs ou bruns, d’une tournure confortable, à leurs cravates et à leurs gilets blancs, à leurs larges souliers d’apparence solide, avec des bas épais ou des guêtres. Ils avaient tous la tête légèrement chauve, et l’oreille droite, accoutumée dès longtemps à tenir la plume, avait contacté un singulier tic d’écartement. J’observai qu’ils ôtaient ou remettaient toujours leurs chapeaux avec les deux mains, et qu’ils portaient des montres avec de courtes chaînes d’or d’un modèle solide et ancien. Leur affectation, c’était la respectabilité, — si toutefois il peut y avoir une affectation aussi honorable.

Il y avait bon nombre de ces individus d’une apparence brillante que je reconnus facilement pour appartenir à la race des filous de la haute pègre dont toutes les grandes villes sont infestées. J’étudiai très curieusement cette espèce de gentry, et je trouvai difficile de comprendre comment ils pouvaient être pris pour des gentlemen par les gentlemen eux-mêmes. L’exagération de leurs manchettes, avec un air de franchise excessive, devait les trahir du premier coup.

Les joueurs de profession — et j’en découvris un grand nombre — étaient encore plus aisément reconnaissables. Ils portaient toutes les espèces de toilettes, depuis celle du parfait maquereau, joueur de gobelets, au gilet de velours, à la cravate de fantaisie, aux chaînes de cuivre doré, aux boutons de filigrane, jusqu’à la toilette cléricale, si scrupuleusement simple, que rien n’était moins propre à éveiller le soupçon. Tous cependant se distinguaient par un teint cuit et basané, par je ne sais quel obscurcissement vaporeux de l’œil, par la compression et la pâleur de la lèvre. Il y avait, en outre, deux autres traits qui me les faisaient toujours deviner : un ton bas et réservé dans la conversation, et une disposition plus qu’ordinaire du pouce à s’étendre jusqu’à faire angle droit avec les doigts. — Très souvent, en compagnie de ces fripons, j’ai observé quelques hommes qui différaient un peu par leurs habitudes ; cependant, c’étaient toujours des oiseaux de même plumage. On peut les définir : des gentlemen qui vivent de leur esprit. Ils se divisent, pour dévorer le public, en deux bataillons, — le genre dandy et le genre militaire. Dans la première classe, les caractères principaux sont longs cheveux et sourires ; et dans la seconde, longues redingotes et froncements de sourcils.

En descendant l’échelle de ce qu’on appelle gentility, je trouvai des sujets de méditation plus noirs et plus profonds. Je vis des colporteurs juifs avec des yeux de faucon étincelants dans des physionomies dont le reste n’était qu’abjecte humilité ; de hardis mendiants de profession bousculant des pauvres d’un meilleur titre, que le désespoir seul avait jetés dans les ombres de la nuit pour implorer la charité ; des invalides tout faibles et pareils à des spectres sur qui la mort avait placé une main sûre, et qui clopinaient et vacillaient à travers la foule, regardant chacun au visage avec des yeux pleins de prières, comme en quête de quelque consolation fortuite, de quelque espérance perdue ; de modestes jeunes filles qui revenaient d’un labeur prolongé vers un sombre logis, et reculaient plus éplorées qu’indignées devant les œillades des drôles dont elles ne pouvaient même pas éviter le contact direct ; des prostituées de toute sorte et de tout âge, — l’incontestable beauté dans la primeur de sa féminité, faisant rêver de la statue de Lucien dont la surface était de marbre de Paros et l’intérieur rempli d’ordures, — la lépreuse en haillons, dégoûtante et absolument déchue, — la vieille sorcière, ridée, peinte, plâtrée, surchargée de bijouterie, faisant un dernier effort vers la jeunesse, — la pure enfant à la forme non mûre, mais déjà façonnée par une longue camaraderie aux épouvantables coquetteries de son commerce, et brûlant de l’ambition dévorante d’être rangée au niveau de ses aînées dans le vice ; des ivrognes innombrables et indescriptibles. Ceux-ci déguenillés, chancelants, désarticulés, avec le visage meurtri et les yeux ternes, — ceux-là avec leurs vêtements entiers, mais sales, une crânerie légèrement vacillante, de grosses lèvres sensuelles, des faces rubicondes et sincères, — d’autres vêtus d’étoffes qui jadis avaient été bonnes, et qui maintenant encore étaient scrupuleusement brossées, — des hommes qui marchaient d’un pas plus ferme et plus élastique que nature, mais dont les physionomies étaient terriblement pâles, les yeux atrocement effarés et rouges, et qui, tout en allant à grands pas à travers la foule, agrippaient avec des doigts tremblants tous les objets qui se trouvaient à leur portée ; et puis des pâtissiers, des commissionnaires, des porteurs de charbon, des ramoneurs ; des joueurs d’orgue, des montreurs de singes, des marchands de chansons, ceux qui vendaient avec ceux qui chantaient ; des artisans déguenillés et des travailleurs de toute sorte épuisés à la peine, — et tous pleins d’une activité bruyante et désordonnée qui affligeait par ses discordances et apportait à l’œil une sensation douloureuse.

À mesure que la nuit devenait plus profonde, l’intérêt de la scène s’approfondissait aussi pour moi ; car non seulement le caractère général de la foule était altéré (ses traits les plus nobles s’effaçant avec la retraite graduelle de la partie la plus sage de la population, et les plus grossiers venant vigoureusement en relief, à mesure que l’heure plus avancée tirait chaque espèce d’infamie de sa tanière), mais les rayons des becs de gaz, faibles d’abord quand ils luttaient avec le jour mourant, avaient maintenant pris le dessus et jetaient sur toutes choses une lumière étincelante agitée. Tout était noir, mais éclatant — comme cette ébène à laquelle on a comparé le style de Tertullien.

Les étranges effets de la lumière me forcèrent à examiner les figures des individus ; et, bien que la rapidité avec laquelle ce monde de lumière fuyait devant la fenêtre m’empêchât de jeter plus d’un coup d’œil sur chaque visage, il me semblait toutefois que, grâce à ma singulière disposition morale, je pouvais souvent lire dans ce bref intervalle d’un coup d’œil l’histoire de longues années.

Le front collé à la vitre, j’étais ainsi occupé à examiner la foule, quand soudainement apparut une physionomie (celle d’un vieux homme décrépit de soixante-cinq à soixante et dix ans), — une physionomie qui tout d’abord arrêta et absorba toute mon attention, en raison de l’absolue idiosyncrasie de son expression. Jusqu’alors, je n’avais jamais rien vu qui ressemblât à cette expression, même à un degré très éloigné. Je me rappelle bien que ma première pensée, en le voyant, fut que Retzch3, s’il l’avait contemplé, l’aurait grandement préféré aux figures dans lesquelles il a essayé d’incarner le démon. Comme je tâchais, durant le court instant de mon premier coup d’œil, de former une analyse quelconque du sentiment général qui m’était communiqué, je sentis s’élever confusément et paradoxalement dans mon esprit les idées de vaste intelligence, de circonspection, de lésinerie, de cupidité, de sang-froid, de méchanceté, de soif sanguinaire, de triomphe, d’allégresse, d’excessive terreur, d’intense et suprême désespoir. Je me sentis singulièrement éveillé, saisi, fasciné. « Quelle étrange histoire, me dis-je à moi-même, est écrite dans cette poitrine ! » Il me vint alors un désir ardent de ne pas perdre l’homme de vue, — d’en savoir plus long sur lui. Je mis précipitamment mon paletot, je saisis mon chapeau et ma canne, je me jetai dans la rue, et me poussai à travers la foule dans la direction que je lui avais vu prendre ; car il avait déjà disparu. Avec un peu de difficulté, je parvins enfin à le découvrir, je m’approchai de lui et le suivis de très près, mais avec de grandes précautions, de manière à ne pas attirer son attention.

Je pouvais maintenant étudier commodément sa personne. Il était de petite taille, très maigre et très faible en apparence. Ses habits étaient sales et déchirés ; mais, comme il passait de temps à autre dans le feu éclatant d’un candélabre, je m’aperçus que son linge, quoique sale, était d’une belle qualité ; et, si mes yeux ne m’ont pas abusé, à travers une déchirure du manteau, évidemment acheté d’occasion, dont il était soigneusement enveloppé, j’entrevis la lueur d’un diamant et d’un poignard. Ces observations surexcitèrent ma curiosité, et je résolus de suivre l’inconnu partout où il lui plairait d’aller.

Il faisait maintenant tout à fait nuit, et un brouillard humide et épais s’abattait sur la ville, qui bientôt se résolut en une pluie lourde et continue. Ce changement de temps eut un effet bizarre sur la foule, qui fut agitée tout entière d’un nouveau mouvement, et se déroba sous un monde de parapluies. L’ondulation, le coudoiement, le brouhaha, devinrent dix fois plus forts. Pour ma part, je ne m’inquiétai pas beaucoup de la pluie, — j’avais encore dans le sang une vieille fièvre aux aguets, pour qui l’humidité était une dangereuse volupté. Je nouai un mouchoir autour de ma bouche, et je tins bon. Pendant une demi-heure, le vieux homme se fraya son chemin avec difficulté à travers la grande artère, et je marchais presque sur ses talons dans la crainte de le perdre de vue. Comme il ne tournait jamais la tête pour regarder derrière lui, il ne fit pas attention à moi. Bientôt il se jeta dans une rue traversière, qui, bien que remplie de monde, n’était pas aussi encombrée que la principale qu’il venait de quitter. Ici, il se fit un changement évident dans son allure. Il marcha plus lentement, avec moins de décision que tout à l’heure, — avec plus d’hésitation. Il traversa et retraversa la rue fréquemment, sans but apparent ; et la foule était si épaisse, qu’à chaque nouveau mouvement j’étais obligé de le suivre de très près. C’était une rue étroite et longue, et la promenade qu’il y fit dura près d’une heure, pendant laquelle la multitude des passants se réduisit graduellement à la quantité de gens qu’on voit ordinairement à Broadway, près du parc, vers midi, — tant est grande la différence entre une foule de Londres et celle de la cité américaine la plus populeuse. Un second crochet nous jeta sur une place brillamment éclairée et débordante de vie. La première manière de l’inconnu reparut. Son menton tomba sur sa poitrine, et ses yeux roulèrent étrangement sous ses sourcils froncés, dans tous les sens, vers tous ceux qui l’enveloppaient. Il pressa le pas, régulièrement, sans interruption. Je m’aperçus toutefois avec surprise, quand il eut fait le tour de la place, qu’il retournait sur ses pas. Je fus encore bien plus étonné de lui voir recommencer la même promenade plusieurs fois : — une fois, comme il tournait avec un mouvement brusque, je faillis être découvert.

À cet exercice il dépensa encore une heure, à la fin de laquelle nous fûmes beaucoup moins empêchés par les passants qu’au commencement. La pluie tombait dru, l’air devenait froid, et chacun rentrait chez soi. Avec un geste d’impatience, l’homme errant passa dans une rue obscure, complètement déserte. Tout le long de celle-ci, un quart de mille à peu près, il courut avec une agilité que je n’aurais jamais soupçonnée dans un être aussi vieux, — une agilité telle que j’eus beaucoup de peine à le suivre. En quelques minutes, nous débouchâmes sur un vaste et tumultueux bazar. L’inconnu avait l’air parfaitement au courant des localités, et il reprit encore une fois son allure primitive, se frayant un chemin çà et là, sans but, parmi la foule des acheteurs et des vendeurs.

Pendant une heure et demie, à peu près, que nous passâmes dans cet endroit, il me fallut beaucoup de prudence pour ne pas le perdre de vue sans attirer son attention. Par bonheur je portais des claques en caoutchouc, et je pouvais aller et venir sans faire le moindre bruit. Il ne s’aperçut pas un seul instant qu’il était épié. Il entrait successivement dans toute les boutiques, ne marchandait rien, ne disait pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe, effaré, vide. J’étais maintenant prodigieusement étonné de sa conduite, et je pris la ferme résolution de ne pas le quitter avant d’avoir satisfait en quelque façon ma curiosité à son égard.

Une horloge au timbre éclatant sonna onze heures, et tout le monde désertait le bazar en grande hâte. Un boutiquier, en fermant un volet, coudoya le vieux homme, et à l’instant même je vis un violent frisson parcourir tout son corps. Il se précipita dans la rue, regarda un instant avec anxiété autour de lui, puis fila avec une incroyable vélocité à travers plusieurs ruelles tortueuses et désertes, jusqu’à ce que nous aboutîmes de nouveau à la grande rue d’où nous étions partis, — la rue de l’hôtel D… Cependant, elle n’avait plus le même aspect. Elle était toujours brillante de gaz ; mais la pluie tombait furieusement, et l’on n’apercevait que de rares passants. L’inconnu pâlit. Il fit quelques pas d’un air morne dans l’avenue naguère populeuse ; puis, avec un profond soupir, il tourna dans la direction de la rivière, et, se plongeant à travers un labyrinthe de chemins détournés, arriva enfin devant un des principaux théâtres. On était au moment de le fermer, et le public s’écoulait par les portes. Je vis le vieux homme ouvrir la bouche, comme pour respirer et se jeter parmi la foule ; mais il me sembla que l’angoisse profonde de sa physionomie était en quelque sorte calmée. Sa tête tomba de nouveau sur sa poitrine ; il apparut tel que je l’avais vu la première fois. Je remarquai qu’il se dirigeait maintenant du même côté que la plus grande partie du public, — mais, en somme, il m’était impossible de rien comprendre à sa bizarre obstination.

Pendant qu’il marchait, le public se disséminait ; son malaise et ses premières hésitations le reprirent. Pendant quelque temps, il suivit de très près un groupe de dix ou douze tapageurs ; peu à peu, un à un, le nombre s’éclaircit et se réduisit à trois individus qui restèrent ensemble, dans une ruelle étroite, obscure et peu fréquentée. L’inconnu fit une pause, et pendant un moment parut se perdre dans ses réflexions ; puis, avec une agitation très marquée, il enfila rapidement une route qui nous conduisit à l’extrémité de la ville, dans des régions bien différentes de celles que nous avions traversées jusqu’à présent. C’était le quartier le plus malsain de Londres, où chaque chose porte l’affreuse empreinte de la plus déplorable pauvreté et du vice incurable. À la lueur accidentelle d’un sombre réverbère, on apercevait des maisons de bois, hautes, antiques, vermoulues, menaçant ruine, et dans de si nombreuses et si capricieuses directions qu’à peine pouvait-on deviner au milieu d’elles l’apparence d’un passage. Les pavés étaient éparpillés à l’aventure, repoussés de leurs alvéoles par le gazon victorieux. Une horrible saleté croupissait dans les ruisseaux obstrués. Toute l’atmosphère regorgeait de désolation. Cependant, comme nous avancions, les bruits de la vie humaine se ravivèrent clairement et par degrés ; et enfin de vastes bandes d’hommes, les plus infâmes parmi la populace de Londres, se montrèrent, oscillantes ça et là. Le vieux homme sentit de nouveau palpiter ses esprits, comme une lampe qui est près de son agonie. Une fois encore il s’élança en avant d’un pas élastique. Tout à coup, nous tournâmes au coin ; une lumière flamboyante éclata à notre vue, et nous nous trouvâmes devant un des énormes temples suburbains de l’Intempérance, — un des palais du démon Gin.

C’était presque le point du jour ; mais une foule de misérables ivrognes se pressaient encore en dedans et en dehors de la fastueuse porte. Presque avec un cri de joie, le vieux homme se fraya un passage au milieu, reprit sa physionomie primitive, et se mit à arpenter la cohue dans tous les sens, sans but apparent. Toutefois, il n’y avait pas longtemps qu’il se livrait à cet exercice, quand un grand mouvement dans les portes témoigna que l’hôte allait les fermer en raison de l’heure. Ce que j’observai sur la physionomie du singulier être que j’épiais si opiniâtrement fut quelque chose de plus intense que le désespoir. Cependant, il n’hésita pas dans sa carrière, mais, avec une énergie folle, il revint tout à coup sur ses pas, au cœur du puissant Londres. Il courut vite et longtemps, et toujours je le suivais avec un effroyable étonnement, résolu à ne pas lâcher une recherche dans laquelle j’éprouvais un intérêt qui m’absorbait tout entier. Le soleil se leva pendant que nous poursuivions notre course, et, quand nous eûmes une fois encore atteint le rendez-vous commercial de la populeuse cité, la rue de l’hôtel D…, celle-ci présentait un aspect d’activité et de mouvement humains presque égal à ce que j’avais vu dans la soirée précédente. Et, là encore, au milieu de la confusion toujours croissante, longtemps je persistai dans ma poursuite de l’inconnu. Mais, comme d’ordinaire, il allait et venait, et de la journée entière il ne sortit pas du tourbillon de cette rue. Et, comme les ombres du second soir approchaient, je me sentais brisé jusqu’à la mort, et, m’arrêtant tout droit devant l’homme errant, je le regardai intrépidement en face. Il ne fit pas attention à moi, mais reprit sa solennelle promenade, pendant que, renonçant à le poursuivre, je restais absorbé dans cette contemplation.

« Ce vieux homme, — me dis-je à la longue, — est le type et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est l’homme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. Le pire cœur du monde est un livre plus rebutant que le Hortulus animæ4, et peut-être est-ce une des grandes miséricordes de Dieu que es lasst sich nicht lesen, — qu’il ne se laisse pas lire. »

1 « La taie qui était dessus auparavant » (citation extraite de L’Iliade d’Homère).

2 Nobles qui étaient au pouvoir à Athènes aux VIIIe et VIIe siècles avant J.-C.

3 Peintre allemand, spécialiste de scènes mythologiques.

4 Abréviation du titre d’un livret de prières publié en 1500 par Grunninger.

10 février 2016

Premières productions de cadavres exquis

Dans une galaxie lointaine le petit éléphant gris à trompe réduite s'accroupit (pendant) le carnaval.


Dans un château hanté le salsifis s'amenuise avec un poupin.


Les jeunes parents roulent des oréos dans la cabane de l'oncle Joe au fond du bois.


Un canari bleu mange sans personne dans un petit village.


La moissonneuse batteuse manipule des cheveux roux au cinéma.


Ghislaine et ses copains s'éloignent des rognons de veau dans un pommier.


Nous rêvons à manger pour retrouver les moutons.


Les limaces embrassent des pastels au milieu de l'Océan Atlantique.


Amanda C. engloutit un champignon farci chez mamie.


Un nain long ordonne à des endives...


Le cousin de l'arrière-grand-mère de Danielle mange des pâtes dans la casserole de nouilles des mouches.


Dans les nuages, la jolie mamie pense au chien.


A vous de voter pour le cadavre exquis le plus réussi !

08 février 2016

Recette du cadavre exquis

Pour faire un bon cadavre exquis, il faut plusieurs ingrédients :

   - un bout de feuille

   - un stylo

   - une bonne connaissance des natures et des fonctions grammaticales (c'est là que cela se corse..)

   - une mise en accord préalable du groupe concernant la structure de la phrase

Le mieux, pour cette quatrième condition, est peut-être de commencer par faire une phrase d'exemple pour identifier les éléments voulus. Voici plusieurs types de structure possibles :

* "L'homme mange une pomme chez lui en regardant la télé" (structure : Sujet + Verbe transitif + COD + complément circonstanciel de lieu + gérondif complément circonstanciel de manière)

* "Tous les soirs l'enfant se couche dans son lit avec son doudou pour s'endormir" (structure : CC de temps + Sujet + V. intransitif + CC lieu + CC moyen + CC but)

[Vous pouvez bien sûr proposer d'autres structures (à tester ensuite) en commentaire]

Ensuite, on écrit chacun un mot à l'abri des regards, on replie le papier sur ce mot et on note l'élément que le participant suivant devra écrire par la suite.

07 février 2016

"Une découverte inattendue et mystérieuse" (Alexandra Gay)

    C’était une journée d’automne. Le ciel était bas. L’atmosphère humide pénétrait jusqu’à travers les murs épais de la maison.

    Installée dans mon vieux fauteuil, sous une couverture de laine bien chaude, je me remémorai tous ces souvenirs qui se bousculaient dans ma tête. Je percevais juste les petites gouttes de pluie qui heurtaient les vitres. Regardant au loin le passage des voitures sur la route inondée, mon regard se perdait dans l’immensité des champs et des prés qui s’étendait à perte de vue. Que faire à présent? Là était toute ma pensée. J’étais maintenant seule à cinquante ans dans un grand appartement.

 

    Le retentissement de la sonnerie me sortit brutalement de mes songes. Prenant appui sur le rebord de la fenêtre, je me penchais et aperçus un homme qui était à la porte. L’homme commença à me parler :

    « Bonjour Madame! Excusez-moi de vous déranger à cette heure-ci! Etes-vous au courant de l’inauguration demain d’un marché à St Aubin, petite ville non loin d’ici?

    - Ah non, pas du tout jeune homme! Mais vous savez, je suis très préoccupée en ce moment car je viens de perdre mon mari... Vous comprenez certainement ma tristesse.

    - Désolé, toutes mes condoléances... Ecoutez, je comprends votre situation. Toutefois, je vous laisse toutes les indications nécessaires dans votre boîte à lettres.

    - Merci bien, au revoir!

    - Bon courage et bonne soirée. »

    Rapidement, je retournai à mon fauteuil, replongeant instantanément dans mes pensées lugubres ... Incapable d’avaler la moindre nourriture, je pris place dans mon lit. Je réfléchissais.

 

    Envahie par une soudaine curiosité, je surgis de mon lit, descendis les escaliers me séparant de ma boîte à lettres. Je l’ouvris et lus « Rendez-vous place des Pivoines dès six heures. » Je remontais mes coucher, le sourire aux lèvres à l’idée de cette promenade au marché du lendemain. Après tout, cela ne pouvait pas me nuire mais, au contraire, me donner un élan pour penser à autre chose.

 

    Le lendemain matin, je partis tout apprêtée, prise d’une soudaine joie. Ma robe blanche et mes souliers me donnaient davantage d’assurance. Arrivée à la place des Pivoines, je parcourais ce marché, aux mille couleurs, aux mille odeurs mais toutefois nul objet n’arrivait à capter mon attention. J’étais presque arrivée au terme de ce marché, déçue de ne pas y avoir trouvé fortune, quand, soudainement, je fus interpellée par un cri provenant de ma droite au niveau d’un arbre. Me rapprochant pour en découvrir l’origine, je vis deux yeux brillants et très expressifs. Ils m’observaient en coin de l’œil, n’osant pas m’affronter directement, révélateur d’une probable timidité. Bien que les marchands commençaient à partir, nous restions ensemble, ne pouvant nous détacher l’un de l’autre.

    Après plusieurs longues minutes à nous observer, le jour commença à tomber et le froid se faisait de plus en plus glacial. Je lui proposai de venir chez moi pour lui offrir une boisson chaude. Il hocha simplement la tête, sans émettre un seul son. De retour à la maison, il pénétra prudemment regardant tout autour de lui, puis il prit place dans mon fauteuil afin de contempler la vue depuis la fenêtre. Bien que scrutant chacun de mes pas et toujours aussi silencieux, sa présence m’était agréable.

    Plusieurs jours passèrent en sa compagnie; je reprenais peu à peu goût à la vie grâce à sa présence douce et chaleureuse et ses petits allées et venues. Aujourd’hui était un grand jour : le jour où le corps de Mr Dubert, mon mari, était enseveli. Nos familles respectives étaient présentes pour l’occasion. Nous étions le 16 décembre 2000, il était onze heures, heure à laquelle le prêtre nous attendait devant l’Eglise Sainte-Anne. Il avait, alors, décidé de m’accompagner pour ce jour important. Emmenés tous les deux par un taxi, mes jambes ne pouvant me soutenir, nous entrâmes dans l’église et le prêtre débuta la cérémonie. Revenus vers dix-huit heures à l’appartement, je le remerciais, il m’avait été d’un grand soutien en cette journée.

 

    Le lendemain matin, je fus réveillée par l’horloge du salon qui sonnait toutes les heures. Je sortis de mon lit et pris place dans mon canapé avec ma tasse de thé, comme à mon habitude. Seulement aujourd’hui, il n’était pas là à m’attendre. Sur le moment, j’étais triste et, le temps passant, mon inquiétude grandit. Inquiète et contrariée, je partis à sa recherche mais il était introuvable... Interrogeant les voisins aux alentours, personne ne l’avait aperçu.

    Le lendemain matin, je me rendis en ville pour faire quelques courses. En passant devant la brasserie du village, je le vis assis au comptoir parmi les villageois. Je pénétrai à l’intérieur et l’interpellai, il accourut vers moi en se frottant contre mes jambes. Je le pris dans les bras, le câlinai. Ses yeux magnifiques me regardèrent. Nous nous étions retrouvés, mon chat et moi.

 

06 février 2016

"Un dîner presque parfait" - Capucine Hochedez

   C’était un vendredi, veille de vacances pour Jean-Pierre Bousanque, qui rêvait de se reposer après toutes ces semaines de travail. Pour l’occasion, il avait organisé un grand dîner le soir même, auquel il pensa toute la journée, famille et amis y étaient conviés. Il est vrai que le jeune homme n’avait pas un métier de tout repos… Qui aurait, un jour, rêvé d’être taxidermiste ? Passer ses journées à décarcasser des animaux, pour ensuite les remplir de paille n’avait rien d’agréable. Malgré le fait que ce métier en rebutait plus d’un, Monsieur Bousanque appréciait son travail. Il se considérait comme un magicien, ayant le pouvoir de donner une deuxième vie aux animaux.

  Ce jour-là, Jean-Pierre reçut un appel d’un certain Marc Dupont, qui se présenterait vers midi. Cela arrangeait plutôt Monsieur Bousanque, qui n’avait pas beaucoup de travail en ce vendredi pluvieux. Comme prévu, Monsieur Dupont sonna à la porte à midi pile, un magnifique chat dans les bras. Malgré l’état dans lequel il était, ce chat était de loin le plus beau que l’empailleur ait vu de toute sa carrière. Monsieur Dupont lui confia l’animal, puis partit aussitôt… Il avait l’air bouleversé, et Jean-Pierre était décidé à rendre le chat encore plus beau qu’il l’avait récupéré. Il commença donc son travail en lui enlevant soigneusement la fourrure, pour la garder intacte. Il prit ensuite la bête et la descendit à la cave, où il conservait la plupart des animaux sur lesquels il travaille.

    Après avoir passé une bonne heure de travail sur le félin, Monsieur Bousanque s’accorda une pause déjeuner. Il partit en ville vers quatorze heures, pour rejoindre des amis.

   La mère de Jean-Pierre était une femme plutôt envahissante, qui aimait son fils plus que tout. C’est donc sans grande surprise qu’elle vint lui rendre visite. Voyant que son fils s’était absenté, elle décida de lui faire une surprise. Comment pouvait-il travailler dans un désordre pareil ? Il fallait faire quelque chose. Elle rangea donc l’atelier, puis toute la maison, et comme son fils ne revenait toujours pas, elle eut l’idée de préparer le repas du soir. Cela tombait bien, elle venait d’acheter du lapin et des légumes ! Elle descendit le lapin pour le mettre au réfrigérateur, puis remonta dans la cuisine pour préparer les légumes.

   Monsieur Bousanque rentra deux heures plus tard, et étonnamment, toute la maison était rangée. Il remercia sa mère et lui proposa de rester jusqu’au soir ; pendant qu’il travaillait, elle s’occuperait des derniers préparatifs du dîner. C’est avec joie qu’elle accepta, et qu’elle se remit à cuisiner en allant chercher le lapin au sous-sol.

   Pendant ce temps, Jean-Pierre était en train de finir l’empaillement d’un très beau labrador aux poils longs et soyeux. Son propriétaire vint le chercher à dix-huit heures, ce qui annonçait les vacances de Monsieur Bousanque.

   Vers dix-neuf heures, tous les invités étaient présents, l’ambiance était chaleureuse et conviviale. L’entrée fut servie, puis le plat arriva. Les convives se régalaient avec le lapin farci, ce qui flatta la mère de Bousanque. La sonnette retenti, et Jean-Pierre alla ouvrir : à son grand étonnement, c’était Marc Dupont qui se présentait au pas de la porte. Ce dernier voulait savoir comment le travail avançait. Monsieur Bousanque l’invita d’abord à se joindre au dîner, ce que Marc accepta volontiers.

    Après ce copieux repas, le taxidermiste proposa à Marc, comme convenu, d’aller voir l’avancement du travail qu’il effectuait au sous-sol. Celui-ci acquiesça, et c’est ainsi que tous deux descendirent les marches menant à la cave. Arrivés en bas, l’empailleur ouvrit le réfrigérateur où il avait placé le chat, mais à sa grande surprise, il y trouva seulement un lapin surgelé.

31 janvier 2016

"Parricide" (Kailyne Alibay-Gandjee)

    Il vivait sous le banc, en face de la boulangerie, seul. Il était si courageux, si honnête, si respectueux…, mais il était bien connu pour sa curiosité. Il était toujours là pour aider les autres, sans jamais rien demander en retour. Il y en avait peu, des jeunes garçons de seize ans comme Ses parents étaient morts il y a deux jours, le 6 Novembre 1924. Pauvre Raphaël, il était devenu orphelin et il n’avait ni maison, ni argent, ni nourriture, ni famille. Rien. Mais il avait toujours de l’espoir, l’espoir de réussir dans sa vie, de sortir de cette pauvreté. Il décida donc de continuer de travailler à l’Hôpital Saint-Louis pour gagner de l’argent, mais aussi pour l’honneur et la fierté.

    A l’hôpital, Raphaël passait la serpillère, nettoyait les chambres, s’occupait des poubelles, et toutes les tâches de ce genre. Tout se passait bien: Raphaël ne gagnait pas beaucoup mais c’était suffisant pour lui et le personnel était gentil et tolérant avec lui. Il avait aussi rencontré Lucie, une jolie et charmante infirmière de vingt-trois ans. Ils s’entendaient bien, traînaient souvent ensemble le travail terminé et elle l’aidait quand il en avait besoin.

    Un jour, lorsque Raphaël passa devant la chambre deux cent neuf, le patient de cette chambre l’appela et lui dit d’entrer. Raphaël, surpris, entra sans dire un mot. Le malade devait avoir la trentaine, il n’avait pas l’air très malade. Il était blond et avait de beaux yeux bleus, comme Raphaël. L’homme ne le regarda pas et dit:

« -Tu es Raphaël c’est ça?

-Oui monsieur, c’est ça. Et vous êtes qui?

-Tu n’as pas besoin de savoir. Je connais tes parents, tu sais. Ils me parlaient souvent de toi.

-Je pense que…

-…tu peux sortir maintenant, dit-il sèchement. »

    Raphaël le scruta curieusement, il était si désagréable! Et puis, comment pouvait-il connaître ses parents? Ils n’avaient même pas de maison! Raphaël pensa que cet homme était fou ou qu’il a dû avoir un passé difficile. Raphaël sortit de la chambre et alla s’asseoir sur son banc, pensant à cet homme.

    Le jour suivant, Raphaël passa encore une fois devant la chambre deux cent neuf. Le malade l’appela encore mais Raphaël l’ignora et continua d’avancer. Comme il ne s’était pas arrêté, l’homme cria: « Je sais que t’habites devant la boulangerie, sous un banc et je sais que tes parents étaient pauvres. »

    Raphaël s’arrêta net: « -Comment vous savez ça?

-Je te l’ai dit hier: je connais tes parents.

-Mais…

-…au revoir. »

    Le lendemain, il se passa encore la même chose et le malade lui dit: « -Je sais que ta mère est morte. Ton pauvre père.

-Mais qui êtes-vous? hurla Raphaël ».

    L’homme ne le regarda pas mais un sourire apparut sur ses lèvres, puis il rit nerveusement. Ce rire disait quelque chose à Raphaël, c’est comme s’il avait entendu ce rire toute sa vie. « C’est à moi de devenir fou, maintenant! » se dit-il.

« -Vous prétendez me connaître mais vous ne me connaissez pas, monsieur. Mes deux parents sont morts, reprit Raphaël plus calmement.

-Sors! ordonna le malade ».

    Cette voix, cette façon de parler, cette personne, tout cela était familier à Raphaël. Il avait déjà entendu cette voix quelque part, mais il ne se souvint plus quand, ni où. Il voulait absolument savoir qui était cet homme et comment il connaissait ses parents.

    Raphaël alla se renseigner auprès de Lucie:

« -Lucie, je peux te parler vite fait s’il-te-plaît ? 

-Oui, à propos de quoi?

-Du monsieur de la chambre deux cent neuf.

-Ah oui, je vois. C’est Monsieur Dupuis. Ce sont les urgences qui l’ont amené ici. Il a été retrouvé dans la Seine, avec une femme. La femme est morte mais lui a survécu.

-Survécu à quoi?

-Il a tenté de se suicider.

-Pourquoi ?

-On ne sait pas, il ne veut pas parler.

-Il m’a parlé de mes parents. Il a dit qu’il les connaissait, qu’ils lui parlaient de moi. Il sait que ma mère est morte mais il ne sait pas que mon père l’est aussi.  Je veux savoir qui c’est.

-Je suis prête à t’aider, on a besoin de le savoir aussi.

-Merci. On en reparle demain, il faut que j’y aille.

-Pas de problème! A demain! »

    Le lendemain matin, Raphaël décida qu’il irait voir cet homme mystérieux avant de partir pour lui parler et lui poser des questions. Arrivé à l’hôpital, il croisa Lucie. Ils s’arrêtèrent et discutèrent de Monsieur Dupuis. Lucie dit à Raphaël qu’un test ADN sera fait afin d’en savoir un peu plus sur lui et qu’on la comparera avec celui de la femme trouvée. Il était vingt-et-une heure huit, Raphaël venait tout juste de finir de travailler. Avant de partir, il alla voir Monsieur Dupuis, comme prévu:

« -Monsieur Dupuis? Je peux vous parler rapidement s’il-vous-plaît?

-Oui, entre, mais dans deux minutes, tu partiras.

-Oui monsieur. Donc, nous savons que vous avez été retrouvé dans La Seine avec une femme. Qui est-elle?

-Raphaël, ce n’est pas ton rôle de savoir ça, expliqua-t-il.

-Si, je veux savoir, je dois savoir, dit Raphaël d’un ton décidé.

-Non! Tu es là pour passer la serpillère et sortir la poubelle, pas pour te mêler de ma vie! s’écria

Monsieur Dupuis.

-C’est vous qui…

-…tais-toi et sors!

-Je ne sortirai pas tant que je n’ai pas ma réponse! »

En entendant tous ces cris, Lucie accourut  et calma tout le monde. Elle demanda à Raphaël de partir et à Monsieur Dupuis de dormir car il avait besoin de repos. Lucie proposa à Raphaël de le ramener chez lui.

« -Ce n’est pas la peine, merci.

-Je peux te ramener en voiture. Et puis, tu sais, je t’aime bien, t’es un bon ami, je pourrais peut-être voir ton appartement ou ta maison.

-Lucie, tu le fais exprès? Tu ne sais pas que je suis Raphaël, celui qui vit sous le banc en face de la boulangerie?

-C’est toi? demanda-t-elle choquée.

-Bah oui, c’est moi. Maintenant laisse-moi. » dit-il en partant, vexé.

    Cela faisait quelques jours que Raphaël n’avait pas vu Lucie. Il se dit qu’elle était peut-être occupée avec les tests ADN et qu’elle avait sûrement de bonnes nouvelles. Monsieur Dupuis envoya une infirmière chercher Raphaël. Celui-ci alla le voir par respect.

« -Tes parents t’ont trouvé ; tu n’es pas leur enfant, annonça Monsieur Dupuis comme si c’était normal.

-Ce n’est pas vrai, je ne peux pas vous croire!

-Tu leur as pourri la vie: ils ont voulu te faire plaisir mais tu demandais toujours plus, tu n’étais jamais content de ce que tu avais. Ils se sentaient coupables!

-Vous ne me connaissez pas! J’ai toujours été gentil et respectueux!

-Ils t’ont demandé de travailler ici mais tout ce que tu gagnais, tu le gardais, égoïste!

-Je l’ai fait pour leur donner du pain tous les jours! Vous êtes un menteur!

-Ils te détestaient! C’est à cause de toi qu’ils se sont suicidés! 

-Vous ne pouvez pas dire ça! Vous ne les connaissez pas!

-Tu les as tués!

-Menteur!

-Ils te détestaient! »

    Enragé, Raphaël se jeta sur Monsieur Dupuis. Il le poussa de son brancard, lui donna des coups sur la tête. Il y avait du sang partout. Lucie arriva en courant et cria:

« -Raphaël, arrête, c’est…

-…non, laisse-moi! »

    Raphaël prit le brancard, le jeta sur Monsieur Dupuis. Tout le personnel de l’hôpital, en entendant ce bruit inquiétant, courut jusque dans la chambre deux cent neuf. Il n’y avait plus de bruit.

« -Il est mort? demanda un infirmier

 

-Je ne sais pas, répondit Lucie »

Lucie s’approcha doucement de Monsieur Dupuis, pour voir s’il respirait encore. Elle leva la tête vers Raphaël:

-Tu viens de tuer ton père!

-Ce n’est pas possible, mon père est mort il y a quelques jours, déjà.

-Non, c’était ton père. On a fait des tests ADN, on a posé des questions aux gens du quartier.

-C’est pas vrai, c’est pas possible!

-Je suis désolée, Raphaël. C’était ton père mais il ne t’aimait pas, c’est pour ça qu’il mentait.

-Non…non…non...non… »

    Raphaël ne cessa pas de répéter ce mot, il était dégoûté, il ne comprenait pas. Pourquoi ce malheur était-il tombé sur lui? N’avait-il pas assez souffert?  On entendait des sirènes dehors: la police a été prévenue. Elle entra dans le bâtiment et menotta Raphaël qui continua de répéter le même mot en secouant sa tête.

    Quinze ans plus tard, lorsque Raphaël était sorti de prison, on le retrouva sous l’arbre d’un cimetière, à côté des tombes de ses parents. Raphaël avait maintenant une réputation différente ; les enfants l’appelaient «le tueur de parents ».

"Le mauvais jour" (Coline Paquereau)

En allant me coucher, je repense à ce fabuleux week-end que je viens de passer : pas de devoirs, mais des sorties avec mes amis.  Ça y est, il est vingt et une heures ; l’heure d’aller me coucher comme chaque dimanche soir afin de ne pas être fatigué le reste de la semaine. Je prépare mon sac, y mets toutes mes affaires pour gagner du temps demain matin. Je règle donc mon réveil à six heures quarante-cinq pour prendre le bus de sept heures vingt qui me déposera devant mon lycée à l’heure. J’éteins ma lumière et m’endors.

          Pour une fois j’ai l’impression d’avoir bien dormi et je ne suis pas fatigué. Je me réveille doucement, sans me presser… J’ouvre les yeux et lis l’heure qu’indique mon réveil : sept heures dix. Je ne réagis pas puis, ouvre les yeux une seconde fois, relis attentivement plusieurs fois pour être sûr de ne pas me tromper. Non il est bien sept heures dix. Je saute alors de mon lit et cours prendre une douche. Plus d’eau chaude ! Je retourne dans ma chambre et enfile les premiers vêtements qui me passent sous la main. Je me hâte à la cuisine, ouvre le placard et à ce moment-là je me rappelle que j’ai terminé hier le paquet de céréales. Bien évidemment, j’ai aussi vidé le sachet de barres chocolatées.  Je décide de partir avec le ventre vide. En sortant, après avoir mis mes chaussures, mon manteau et pris mon sac, je me rends compte en passant devant la grande vitre que je porte une chemise avec un jogging. Tant pis ! Il vaut mieux être mal habillé que d’arriver en retard.

           Je sors de chez moi en courant et m’aperçois qu’aujourd’hui, il pleut. Je continue à courir et me mets à accélérer en voyant le bus à l’arrêt. Je ne suis plus qu’à quelques mètres des portes ; assez proche pour les voir se fermer et s’éloigner. Je me mets à réfléchir sur l’alternative la plus rationnelle possible pour arriver à l’heure. Ma mère n’est pas levée et mon père est déjà au travail. Une seule solution : y aller à pied.

             Je commence à longer la route en marchant afin de réfléchir à l’itinéraire le plus rapide pour rejoindre le lycée. Je me souviens d’un petit sentier qui passe par la forêt et qui débouche juste derrière le lycée ; là où se trouve  une porte secondaire. L’ayant déjà emprunté quelques fois  pendant l’été, à vélo, je me dis qu’il me faudra moins d’une vingtaine de minutes pour rejoindre le bout. Je commence donc à courir vers le sentier en m’enfonçant dans la forêt.

             En arrivant près de ce dernier, je ralentis le pas en voyant qu’il est parsemé de feuilles et qu’avec la pluie qui continue de tomber, le passage est devenu assez glissant. En sortant mon téléphone portable pour regarder l’heure, en plus de me rendre compte qu’il est déjà sept heures trente-cinq, je découvre trois appels manqués de ma mère. Je tente de la rappeler mais dès lors que mon téléphone se colle à mon oreille, au lieu d’entendre les « bips » habituels, je vois s’afficher le message : « Réseau indisponible ». Je me dis que si elle m’a appelé c’est sûrement pour me prévenir que j’ai oublié quelque chose. J’ouvre mon sac, récapitule tous mes cours et regarde chaque cahier qui correspond. Non, je n’ai rien oublié… Mon carnet !!! C’est ça ! Je n’ai pas mon carnet ! Malheureusement, je n’aurais jamais le temps de rentrer pour le récupérer et arriver à l’heure. Je décide de continuer ma route malgré tout.

            J’aperçois la route avec la grille de l’autre entrée au bout du chemin.  Je me mets à courir et arriva ce qui devait arriver… Je glisse sur les feuilles trempées et tombe sur le dos sur le sol boueux du sentier. En me relevant, je sens une douleur au poignet. Je récupère mon sac qui lui, a roulé quelques mètres plus bas. Il n’échappe pas au même sort que mes vêtements qui sont recouverts de boue. Mes cahiers, ma trousse, tout est sale.  J’imagine déjà la tête que fera ma mère quand je rentrerai ce soir.

           Ça y est, je respire enfin en arrivant devant la grille. J’attrape la poignée mais celle-ci refuse de s’ouvrir. Je continue à forcer, à tenter de tourner la poignée dans tous les sens. Elle refuse de s’ouvrir. Je commence à courir pour faire le tour de l’établissement, regarde l’heure en même temps. Plus que cinq minutes pour arriver en classe ! Je manque de me faire renverser par une voiture mais continue à courir. J’arrive devant la grille principale. J’ai juste le temps avant d’essayer de la pousser, d’apercevoir un panneau avec un unique mot inscrit : « Férié »

30 janvier 2016

"Les Hortensias" (Mélissa De Grivel)

    Michelle n'avait pas voulu aller jusqu'au cimetière. Elle avait refusé de voir le cercueil descendre, puis disparaître. Cette descente aux Enfers rendait plus concrète la perte qu'elle avait subie. Elle croyait avoir  tout perdu lorsque sa fille unique était partie. Elle n'avait plus eu de nouvelles de Claudia depuis plusieurs mois déjà. Elle ne répondait plus au téléphone. Michelle s'inquiétait, et elle n'avait pas tort. Elle n'avait plus d'espoir. Son mari Dominique était aussi désemparé qu'elle. Il avait consacré sa vie au bonheur de son unique fille Claudia. A présent, il était perdu. Il ne lui restait que sa femme. Il l'aimait tant... Sans elle, sa vie n'avait plus de sens.  Il avait d'ailleurs quelque peu tendance à la diviniser et à ne jamais la contredire. Alors, la voir ainsi déboussolée lui était intolérable. Michelle s'enfermait des journées entières dans la grande chambre grise. Rien ne pouvait lui redonner le sourire. Dominique ne savait plus que faire. C'était peut-être bien ça leur vie. Sans doute étaient-ils condamnés à pleurer leur fille éternellement. Condamnés à vivre sans elle, à n'être jamais plus heureux. Oui, c'était peut-être bien ça, une condamnation à vivre.

     Un jour, pourtant, Michelle se décida à descendre arroser ses hortensias. Elle remplit un arrosoir vert et se rendit dans la véranda. Dominique était dans le bureau. Il triait des papiers. Michelle se souvint alors du temps où elle arrosait ses plantes chaque matin. Puis elle préparait le repas, mettait la table et recevait Claudia. Cette époque lui semblait si lointaine, à présent. Michelle, perdue dans ses pensées,  sursauta soudainement. Un violent fracas s'était fait entendre à l'étage.

    Intriguée et inquiète, Michelle gravit les marches du grand escalier. Elle entra dans le bureau et découvrit Dominique étendu sur le sol. Il avait fait un arrêt cardiaque. Mais la mort ne voulut apparemment pas de lui, car il reprit connaissance quelques secondes plus tard, avant que sa femme, affolée, n'ait eu le temps d'appeler les urgences. Dominique se leva et affirma qu'il allait bien. Il ne voulut pas l'importuner ; il lui dit de ne pas s'inquiéter. Mais Michelle insista pour l'emmener à la clinique la plus proche. Ils y allèrent à pied. Sur le chemin, Dominique dut s'arrêter à plusieurs reprises : il était très fatigué et essoufflé. Michelle vit que c'était grave. Ils arrivèrent à la clinique. Mais on leur expliqua qu'ici, c'était une clinique, qu'on ne pouvait rien pour eux, qu'il fallait aller à l'hôpital. Michelle leur dit qu'ils n'avaient pas de voiture. On leur répondit que le monsieur était tout à fait apte à marcher un petit quart d'heure. Michelle n'était pas très rassurée. Dominique s'en moquait : s'il mourait aujourd'hui, il mourrait avant sa femme, la seule chose qu'il avait encore à perdre. Les deux époux se mirent en chemin. Ils n'avaient qu'à longer deux rues ; deux longues et interminables rues...

    A mi-chemin, Dominique entendit son téléphone sonner. Il décrocha et reconnu cette voix. Comment y croire ? C'était Claudia. Elle ne répondait jamais au téléphone, mais elle lisait toujours les messages désespérés que sa mère lui laissait. Claudia se disait au fond d'elle qu'un jour, peut-être, elle réussirait à lui pardonner. Ce jour était arrivé. Il ne lui avait manqué qu'une petite tragédie pour se rendre compte qu'elle les aimait toujours, et qu'elle avait besoin d'eux autant qu'ils avaient besoin d'elle. Dominique ne disait rien. Michelle réalisa qu'elle n'était pas la seule à avoir souffert du départ de sa fille. Claudia parut très inquiète, elle qui ne s'était pas soucié de ses parents depuis si longtemps... Alors Dominique eut tout ce qui lui manquait : il était réconcilié avec sa fille, et aimé de sa femme. Il pouvait à présent mourir sans crainte, il y aurait des gens à son enterrement. Son coeur s'emballa. Une nouvelle crise cardiaque eut raison de lui et l'acheva. Dominique s'écroula sur le trottoir. Michelle ne put le retenir. Elle cria, elle hurla, elle lui ordonna de se réveiller. Mais en vain : elle était veuve.

     Michelle n'avait pas voulu aller jusqu'au cimetière.

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