"Les Hortensias" (Mélissa De Grivel)

    Michelle n'avait pas voulu aller jusqu'au cimetière. Elle avait refusé de voir le cercueil descendre, puis disparaître. Cette descente aux Enfers rendait plus concrète la perte qu'elle avait subie. Elle croyait avoir  tout perdu lorsque sa fille unique était partie. Elle n'avait plus eu de nouvelles de Claudia depuis plusieurs mois déjà. Elle ne répondait plus au téléphone. Michelle s'inquiétait, et elle n'avait pas tort. Elle n'avait plus d'espoir. Son mari Dominique était aussi désemparé qu'elle. Il avait consacré sa vie au bonheur de son unique fille Claudia. A présent, il était perdu. Il ne lui restait que sa femme. Il l'aimait tant... Sans elle, sa vie n'avait plus de sens.  Il avait d'ailleurs quelque peu tendance à la diviniser et à ne jamais la contredire. Alors, la voir ainsi déboussolée lui était intolérable. Michelle s'enfermait des journées entières dans la grande chambre grise. Rien ne pouvait lui redonner le sourire. Dominique ne savait plus que faire. C'était peut-être bien ça leur vie. Sans doute étaient-ils condamnés à pleurer leur fille éternellement. Condamnés à vivre sans elle, à n'être jamais plus heureux. Oui, c'était peut-être bien ça, une condamnation à vivre.

     Un jour, pourtant, Michelle se décida à descendre arroser ses hortensias. Elle remplit un arrosoir vert et se rendit dans la véranda. Dominique était dans le bureau. Il triait des papiers. Michelle se souvint alors du temps où elle arrosait ses plantes chaque matin. Puis elle préparait le repas, mettait la table et recevait Claudia. Cette époque lui semblait si lointaine, à présent. Michelle, perdue dans ses pensées,  sursauta soudainement. Un violent fracas s'était fait entendre à l'étage.

    Intriguée et inquiète, Michelle gravit les marches du grand escalier. Elle entra dans le bureau et découvrit Dominique étendu sur le sol. Il avait fait un arrêt cardiaque. Mais la mort ne voulut apparemment pas de lui, car il reprit connaissance quelques secondes plus tard, avant que sa femme, affolée, n'ait eu le temps d'appeler les urgences. Dominique se leva et affirma qu'il allait bien. Il ne voulut pas l'importuner ; il lui dit de ne pas s'inquiéter. Mais Michelle insista pour l'emmener à la clinique la plus proche. Ils y allèrent à pied. Sur le chemin, Dominique dut s'arrêter à plusieurs reprises : il était très fatigué et essoufflé. Michelle vit que c'était grave. Ils arrivèrent à la clinique. Mais on leur expliqua qu'ici, c'était une clinique, qu'on ne pouvait rien pour eux, qu'il fallait aller à l'hôpital. Michelle leur dit qu'ils n'avaient pas de voiture. On leur répondit que le monsieur était tout à fait apte à marcher un petit quart d'heure. Michelle n'était pas très rassurée. Dominique s'en moquait : s'il mourait aujourd'hui, il mourrait avant sa femme, la seule chose qu'il avait encore à perdre. Les deux époux se mirent en chemin. Ils n'avaient qu'à longer deux rues ; deux longues et interminables rues...

    A mi-chemin, Dominique entendit son téléphone sonner. Il décrocha et reconnu cette voix. Comment y croire ? C'était Claudia. Elle ne répondait jamais au téléphone, mais elle lisait toujours les messages désespérés que sa mère lui laissait. Claudia se disait au fond d'elle qu'un jour, peut-être, elle réussirait à lui pardonner. Ce jour était arrivé. Il ne lui avait manqué qu'une petite tragédie pour se rendre compte qu'elle les aimait toujours, et qu'elle avait besoin d'eux autant qu'ils avaient besoin d'elle. Dominique ne disait rien. Michelle réalisa qu'elle n'était pas la seule à avoir souffert du départ de sa fille. Claudia parut très inquiète, elle qui ne s'était pas soucié de ses parents depuis si longtemps... Alors Dominique eut tout ce qui lui manquait : il était réconcilié avec sa fille, et aimé de sa femme. Il pouvait à présent mourir sans crainte, il y aurait des gens à son enterrement. Son coeur s'emballa. Une nouvelle crise cardiaque eut raison de lui et l'acheva. Dominique s'écroula sur le trottoir. Michelle ne put le retenir. Elle cria, elle hurla, elle lui ordonna de se réveiller. Mais en vain : elle était veuve.

     Michelle n'avait pas voulu aller jusqu'au cimetière.