Luc Ferry, L’Innovation destructrice, Flammarion - 112 pages, lu par Alexandra Barral
Par Michel Cardin le 31 mars 2016, 12:46 - Philosophie générale - Lien permanent
Paru chez Plon en 2014 et chez Flammarion en 2015, Luc Ferry publie un essai court d’une centaine de pages sur la question de l’innovation. Son titre reprend en miroir celui d’un ouvrage de Schumpeter (1883-1950), économiste autrichien dont le titre est la Destruction créatrice, non pour s’opposer à lui mais pour appuyer au contraire sa pensée. Il tente ainsi de montrer, en substituant un oxymore à un autre, que détruire un objet n’en crée pas un autre, mais que créer un objet nouveau rend obsolète l’ancien.
L’objectif de cet ouvrage est de montrer le coté paradoxal de l’innovation comme caractéristique essentielle de notre modernité. D’un côté, l’innovation apparaît comme la résultante de l’intelligence humaine en ce qu’elle est toujours capable de produire du nouveau. Cette face innovante de la technique est stimulante en ce qu’elle est le synonyme d’une certaine forme de vitalité. D’un autre côté l’innovation, dans sa face plus sombre, peut, lorsqu’elle ne poursuit comme quête que l’innovation pour elle-même, devenir angoissante dans le non-sens qu’elle produit alors. Entre ces deux pôles, Luc Ferry ne souhaite pas choisir mais les assumer tous les deux.
Dans son introduction, il part du monde contemporain. Il décrit la recherche toujours plus grande de l’innovation comme moteur essentiel de la croissance. Il souligne les problèmes de l’innovation en berne des pays, en France notamment, avec ses causes : les coûts trop élevés et surtout le principe de précaution devenu constitutionnel que Luc Ferry ne cesse de fustiger, et qui entrave selon lui le dynamisme économique. Hans Jonas et son Principe responsabilité seraient à l’origine de la peur de l’innovation chez les occidentaux. La peur étant mauvaise conseillère, elle est un frein absurde à l’innovation. Après avoir annoncé ces deux causes, Luc Ferry propose d’en analyser d’autres plus en profondeur selon lui qui montreront les raisons de la méfiance actuelle envers l’innovation dans le domaine technique, mais aussi dans le domaine des mœurs, de l’art, de la mode, de l’information ou de l’école.
Dans un premier temps, il nous propose de comprendre, à l’aide de Schumpeter, quel est le problème posé par l’innovation pour l’innovation que valorise notre modèle capitaliste. Opposant Keynes à Schumpeter, ce dernier explique que la croissance de l’économie a pour fondement l’innovation constante et trouve ici la faveur de Luc Ferry : celui qui a raison est Schumpeter et non Keynes. La « destruction créatrice » de Schumpeter consiste à rendre obsolète les anciens produits non parce qu’ils ne fonctionnent plus mais parce que l’on a proposé mieux. La création perpétuelle détruit l’ancien. Mieux. C’est à cette innovation capitaliste que nous devons l’augmentation de notre espérance de vie - à ne pas confondre avec notre durée réelle de vie moyenne qui, elle, n’est pas si reluisante - la qualité de nos infrastructures et notre niveau de vie. Cette structure a évidemment ces points négatifs : insécurité des salariés, concurrences, inégalités et même décroissance dans un premier temps, car l’innovation coûte du temps et de l’argent.
Dans le second chapitre, Luc Ferry s’emploie à définir le sens négatif de l’innovation et de son non sens. A rebours de l’idéal des Lumières pour qui le progrès tendait vers une fin positive, la course à l’innovation n’est que le processus même de tout entrepreneur dans une économie mondialisée. Le monde nous échappe : le sens de l’histoire, multifactoriel devient imprévisible, les Etats sont impuissants à choisir leur destin.
Luc Ferry étend ensuite cette logique hors du champ économique, pour en montrer la valeur dans le domaine des mœurs ou de la politique. Est une innovation le « mariage gay », l’émancipation des femmes, les découvertes médicales majeures dans le domaine génétique. Son corollaire de destruction est le vieux monde, les valeurs bourgeoises, la structure familiale.
Le couple innovation/destruction prend un sens particulier lorsqu’il s’agit du domaine médiatique et de l’information. Une brève chasse l’autre, ce que Luc Ferry nomme « la BFMisation du monde ». Ce phénomène n’est pas éphémère, il n’est pas accidentel, il est structurel. Il est le miroir d’une société globalisée qui crée tout en détruisant. Courant après la l’Audimat (mot auquel Luc Ferry ajoute une majuscule comme pour le diviniser), la télévision s’appuie sur quatre passions humaines : l’indignation, la jalousie, la peur et la colère. L’Etat délaisse ses citoyens, les citoyens se détournent du politique. La mode même n’est pas en reste. Balayant la saison d’été par la collection automne-hiver, elle manifeste l’absurdité d’un renouvellement perpétuel, créatif, mais qui n’a aucun sens.
Cette innovation destructrice engendre trois conséquences. La première, c’est la destruction de tout ce qui est séculaire : un roi, un pape, une religion, une famille, une nation. En détruisant les valeurs traditionnelles, on bouleverse une société, les traditions étant reléguées dans les musées, celui de la crêpe ou de la coiffe bretonne. Seconde conséquence : la rationalisation de la recherche de profit, par des lois, des stratégies, des superstructures. Troisième conséquence : la croissance. Innover pour vendre, vendre pour innover de nouveau. La logique de « l’hyperconsommation de masse » se situe dans l’oubli des traditions.
La seconde grande partie du livre est consacré à un thème cher à l’auteur : l’art contemporain. Il y voit mieux qu’ailleurs à l’œuvre la logique qu’il entend analyser. L’art contemporain est par nature destructeur. Il insiste longuement sur un exemple : l’artiste Bertrand Lavier qui en 2013, à la Fiac, expose une Ferrari Dino toute cabossée sur un socle blanc. Pas de beauté, pas de travail, pas d’intelligence ni d’innovation dans cette œuvre qui pourtant trouve un acheteur à 250 000 dollars, ce qui aurait permis au même acheteur de s’acheter… cinq « Dino rutilantes » et en parfait état de marche.
Kandinsky expliquait que l’art moderne se définissait par sa capacité d’innovation et sa volonté de s’affranchir de toute règle, de tout passé, de toute contrainte. La faute la plus impardonnable en matière d’art serait alors l’imitation du passé. Ne s’appuyant sur rien, il est amené à faire disparaitre ce qu’il est amené à produire. L’art est un éternel présent, comme celui de l’information, de la consommation et de l’individualisme.
Qui crée ? Qui achète ? L’artiste est le bohème et l’acheteur est le bourgeois. Voici l’oxymore que Luc Ferry met en parallèle de son « innovation destructrice » : une alliance improbable voire impossible entre l’artiste bohème qui déteste tout ce qui est bourgeoisie et le bourgeois qui ne déteste rien tant que la gauche archaïque. Voici l’alliance qui rend possible l’innovation destructrice.
D’une part l’artiste va s’embourgeoiser. D’autre part, le bourgeois va s’encanailler. L’artiste d’abord. La vie de bohème a ses contraintes, la vie bourgeoise est tout de même plus confortable. On recherche alors le succès et la notoriété. Le bourgeois ensuite. Recherchant le profit et en vendant des téléphones portables, il participe de la destruction des valeurs auxquelles pourtant il tient. Son obsession est que chaque individu devienne un consommateur compulsif. Le modèle sur lequel sa vie est fondée a été rendue possible par la destruction des valeurs opérée par les bohèmes.
Que faire ? Peut-on envisager un progrès non destructeur ? Comment réinventer un art, un monde, des valeurs qui aient du sens ? Luc Ferry nous invite, non à penser par delà le bien et le mal, mais « par delà le pessimisme et l’optimisme », et nous propose… l’Union européenne. « C’est par le détour de l’Europe qu’il nous faut désormais passer pour retrouver des marges de manœuvres », p.106. Constatant la déliquescence de tout, culture, éducation, valeurs, Luc Ferry se veut optimiste. Mais il semble qu’il ne le soit qu’en mots, et que le fait d’écrire la nécessité de l’optimisme, sans nous en faire voir à aucun moment la couleur, ressemble un peu à une tentative d’auto-persuasion.
Alexandra Barral