Guillaume Tonning, Nietzsche, Ellipses 2016, lu par Lynda Paillard
Par Florence Benamou le 01 juillet 2019, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Guillaume Tonning, Nietzsche. Une philosophie de l’épreuve, Ellipses, collection Aimer les philosophes, 2016, lu par Lynda Paillard.
Présenter la philosophie de Nietzsche en moins de 200 pages, c’est ce qu’entreprend Guillaume Tonning, dans le prolongement de sa thèse, soutenue en 2006, sous la direction de Didier Franck (Nietzsche et l’ombre de Dieu). Sous le titre « Nietzsche, une philosophie de l’épreuve », il fait paraître chez Ellipses, ce vade-mecum qui sera utile à tous ceux qui veulent découvrir ou en savoir plus sur cette pensée mobile et protéiforme. Selon le principe de la collection « Aimer les philosophes », l’ouvrage se donne comme un « parcours de pensée » en dix chapitres, encadré par une introduction et un corpus de textes, suivi d’un glossaire et d’éléments de bibliographie.
Contexte
Guillaume Tonning entend sortir de ce qu’il appelle « lieux communs du commentarisme » qui ont transformé Nietzsche en « caricature ». Il ne part pas de l’homme pour expliquer l’œuvre mais plutôt de l’œuvre pour rappeler l’homme. Ainsi, par exemple, Guillaume Tonning dit que Nietzsche est né deux fois… comme Dionysos, le dieu lacéré qui l’accompagne comme son ombre et auquel il s’identifie à la fin de sa vie (Dithyrambes), figure tutélaire d’une pensée qui, joyeusement, « démembre » la tradition philosophique (Platon, Kant, Schopenhauer) et chrétienne. Tout de suite, Guillaume Tonning énonce le parti-pris de l’ouvrage : structurer l’étude à partir des concepts (tardifs) de « volonté de puissance » et d’ « éternel retour », en prenant appui sur les écrits de 1881 à 1889, publiés du vivant de Nietzsche ou appartenant à la mine des fragments posthumes.
Mais en quoi la pensée de Nietzsche est-elle « une philosophie de l’épreuve » ? Dans quelle mesure la notion d’épreuve aide-t-elle à saisir les concepts centraux de volonté de puissance et d’éternel retour ?
Parcours en pensée
Truffé de renvois aux textes de Nietzsche et de références que Guillaume Tonning puise dans sa culture littéraire et scientifique, ce parcours s’articule autour de deux grands moments : dans un premier temps (ch.1 à 5), il est question de la pensée nietzschéenne en tant que pensée généalogique qui reconduit tout ce qui existe à l’épreuve de la volonté de puissance. Dans un deuxième temps (ch.6 à 12), il est question de la pensée nietzschéenne en tant qu’elle envisage les conséquences de la volonté de puissance.
Afin de cerner le concept de volonté de puissance, Guillaume Tonning part de la notion de contradiction « modalité fondamentale de l’existence et de la pensée » (p. 20). La contradiction n’est pas simple opposition; elle est jeu des contraires, « épreuve de force » entre tendances ou forces concurrentes, qui produit une « hiérarchie » c’est-à-dire une organisation de ces rapports de force au sein même de la vie sous toutes ses formes, naturelles ou sociales.
En fait, cette hiérarchie est la vie même puisque ces rapports de domination et de subordination se recomposent, sont changeants, vivants. Paradoxalement, et en dépit des apparences parfois, rien n’est donc plus étranger à cette pensée viscéralement polémique que le manichéisme (dualisme figé) puisqu’au cœur de la vie, il y a la contradiction au sens de variation à partir des contraires et non au sens d’antinomie. Guillaume Tonning ne dit peut-être pas assez explicitement, à ce moment de la réflexion, ce qu’une telle pensée doit aux Présocratiques. Ceci étant, il revient à Héraclite au chapitre 2… centré sur le concept de volonté de puissance, qui se construit sur les ruines du concept métaphysique et idéaliste de volonté. Ce que le philologue Nietzsche appelle, dans son nouveau langage, « vouloir » ou « volonté de puissance » n’a plus rien à voir avec la volonté entendue comme faculté qu’a l’esprit d’être cause efficiente (libre) d’une action.
Pour Nietzsche, ce qui est effectif et premier, ce n’est pas ce pouvoir mais la puissance agissante des forces multiples – affects, instincts, processus pulsionnels - qui se contrarient (p.37) et se hiérarchisent de manière plus ou moins cohérente, plus ou moins efficace. Cette « organisation » ou structure première de quanta dynamiques, c’est cela la volonté de puissance. Selon Guillaume Tonning, cette réinterprétation de la volonté permet de mesurer ce qui sépare Nietzsche de Spinoza (« qui plaide la conservation de soi plutôt que le dépassement ») comme de Schopenhauer (qui fait de la volonté, au sens classique, « l’en-soi des choses »). L'auteur ne s’étend pas sur la confrontation avec Schopenhauer: en vertu de l’intérêt de Nietzsche pour la science de son époque et sûrement parce que ce point est moins connu du lecteur, il préfère parler du lien qu’entretient la pensée nietzschéenne avec la physique de la force, développée par Johannes Gustav Vogt, avec les textes biologiques de Charles Darwin ou de l‘embryologiste allemand Wilhelm Roux. Guillaume Tonning montre que la volonté de puissance est « le fait élémentaire », le « fond affectif de toute réalité » (p. 52).
Puisque les forces se mesurent au sein d’une joute universelle, se dépassent, se surmontent, on comprend le recours à la notion d’épreuve au sens d’expérience sélective. On comprend que la volonté de puissance soit combat ou pathos mais comment peut-elle être jugement ? Guillaume Tonning s’en explique: la volonté de puissance est interprétation créatrice, à partir de la mémoire des anciens rapports de force. On voit ainsi pourquoi une hiérarchie n’est jamais figée et pourquoi la volonté de puissance est connaissance. Mais la connaissance n’est ni connaissance d’une essence des choses (qui n’existe pas), ni l’acte d’un sujet substantiel, tout aussi fictif. Autant dire que Nietzsche remanie la notion de connaissance en la pensant par rapport à la volonté de puissance d’un corps et non la volonté d’un intellect. L’idée traditionnelle de « vérité » est, de ce fait, complètement retournée puisque, selon la logique nietzschéenne de l’ « englobement du contraire », elle procède de l’erreur qu’elle surmonte… comme la peur est modalité du courage, comme le plaisir est modalité de la souffrance.
On comprend dès lors la deuxième raison qui justifie de parler d’une philosophie de l’épreuve: non seulement l’épreuve est au cœur de ce qui existe mais la pensée doit supporter cette contrariété, avoir le courage de la vérité au lieu de ramener l’inconnu au connu, le différent à l’identique. Tout, absolument tout, est reconduit à la volonté de puissance, qu’il s’agisse de la vérité, de la crainte… ou de la morale qui fait l’objet du chapitre 6, point de départ d’une focalisation sur « les ultimes conséquences de la volonté de puissance ».
Comment cette pensée de la contradiction débouche-t-elle sur un dépassement de l’homme ? Qu’est-ce que le surhumain ?
Zarathoustra, figure du dépassement
Définie comme « logique interprétative fondée sur un ensemble de valeurs », la morale est l’occasion d’une « mise au point » concernant l’importance « surestimée » des concepts deleuziens de « forces réactives » et « forces actives ». Mais la critique de Guillaume Tonning porte-t-elle sur les interprétations « paresseuses » usant de ces concepts ou vise-t-elle aussi – comme chez Patrick Wotling - le commentaire de Deleuze? Si l’on s’en tient à Gilles Deleuze, on ne saurait nier que l’actif et le réactif sont bien, comme l’affirmation et la négation, au cœur du commentaire. Mais il n’est pas évident que la lecture de Deleuze « oublie » la structure dionysiaque, fluide et contradictoire du réel, effectivement irréductible à un quelconque dualisme.
Après ce passage polémique, Guillaume Tonning en vient au texte de Nietzsche, peut-être le plus connu mais aussi le plus redoutable: Ainsi parlait Zarathoustra (écrit entre 1883 et 1885). Avec ce personnage de Zarathoustra qui a l’ambition d’ « accomplir la volonté de puissance elle-même en tendant vers le surhumain » (p. 93), il approfondit l’analyse du concept de courage (« mut »). Il précise ce que sont le découragement et l’encouragement, toujours en lien avec le fil d’Ariane de la volonté de puissance. Son exposé soulève des questions qui trouvent leurs réponses progressivement, au fur et à mesure de la lecture. Par exemple, on comprend que la transvaluation du corps permette « d’atteindre au surhumain » et à la grande santé mais que recouvre au juste la notion de « corps supérieur » si ce n’est plus un organisme alors même que les analyses de Nietzsche s’appuient sur la biologie pour justifier la volonté de puissance et son accroissement ? Le chapitre 10 reviendra sur ce point.
Les deux nihilismes
Le concept d’ éternel retour, « centre de gravité » de la réflexion nietzschéenne peut, à présent, être examiné avec ceux de « nihilisme » et de « mort de Dieu ». Au chapitre 8, on en arrive donc aux enjeux du nietzschéisme. Guillaume Tonning commence par le concept de « nihilisme » envisagé en deux sens : d’abord ce que Nietzsche diagnostique comme « la maladie de la culture européenne » impliquant une impuissance qui est l’effet de la « croyance aux catégories de la raison » (p. 106). L’auteur explore ce premier sens en mobilisant la littérature russe que connaît Nietzsche. Il est surtout question de Dostoïevski et, en particulier, de la figure de Smerdiakov, qui incarne la lassitude et la décadence, dans Les Frères Karamazov. Cette entrave à l’expression de la volonté de puissance est pensée avec son contraire, un « nihilisme actif », affirmation et « acquiescement à toute chose, jusqu’à la douleur ou la laideur » qui exige force en excédent, capacité de faire face aux contradictions et courage à toute épreuve.
S’il parle du christianisme en lien avec l’ombre de Dieu, Guillaume Tonning choisit de traiter davantage son corollaire: le platonisme. Il reprend l’examen des rapports entre Platon et Nietzsche. Il est intéressant de voir que ces rapports ne sont pas, selon la logique nietzschéenne de la contrariété, des rapports de contradiction au sens d’exclusion. Comme Platon repense le logos à partir de l’héritage présocratique, Nietzsche repense Platon et avec lui, l’idéalisme, en faisant retour à une logique à la fois anti-dualiste et duale : anti-dualiste puisque les contraires ne sont pas séparables, duale parce que les contraires sont comme l’expression dédoublée, scindée d’une même force, deux pôles qui tendent à se joindre. Cette logique s’incarne, pour ainsi dire, dans la figure du dieu du théâtre et de l’ivresse, Dionysos, à la fois principe exubérant de vie, de création et principe de destruction.
Cette même figure tragique, l’auteur continue de la travailler quand il détermine la notion cruciale de « corps », à entendre comme système d’instincts… donc volonté de puissance. Dionysos (accompagné de ses Bacchantes) est, par excellence, dieu danseur : la danse bacchique est affirmation puisque c’est l’art de supporter l’éternel retour c’est-à-dire la pensée la plus grave, avec la plus grande légèreté… comme le rire du bouffon. Dieu de la sexualité et de l’hybris (« trop plein » des instincts), Dionysos est le dieu de la vie au sens de la génération, de la fécondité. Sous l’aphorisme tout nietzschéen « Le corps du père », résonnant étrangement à nos longues oreilles chrétiennes, Guillaume Tonning conclut sur le surhumain, « ce Dieu nouveau qu’il nous incombe de créer (…) exhaussement de la paternité » (p. 142), perspective de l’ascendance vers un type qui dit « oui » à la vie, à l’éternel retour c’est-à-dire à l’épreuve de l’éternité du devenir.
Parcours en textes
Le corpus suit l’ordre du parcours de pensée et comprend 19 extraits, précédés le plus souvent d’un chapeau de synthèse. Ici pas (souvent) de textes d’anthologie mais plutôt un kaléidoscope de textes visant, dans un premier temps, à mettre en perspective le concept clé de volonté de puissance (les dix premiers extraits). Dans un deuxième temps, Guillaume Tonning sélectionne des textes - dont un certain nombre issus du Gai savoir - centrés sur la connaissance (perspectivisme, origines de la connaissance et de la logique) et les concepts de volonté de puissance et d’éternel retour.
Vocabulaire
Dix-sept entrées sont proposées dans ce lexique où l’on retrouve bien sûr les concepts centraux de la philosophie de Nietzsche: « la volonté de puissance », expression de la structure agonistique du monde, « l’éternel retour », épreuve dotée d’une « valeur cosmologique et ontologique ». Mais ce qui est surtout intéressant, c’est qu’on a accès à ces concepts difficiles à partir de l’arborescence des termes nietzschéens. Ainsi, ce qu’est la volonté de puissance se précise avec ce qui est dit du corps comme « structure pulsionnelle », ce qui est dit de Dionysos, de la hiérarchie des forces et des valeurs, de l’interprétation, de la vérité. De même, la notion de courage, au centre de la recherche de Guillaume Tonning, devient plus nette à partir des concepts «hérédité », « métaphysique », « mort de Dieu » et « surhomme » . Le vocabulaire est enfin très utile pour mesurer l’ambivalence de certains termes nietzschéens comme ceux de « morale » ou de « nihilisme » .
Pourquoi la pensée de Nietzsche est-elle philosophie de l’épreuve ? Après la lecture du livre de Guillaume Tonning, on sait qu’elle l’est au moins à deux titres :
- la vie est épreuve de force, épreuve de l’éternel retour. Cette vérité éprouvante est à supporter avec réalisme et courage.
- cette philosophie met à l’épreuve le platonisme et la métaphysique (ses clivages, son dualisme), le christianisme et la morale.
Voici donc un petit ouvrage érudit et dense qui règle leur compte à certaines idées à l’emporte-pièce (Nietzsche fasciste, antisémite, eugéniste). Il a surtout le mérite de montrer que la philosophie de Nietzche est un « monisme ontologique » original qui essaie de penser la vie comme dionysiaque, dépassement, métamorphose à partir d’épreuves - au sens qu’a aussi ce terme dans le domaine de l’art ? - , « cas particulier de la volonté de puissance », dans une logique où les contraires tendent l’un vers l’autre.
Lynda Paillard (29/09/2017)