Par L. Bueno-Lahens (lycée Hoche, Versailles (78)) le 11 février 2016, 16:39 - Lectures cursives
L'Homme des foules
(par Edgar Allan Poe)
Ce
grand malheur de ne pouvoir être seul.
La
Bruyère.
On a dit judicieusement d’un certain livre allemand : Es
lasst sich nicht lesen, — il ne se laisse
pas lire. Il y a des secrets qui ne veulent pas être dits. Des
hommes meurent la nuit dans leurs lits, tordant les mains des
spectres qui les confessent et les regardant pitoyablement dans les
yeux ; — des hommes meurent avec le désespoir dans le cœur
et des convulsions dans le gosier à cause de l’horreur des
mystères qui ne veulent pas être révélés.
Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau
d’une si lourde horreur, qu’elle ne peut s’en décharger que
dans le tombeau. Ainsi l’essence du crime reste inexpliquée.
Il n’y a pas longtemps, sur la fin d’un soir d’automne, j’étais
assis devant la grande fenêtre cintrée du café D…, à Londres.
Pendant quelques mois, j’avais été malade ; mais j’étais
alors convalescent, je me trouvais dans une de ces heureuses
dispositions qui sont précisément le contraire de l’ennui, —
dispositions où l’appétence morale est merveilleusement aiguisée,
quand la taie qui recouvrait la vision spirituelle est arrachée,
l’ἀχλὺς ἣ πρὶν ἐπῆεν,
— où l’esprit électrisé dépasse aussi prodigieusement sa
puissance journalière que la raison ardente et naïve de Leibniz
l’emporte sur la folle et molle rhétorique de Gorgias.
Respirer seulement, c’était une jouissance, et je tirais un
plaisir positif même de plusieurs sources très plausibles de peine.
Chaque chose m’inspirait un intérêt calme, mais plein de
curiosité. Un cigare à la bouche, un journal sur mes genoux, je
m’étais amusé, pendant la plus grande partie de l’après-midi,
tantôt à regarder attentivement les annonces, tantôt à observer
la société mêlée du salon, tantôt à regarder dans la rue à
travers les vitres voilées par la fumée.
Cette rue est une des principales artères de la ville, et elle avait
été pleine de monde toute la journée. Mais, à la tombée de la
nuit, la foule s’accrut de minute en minute ; et, quand tous
les réverbères furent allumés, deux courants de la population
s’écoulaient, épais et continus, devant la porte. Je ne m’étais
jamais senti dans une situation semblable à celle où je me trouvais
en ce moment particulier de la soirée, et ce tumultueux océan de
têtes humaines me remplissait d’une délicieuse émotion toute
nouvelle. À la longue, je ne fis plus aucune attention aux choses
qui se passaient dans l’hôtel, et je m’absorbai dans la
contemplation de la scène du dehors.
Mes observations prirent d’abord un tour abstrait et
généralisateur. Je regardais les passants par masses, et ma pensée
ne les considérait que dans leurs rapports collectifs. Bientôt,
cependant, je descendis au détail, et j’examinai avec un intérêt
minutieux les innombrables variétés de figure, de toilette, d’air,
de démarche, de visage et d’expression physionomique.
Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien
convaincu et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu’à
se frayer un chemin à travers la foule. Ils fronçaient les sourcils
et roulaient les yeux vivement ; quand ils étaient bousculés
par quelques passants voisins, ils ne montraient aucun symptôme
d’impatience, mais rajustaient leurs vêtements et se dépêchaient.
D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans
leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à
eux-mêmes et gesticulaient, comme s’ils se sentaient seuls par le
fait même de la multitude innombrable qui les entourait. Quand ils
étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à
coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et
attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage des
personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils
saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de
confusion. — Dans ces deux vastes classes d’hommes, au delà
de ce que je viens de noter, il n’y avait rien de bien
caractéristique. Leurs vêtements appartenaient à cet ordre qui est
exactement défini par le terme : décent. C’étaient
indubitablement des gentilshommes, des marchands, des attorneys, des
fournisseurs, des agioteurs, — les eupatrides
et l’ordinaire banal de la société, — hommes de loisir et
hommes activement engagés dans des affaires personnelles, et les
conduisant sous leur propre responsabilité. Ils n’excitèrent pas
chez moi une très grande attention.
La race des commis sautait aux yeux, et, là, je distinguai deux
divisions remarquables. Il y avait les petits commis des maisons à
esbrouffe, — jeunes messieurs serrés dans leurs habits, les
bottes brillantes, les cheveux pommadés et la lèvre insolente. En
mettant de côté un certain je ne sais quoi de fringant dans les
manières qu’on pourrait définir genre calicot, faute
d’un meilleur mot, le genre de ces individus me parut un exact
fac-similé de ce qui avait été la perfection du bon ton douze ou
dix-huit mois auparavant. Ils portaient les grâces de rebut de la
gentry ; — et cela, je crois, implique la meilleure
définition de cette classe.
Quant à la classe des premiers commis de maisons solides, ou des
steady old fellows, il était impossible de s’y méprendre.
On les reconnaissait à leurs habits et pantalons noirs ou bruns,
d’une tournure confortable, à leurs cravates et à leurs
gilets blancs, à leurs larges souliers d’apparence solide,
avec des bas épais ou des guêtres. Ils avaient tous la tête
légèrement chauve, et l’oreille droite, accoutumée dès
longtemps à tenir la plume, avait contacté un singulier tic
d’écartement. J’observai qu’ils ôtaient ou remettaient
toujours leurs chapeaux avec les deux mains, et qu’ils portaient
des montres avec de courtes chaînes d’or d’un modèle solide et
ancien. Leur affectation, c’était la respectabilité, — si
toutefois il peut y avoir une affectation aussi honorable.
Il y avait bon nombre de ces individus d’une apparence brillante
que je reconnus facilement pour appartenir à la race des filous de
la haute pègre dont toutes les grandes villes sont
infestées. J’étudiai très curieusement cette espèce
de gentry, et je trouvai difficile de comprendre
comment ils pouvaient être pris pour des gentlemen par les gentlemen
eux-mêmes. L’exagération de leurs manchettes, avec un air de
franchise excessive, devait les trahir du premier coup.
Les joueurs de profession — et j’en découvris un grand nombre —
étaient encore plus aisément reconnaissables. Ils portaient toutes
les espèces de toilettes, depuis celle du parfait maquereau, joueur
de gobelets, au gilet de velours, à la cravate de fantaisie, aux
chaînes de cuivre doré, aux boutons de filigrane, jusqu’à la
toilette cléricale, si scrupuleusement simple, que rien n’était
moins propre à éveiller le soupçon. Tous cependant se
distinguaient par un teint cuit et basané, par je ne sais quel
obscurcissement vaporeux de l’œil, par la compression et la pâleur
de la lèvre. Il y avait, en outre, deux autres traits qui me les
faisaient toujours deviner : un ton bas et réservé dans la
conversation, et une disposition plus qu’ordinaire du pouce à
s’étendre jusqu’à faire angle droit avec les doigts. — Très
souvent, en compagnie de ces fripons, j’ai observé quelques hommes
qui différaient un peu par leurs habitudes ; cependant,
c’étaient toujours des oiseaux de même plumage. On peut les
définir : des gentlemen qui vivent de leur esprit. Ils se
divisent, pour dévorer le public, en deux bataillons, — le genre
dandy et le genre militaire. Dans la première classe, les caractères
principaux sont longs cheveux et sourires ; et dans la seconde,
longues redingotes et froncements de sourcils.
En descendant l’échelle de ce qu’on appelle gentility, je
trouvai des sujets de méditation plus noirs et plus profonds. Je vis
des colporteurs juifs avec des yeux de faucon étincelants dans des
physionomies dont le reste n’était qu’abjecte humilité ;
de hardis mendiants de profession bousculant des pauvres d’un
meilleur titre, que le désespoir seul avait jetés dans les ombres
de la nuit pour implorer la charité ; des invalides tout
faibles et pareils à des spectres sur qui la mort avait placé une
main sûre, et qui clopinaient et vacillaient à travers la foule,
regardant chacun au visage avec des yeux pleins de prières, comme en
quête de quelque consolation fortuite, de quelque espérance
perdue ; de modestes jeunes filles qui revenaient d’un labeur
prolongé vers un sombre logis, et reculaient plus éplorées
qu’indignées devant les œillades des drôles dont elles ne
pouvaient même pas éviter le contact direct ; des prostituées
de toute sorte et de tout âge, — l’incontestable beauté dans la
primeur de sa féminité, faisant rêver de la statue de Lucien dont
la surface était de marbre de Paros et l’intérieur rempli
d’ordures, — la lépreuse en haillons, dégoûtante et absolument
déchue, — la vieille sorcière, ridée, peinte, plâtrée,
surchargée de bijouterie, faisant un dernier effort vers la
jeunesse, — la pure enfant à la forme non mûre, mais déjà
façonnée par une longue camaraderie aux épouvantables coquetteries
de son commerce, et brûlant de l’ambition dévorante d’être
rangée au niveau de ses aînées dans le vice ; des ivrognes
innombrables et indescriptibles. Ceux-ci déguenillés, chancelants,
désarticulés, avec le visage meurtri et les yeux ternes, —
ceux-là avec leurs vêtements entiers, mais sales, une crânerie
légèrement vacillante, de grosses lèvres sensuelles, des
faces rubicondes et sincères, — d’autres vêtus d’étoffes qui
jadis avaient été bonnes, et qui maintenant encore étaient
scrupuleusement brossées, — des hommes qui marchaient d’un pas
plus ferme et plus élastique que nature, mais dont les physionomies
étaient terriblement pâles, les yeux atrocement effarés et rouges,
et qui, tout en allant à grands pas à travers la foule, agrippaient
avec des doigts tremblants tous les objets qui se trouvaient à leur
portée ; et puis des pâtissiers, des commissionnaires, des
porteurs de charbon, des ramoneurs ; des joueurs d’orgue, des
montreurs de singes, des marchands de chansons, ceux qui vendaient
avec ceux qui chantaient ; des artisans déguenillés et des
travailleurs de toute sorte épuisés à la peine, — et tous pleins
d’une activité bruyante et désordonnée qui affligeait par ses
discordances et apportait à l’œil une sensation douloureuse.
À mesure que la nuit devenait plus profonde, l’intérêt de la
scène s’approfondissait aussi pour moi ; car non seulement le
caractère général de la foule était altéré (ses traits les plus
nobles s’effaçant avec la retraite graduelle de la partie la plus
sage de la population, et les plus grossiers venant vigoureusement en
relief, à mesure que l’heure plus avancée tirait chaque espèce
d’infamie de sa tanière), mais les rayons des becs de gaz, faibles
d’abord quand ils luttaient avec le jour mourant, avaient
maintenant pris le dessus et jetaient sur toutes choses une lumière
étincelante agitée. Tout était noir, mais éclatant — comme
cette ébène à laquelle on a comparé le style de Tertullien.
Les étranges effets de la lumière me forcèrent à examiner les
figures des individus ; et, bien que la rapidité avec laquelle
ce monde de lumière fuyait devant la fenêtre m’empêchât de
jeter plus d’un coup d’œil sur chaque visage, il me semblait
toutefois que, grâce à ma singulière disposition morale, je
pouvais souvent lire dans ce bref intervalle d’un coup d’œil
l’histoire de longues années.
Le front collé à la vitre, j’étais ainsi occupé à examiner la
foule, quand soudainement apparut une physionomie (celle d’un vieux
homme décrépit de soixante-cinq à soixante et dix ans), — une
physionomie qui tout d’abord arrêta et absorba toute mon
attention, en raison de l’absolue idiosyncrasie de son expression.
Jusqu’alors, je n’avais jamais rien vu qui ressemblât à cette
expression, même à un degré très éloigné. Je me rappelle bien
que ma première pensée, en le voyant, fut que Retzch,
s’il l’avait contemplé, l’aurait grandement préféré aux
figures dans lesquelles il a essayé d’incarner le démon. Comme je
tâchais, durant le court instant de mon premier coup d’œil, de
former une analyse quelconque du sentiment général qui m’était
communiqué, je sentis s’élever confusément et paradoxalement
dans mon esprit les idées de vaste intelligence, de circonspection,
de lésinerie, de cupidité, de sang-froid, de méchanceté, de soif
sanguinaire, de triomphe, d’allégresse, d’excessive terreur,
d’intense et suprême désespoir. Je me sentis singulièrement
éveillé, saisi, fasciné. « Quelle étrange histoire, me
dis-je à moi-même, est écrite dans cette poitrine ! »
Il me vint alors un désir ardent de ne pas perdre l’homme de vue,
— d’en savoir plus long sur lui. Je mis précipitamment mon
paletot, je saisis mon chapeau et ma canne, je me jetai dans la rue,
et me poussai à travers la foule dans la direction que je lui avais
vu prendre ; car il avait déjà disparu. Avec un peu de
difficulté, je parvins enfin à le découvrir, je m’approchai de
lui et le suivis de très près, mais avec de grandes précautions,
de manière à ne pas attirer son attention.
Je pouvais maintenant étudier commodément sa personne. Il était de
petite taille, très maigre et très faible en apparence. Ses habits
étaient sales et déchirés ; mais, comme il passait de temps à
autre dans le feu éclatant d’un candélabre, je m’aperçus
que son linge, quoique sale, était d’une belle qualité ; et,
si mes yeux ne m’ont pas abusé, à travers une déchirure du
manteau, évidemment acheté d’occasion, dont il était
soigneusement enveloppé, j’entrevis la lueur d’un diamant et
d’un poignard. Ces observations surexcitèrent ma curiosité, et je
résolus de suivre l’inconnu partout où il lui plairait d’aller.
Il faisait maintenant tout à fait nuit, et un brouillard humide et
épais s’abattait sur la ville, qui bientôt se résolut en une
pluie lourde et continue. Ce changement de temps eut un effet bizarre
sur la foule, qui fut agitée tout entière d’un nouveau mouvement,
et se déroba sous un monde de parapluies. L’ondulation, le
coudoiement, le brouhaha, devinrent dix fois plus forts. Pour ma
part, je ne m’inquiétai pas beaucoup de la pluie, — j’avais
encore dans le sang une vieille fièvre aux aguets, pour qui
l’humidité était une dangereuse volupté. Je nouai un mouchoir
autour de ma bouche, et je tins bon. Pendant une demi-heure, le vieux
homme se fraya son chemin avec difficulté à travers la grande
artère, et je marchais presque sur ses talons dans la crainte de le
perdre de vue. Comme il ne tournait jamais la tête pour regarder
derrière lui, il ne fit pas attention à moi. Bientôt il se jeta
dans une rue traversière, qui, bien que remplie de monde, n’était
pas aussi encombrée que la principale qu’il venait de quitter.
Ici, il se fit un changement évident dans son allure. Il marcha plus
lentement, avec moins de décision que tout à l’heure, — avec
plus d’hésitation. Il traversa et retraversa la rue fréquemment,
sans but apparent ; et la foule était si épaisse, qu’à
chaque nouveau mouvement j’étais obligé de le suivre de très
près. C’était une rue étroite et longue, et la promenade qu’il
y fit dura près d’une heure, pendant laquelle la multitude des
passants se réduisit graduellement à la quantité de gens qu’on
voit ordinairement à Broadway, près du parc, vers midi, — tant
est grande la différence entre une foule de Londres et celle de la
cité américaine la plus populeuse. Un second crochet nous jeta
sur une place brillamment éclairée et débordante de vie. La
première manière de l’inconnu reparut. Son menton tomba
sur sa poitrine, et ses yeux roulèrent étrangement sous ses
sourcils froncés, dans tous les sens, vers tous ceux qui
l’enveloppaient. Il pressa le pas, régulièrement, sans
interruption. Je m’aperçus toutefois avec surprise, quand il eut
fait le tour de la place, qu’il retournait sur ses pas. Je fus
encore bien plus étonné de lui voir recommencer la même promenade
plusieurs fois : — une fois, comme il tournait avec un
mouvement brusque, je faillis être découvert.
À cet exercice il dépensa encore une heure, à la fin de laquelle
nous fûmes beaucoup moins empêchés par les passants qu’au
commencement. La pluie tombait dru, l’air devenait froid, et chacun
rentrait chez soi. Avec un geste d’impatience, l’homme errant
passa dans une rue obscure, complètement déserte. Tout le long de
celle-ci, un quart de mille à peu près, il courut avec une agilité
que je n’aurais jamais soupçonnée dans un être aussi vieux, —
une agilité telle que j’eus beaucoup de peine à le suivre. En
quelques minutes, nous débouchâmes sur un vaste et tumultueux
bazar. L’inconnu avait l’air parfaitement au courant des
localités, et il reprit encore une fois son allure primitive, se
frayant un chemin çà et là, sans but, parmi la foule des acheteurs
et des vendeurs.
Pendant une heure et demie, à peu près, que nous passâmes dans cet
endroit, il me fallut beaucoup de prudence pour ne pas le perdre de
vue sans attirer son attention. Par bonheur je portais des claques en
caoutchouc, et je pouvais aller et venir sans faire le moindre bruit.
Il ne s’aperçut pas un seul instant qu’il était épié. Il
entrait successivement dans toute les boutiques, ne marchandait rien,
ne disait pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe,
effaré, vide. J’étais maintenant prodigieusement étonné de sa
conduite, et je pris la ferme résolution de ne pas le quitter
avant d’avoir satisfait en quelque façon ma curiosité à son
égard.
Une horloge au timbre éclatant sonna onze heures, et tout le monde
désertait le bazar en grande hâte. Un boutiquier, en fermant un
volet, coudoya le vieux homme, et à l’instant même je vis un
violent frisson parcourir tout son corps. Il se précipita dans la
rue, regarda un instant avec anxiété autour de lui, puis fila avec
une incroyable vélocité à travers plusieurs ruelles tortueuses et
désertes, jusqu’à ce que nous aboutîmes de nouveau à la grande
rue d’où nous étions partis, — la rue de l’hôtel D…
Cependant, elle n’avait plus le même aspect. Elle était toujours
brillante de gaz ; mais la pluie tombait furieusement, et l’on
n’apercevait que de rares passants. L’inconnu pâlit. Il fit
quelques pas d’un air morne dans l’avenue naguère populeuse ;
puis, avec un profond soupir, il tourna dans la direction de la
rivière, et, se plongeant à travers un labyrinthe de chemins
détournés, arriva enfin devant un des principaux théâtres. On
était au moment de le fermer, et le public s’écoulait par les
portes. Je vis le vieux homme ouvrir la bouche, comme pour respirer
et se jeter parmi la foule ; mais il me sembla que l’angoisse
profonde de sa physionomie était en quelque sorte calmée. Sa tête
tomba de nouveau sur sa poitrine ; il apparut tel que je l’avais
vu la première fois. Je remarquai qu’il se dirigeait maintenant du
même côté que la plus grande partie du public, — mais, en somme,
il m’était impossible de rien comprendre à sa bizarre
obstination.
Pendant qu’il marchait, le public se disséminait ; son
malaise et ses premières hésitations le reprirent. Pendant quelque
temps, il suivit de très près un groupe de dix ou douze tapageurs ;
peu à peu, un à un, le nombre s’éclaircit et se réduisit à
trois individus qui restèrent ensemble, dans une ruelle étroite,
obscure et peu fréquentée. L’inconnu fit une pause, et pendant un
moment parut se perdre dans ses réflexions ; puis, avec
une agitation très marquée, il enfila rapidement une route qui
nous conduisit à l’extrémité de la ville, dans des régions bien
différentes de celles que nous avions traversées jusqu’à
présent. C’était le quartier le plus malsain de Londres, où
chaque chose porte l’affreuse empreinte de la plus déplorable
pauvreté et du vice incurable. À la lueur accidentelle d’un
sombre réverbère, on apercevait des maisons de bois, hautes,
antiques, vermoulues, menaçant ruine, et dans de si nombreuses et si
capricieuses directions qu’à peine pouvait-on deviner au milieu
d’elles l’apparence d’un passage. Les pavés étaient
éparpillés à l’aventure, repoussés de leurs alvéoles par le
gazon victorieux. Une horrible saleté croupissait dans les ruisseaux
obstrués. Toute l’atmosphère regorgeait de désolation.
Cependant, comme nous avancions, les bruits de la vie humaine se
ravivèrent clairement et par degrés ; et enfin de vastes
bandes d’hommes, les plus infâmes parmi la populace de Londres, se
montrèrent, oscillantes ça et là. Le vieux homme sentit de nouveau
palpiter ses esprits, comme une lampe qui est près de son agonie.
Une fois encore il s’élança en avant d’un pas élastique. Tout
à coup, nous tournâmes au coin ; une lumière flamboyante
éclata à notre vue, et nous nous trouvâmes devant un des énormes
temples suburbains de l’Intempérance, — un des palais du démon
Gin.
C’était presque le point du jour ; mais une foule de
misérables ivrognes se pressaient encore en dedans et en dehors de
la fastueuse porte. Presque avec un cri de joie, le vieux homme se
fraya un passage au milieu, reprit sa physionomie primitive, et se
mit à arpenter la cohue dans tous les sens, sans but apparent.
Toutefois, il n’y avait pas longtemps qu’il se livrait à cet
exercice, quand un grand mouvement dans les portes témoigna que
l’hôte allait les fermer en raison de l’heure. Ce que j’observai
sur la physionomie du singulier être que j’épiais si
opiniâtrement fut quelque chose de plus intense que le
désespoir. Cependant, il n’hésita pas dans sa carrière,
mais, avec une énergie folle, il revint tout à coup sur ses pas, au
cœur du puissant Londres. Il courut vite et longtemps, et toujours
je le suivais avec un effroyable étonnement, résolu à ne pas
lâcher une recherche dans laquelle j’éprouvais un intérêt qui
m’absorbait tout entier. Le soleil se leva pendant que nous
poursuivions notre course, et, quand nous eûmes une fois encore
atteint le rendez-vous commercial de la populeuse cité, la rue de
l’hôtel D…, celle-ci présentait un aspect d’activité et de
mouvement humains presque égal à ce que j’avais vu dans la soirée
précédente. Et, là encore, au milieu de la confusion toujours
croissante, longtemps je persistai dans ma poursuite de l’inconnu.
Mais, comme d’ordinaire, il allait et venait, et de la journée
entière il ne sortit pas du tourbillon de cette rue. Et, comme les
ombres du second soir approchaient, je me sentais brisé jusqu’à
la mort, et, m’arrêtant tout droit devant l’homme errant, je le
regardai intrépidement en face. Il ne fit pas attention à moi, mais
reprit sa solennelle promenade, pendant que, renonçant à le
poursuivre, je restais absorbé dans cette contemplation.
« Ce vieux homme, — me dis-je à la longue, — est le type
et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est
l’homme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je
n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. Le pire cœur
du monde est un livre plus rebutant que le Hortulus
animæ,
et peut-être est-ce une des grandes miséricordes de Dieu que es
lasst sich nicht lesen, — qu’il ne se laisse pas
lire. »