Ce dimanche
matin, comme tous les dimanches matins, Pierre et Marie Lefevre se
préparaient pour aller à la messe. Leur immeuble ne se situait qu’à
quelques minutes de marche de l’église, ce qui permettait au vieux
couple de ne pas prendre leur voiture – trouver une place de
parking s’avérait bien difficile dans leur quartier.
Tandis que Marie
finissait de coiffer son chapeau, son mari était déjà en train de
descendre les premières marches de l’escalier.
« Minouchatte,
dépêche-toi, la pressa-t-il. Nous allons être en retard.
- Détends-toi un
peu, Minouchat. J’arrive », lui répondit sa femme, tout en
réprimant un soupir.
Elle verrouilla
leur porte d’entrée et se dirigea vers l’escalier. Ce faisant,
elle passa devant la porte de leur unique voisin à cet étage,
Mohamed, et entendit un bruit qui la fit se figer. C’était un son
ténu, une sorte de détonation. Comme un coup de feu étouffé.
Alarmée, Marie
regarda autour d’elle et avisa la porte devant laquelle elle se
trouvait. Elle s’en approcha et y colla son oreille, juste à temps
pour entendre Mohamed s’écrier, de l’autre côté de la porte :
« Tu as
gâché une balle ! Imbécile, va ! C’est moi qui
vais devoir nettoyer tout ça, après ! »»
Ecarquillant les
yeux, Marie se tourna vers son mari, qui la regardait, les sourcils
froncés devant son étrange comportement, tapant impatiemment du
pied.
« Minouchat,
tu as entendu ? Il y eu un coup de feu ! chuchota-t-elle en
indiquant frénétiquement la porte. Le voisin a un pistolet !
Non, même une mitraillette ! C’est sûr, il va commettre un
crime ! »
Pierre réajusta
ses lunettes, se demandant de quoi sa femme pouvait bien parler. Elle
avait souvent tendance à exagérer et voyait des complots partout.
« Qu’est-ce
que tu racontes ? Je n’ai rien entendu de tel.
- C’est normal,
tu es sourd comme un pot !
- Il a dû faire
tomber quelque chose, pas la peine de dramatiser. Allons-y, sinon
nous serons tout derrière. »
Mais sa femme
resta où elle était. Elle colla de nouveau son oreille contre la
porte et entendit cette fois une voix qui lui était inconnue. Elle
était grave et profonde, une voix d’homme, assurément.
« …
facile, tu le sais bien. Et puis, de toute manière, c’est pas
c’qui manque, des balles ! T’inquiète, en cas de pépin,
j’connais un bon magasin où on peut en avoir pour pas cher. »
Marie porta une
main à sa bouche et fit signe à son mari d’approcher. Ce dernier,
agacé, décida de céder à ses caprices. Plus vite ils en auraient
fini, plus vite ils pourraient aller à la messe. Obéissant aux
gestes de sa femme, il l’imita et colla son oreille contre la
porte.
« Bon, il
ne te reste plus qu’à recharger maintenant, fit Mohamed de l’autre
côté. Il ne manquerait plus que cette balle manquante te fasse
tuer. »
Pierre soupira et
entraîna sa femme à l’écart.
« Minouchatte,
il est évidemment en train de jouer à un jeu vidéo. Les jeux de
combats sont très populaires de nos jours, chez les jeunes comme
Mohamed, et certains sont très violents. Ça ne veut pas dire qu’il
s’apprête à commettre un crime ! »
Ayant fait
l’armée, le vieil homme savait reconnaître quand quelqu’un
s’apprêtait à utiliser une arme pour faire le mal, et leur voisin
avait le ton bien trop léger pour ça.
« Mais
Minouchat, tu n’as peut-être pas entendu, mais ils ont tiré !
n’en démordit pas sa femme. Avec le… Tu sais… Le pistolet qui
ne fait pas de bruit…
- Un
silencieux ?
- C’est ça.
- Et tu es
certaine que ce bruit n’a pas été émis par une télévision ?
questionna Pierre.
- Parce que tu as
entendu d’autres détonations, toi ? répliqua-t-elle. Ce que
j’ai entendu était vraiment un coup de feu ! Je t’assure,
il se passe quelque chose de louche.
- Ou il à juste
du faire tomber quelque chose. Et de toute manière, Mohamed est le
plus gentil voisin que l’on ait jamais eu. Il nous dit bonjour à
chaque fois que nous le croisons, il nous aide à monter les courses
depuis que l’ascenseur est en panne, et il s’occupe même des
enfants des Blanchard quand ces derniers ne sont pas là. »
Marie ne répondit
rien, ne pouvant rien répliquer aux dires de son mari. C’était
vrai que leur voisin avait été un amour depuis qu’il avait
emménagé ici, deux ans plus tôt. Elle se sentit un peu coupable
d’avoir porté des accusations aussi vite. Cependant, elle était
sûre de ce qu’elle avait entendu. Contrairement à son mari, son
ouïe était tout à fait intacte.
« Peut-être
que c’est le jeune homme avec lui qui l’entraîne dans des
affaires louches, finit-elle par dire. Et puis rappelle-toi, ils en
parlaient à la radio, des musulmans qui se mettaient à tuer des
gens…
- Minouchatte,
réfléchis un peu à ce que tu dis. Mohamed n’est même pas
musulman.
- Ah, stupide
mari que tu es ! Il s’appelle Mohamed !
- Et alors ?
- Donc il est
musulman.
- Voyons, ce
n’est qu’un nom. Et si ses parents l’avaient appelé Isaac ?
- Il aurait été
juif ! »
Pierre résista à
l’envie de se prendre la tête entre les mains. Parfois, sa femme
pouvait être vraiment obtuse. Enfin, le problème était plutôt
qu’elle était trop naïve, prenant pour parole d’Evangile tout
ce qu’elle entendait à la radio. Le fait qu’elle ait été
élevée dans un milieu familial empreint de préjugés y était
aussi pour quelque chose.
Marie, de son
côté, exaspérée que son mari ne veuille pas la croire, retourna
écouter à la porte de Mohamed. Et Pierre, malgré ce qu’il avait
dit, ne put s’empêcher de faire de même, ayant quand même
quelques doutes.
Cette fois, ils
entendirent la voix de l’homme inconnu.
« Bon, on
est presque prêt… T’as bien ton gilet pare-balle ? »
Marie lança un
regard signifiant clairement « je te l’avais bien dit »
à son mari, qui fronçait les sourcils. Son hypothèse selon
laquelle ils jouaient à un jeu-vidéo venait de s’avérer
incorrecte.
« Oui,
c’est bon, répondit Mohamed. Mais j’espère que tu te sens en
forme, parce que cette fois on ne leur laissera aucune chance. On
arrive, et on les défonce tous d’un coup.
- D’un coup, ça
sera un peu difficile, déclara l’autre homme, un sourire dans la
voix. Et ça dépend du nombre de personnes… Mais comme on est un
dimanche matin, devrait y avoir un max de gens ! On va pouvoir
bien s’défouler.
- Je ne te le
fais pas dire. Mais qui dit plus de gens, dit aussi plus de chance de
se faire toucher. »
Ce fut cette fois
Marie qui entraîna son époux à l’écart.
« C’est
sûr, ils préparent quelque chose de louche ! Ils vont se faire
exploser, comme ils disaient à la radio. Et ils veulent le faire
dans un endroit avec plein de gens, pour faire beaucoup de morts. »
Pierre ne
répondit pas, et réajusta ses lunettes. Sa femme n’avait pas
tort ; en entendant la conversation des deux hommes derrière la
porte, il ne pouvait qu’être suspicieux. Bien que ce ne soit pas
dans sa nature de tirer des conclusions hâtives, il devait bien se
rendre à l’évidence.
« Peut-être…
devrions-nous appeler la police, se vit-il donc proposer.
- Tu as raison,
acquiesça Marie. Mais… Il n’y a aucune chance que l’on se
trompe, n’est-ce pas ? »
Ils jetèrent en
même temps un coup d’œil au vieux bout de bois marron qui faisait
office de porte à leur voisin, puis vinrent y coller une énième
fois leur oreille. Cependant, ils n’entendirent rien, si ce n’est
des bruissements de tissus et des tintements métalliques. Ils se
reculèrent au bout de quelques secondes, et Marie sortit son
téléphone portable.
« J’appelle ? »
voulut-elle confirmer auprès de son mari.
Ce dernier se
pinça les lèvres, hésitant. Mais avant qu’il n’ait eu à dire
quoique ce soit, il entendit des bruits de pas, puis vit la poignée
de la porte tourner. Marie eut juste le temps de se reculer jusque
dans la cage d’escalier avant que la porte ne s’ouvre, révélant
Mohamed et son invité.
Ils étaient tous
deux habillés comme des militaires, avec pantalons de camouflage et
gilets pare-balle, et ils avaient ce qui ressemblait à un fusil
d’assaut sur l’épaule.
« M et Mme
Lefevre ! s’exclama Mohamed. Bonjour ! Vous vous rendez à
la messe ? Nous (il indiqua son ami), on a décidé d’aller se
faire une partie de paint-ball… »