Sartre, Situtations III, "Littérature et engagement", lu par Nicolas Novion.
Par Baptiste Klockenbring le 28 mai 2014, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Sartre, Situations, III, Paris, Gallimard, 2013.
Arlette Elkaïm-Sartre dirige chez Gallimard une nouvelle édition revue et augmentée des Situations de Jean-Paul Sartre, dont paraît le troisième volume. Ces Situations, III, sous-titrées «Littérature et engagement», rassemblent des textes majeurs des années 1947-1949, pour certains inédits ou devenus introuvables.
Sartre, Situations, III, Paris, Gallimard, 2013, 464 pages ; nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre.
Arlette Elkaïm-Sartre dirige chez Gallimard une nouvelle édition revue et augmentée des Situations de Jean-Paul Sartre, dont paraît le troisième volume. Ces Situations, III, sous-titrées «Littérature et engagement», rassemblent des textes majeurs des années 1947-1949, pour certains inédits ou devenus introuvables.
Le célèbre Qu’est-ce que la littérature ? occupe une bonne moitié de l’ouvrage, la suite mêlant textes sur la littérature et l’art (Sarraute, Kafka, Giacometti et la « nouvelle poésie nègre et malgache de langue française »), et textes militants, liés à l’engagement de Sartre dans une éphémère organisation politique qu’il contribua à créer, le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire.
Qu’est-ce que la littérature ? parut d’abord de février à juillet 1947 dans les Temps Modernes. Il constitua ensuite le deuxième volet des Situations, avant de paraître en volume séparé. Le premier chapitre s’intitule « Qu’est-ce qu’écrire ? » Sartre y distingue la prose de la poésie, et avance cette thèse : la poésie ne peut pas être engagée. Véritable « langage à l’envers », la poésie ne se sert pas du langage pour viser le monde mais prend le langage pour objet. Quant à la littérature (comprenons la prose), elle est utilitaire au sens où le langage est son instrument : « M. Jourdain faisait de la prose pour demander ses pantoufles et Hitler pour déclarer la guerre à la Pologne ». Bien plus, Sartre soutient que la littérature est une action qui consiste à dévoiler certains aspects du monde et des hommes à d’autres hommes. Loin de nous donner à contempler le monde, la littérature est un outil, et chaque écrit est une entreprise.
Alors « Pourquoi écrire ? », demande Sartre au deuxième chapitre. Pourquoi dévoiler le monde et le donner à voir à d’autres hommes par ce moyen singulier qu’est l’écriture ? Sartre explique d’abord en quoi la lecture est un « exercice de générosité » par lequel l’œuvre littéraire parvient à l’existence. Le « pacte de générosité » qui s’établit entre l’auteur et son lecteur est un appel libre à une autre liberté. Ensuite, Sartre précise le sens de cet appel à la liberté du lecteur. La littérature dévoile un aspect du réel, et ce dévoilement est une invitation à le dépasser. Autrement dit, dévoiler le monde tout en le mettant esthétiquement à distance, c’est montrer qu’il peut être changé. La littérature donne à voir le monde pour le faire apparaître comme une tâche à accomplir.
Le troisième chapitre, intitulé « Pour qui écrit-on ? », présente une histoire de la littérature française, plus précisément des rapports entre la littérature et son public. Ce parcours historique vise à mettre au jour l’essence de la littérature au moyen de deux stratégies complémentaires : d’abord en montrant de quelle façon la littérature a pu ne pas être fidèle à sa véritable nature (dans le passé et, dans une certaine mesure, dans le présent) ; ensuite en indiquant comment elle pourrait devenir ce qu’elle est, c’est-à-dire exister conformément à son essence (dans l’avenir). Ces deux stratégies s’inscrivent dans une histoire de la littérature fortement marquée par Hegel et Marx, la littérature conquérant peu à peu son essence au travers des vicissitudes de l’histoire. «Concrète et aliénée d’abord, [la littérature] se libère par la négativité et passe à l’abstraction ; plus exactement elle devient au XVIIIe siècle la négativité abstraite, avant de devenir, avec le XIXe siècle vieillissant et le début du XXe siècle, la négation absolue». Vient alors le temps de la littérature engagée, littérature de la praxis plus que de l’ethos, dont Sartre formule la théorie. Il s’agit d’une littérature concrète et autonome, «anthropologique», dont le plein accomplissement aurait pour condition une société sans classes. Renouant avec son anarchisme foncier après ces pages quelque peu dogmatiques, Sartre voit dans la littérature « la subjectivité d’une société en révolution permanente », continuellement capable d’interroger voire de bouleverser l’ordre social.
Le long chapitre qui clôt le texte porte sur la « Situation de l’écrivain en 1947 ». Sartre y dresse d’abord un panorama des différentes générations d’écrivains actives en 1947, de Claudel à Saint-Exupéry et de Mauriac à Camus, en passant par Alain et les surréalistes. Il fixe ensuite un certain nombre de tâches à la littérature, qui sont autant de questions concrètes que se pose l’écrivain engagé : comment susciter le besoin de lire ? Comment constituer une « unité organique de lecteurs » ? Comment conquérir les mass media ? Dans les dernières pages du texte, Sartre appelle de ses vœux une Europe socialiste, thème central dans l’expérience du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire.
Les deux textes suivants, l’un consacré à Nathalie Sarraute et l’autre à Alberto Giacometti, étaient parus dans la précédente édition des Situations, respectivement dans les volumes IV et III. Dans la « Préface à Portrait d’un inconnu », Sartre rend compte avec admiration de la technique littéraire inventée par Sarraute, par laquelle l’écrivain parvient à dévoiler l’existence humaine dans son étrange nudité. Cela nous vaut quelques formules dignes du Roquentin de La nausée : « ôtez la pierre du lieu commun, vous trouverez des coulées, des baves, des mucus, des mouvements hésitants, amiboïdes ». Dans le texte consacré à Giacometti, « La recherche de l’absolu », Sartre examine les techniques par lesquelles le sculpteur parvient à « faire un homme avec de la pierre sans le pétrifier ». Giacometti s’emploie à supprimer la multiplicité matérielle dans ces figures longues et intemporelles qui donnent néanmoins à saisir l’unité d’un acte, « la seule unité vraiment humaine ».
« Orphée noir » est la préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française mise au point par Léopold Sédar Senghor en 1948. Cette poésie qui naît au moment où s’invente la « négritude », Sartre la considère comme « la seule grande poésie révolutionnaire ». Comment la poésie peut-elle être engagée, voire révolutionnaire, alors que Sartre affirmait fermement tout le contraire quelques mois plus tôt ? La poésie noire de langue française s’attache à « défranciser » les mots, détourne la langue des maîtres de son usage prosaïque et acquiert ainsi une formidable puissance révolutionnaire. Aussi la situation historique singulière de ces poètes et le rapport original qu’ils entretiennent avec leur langue d’écrivain rend-elle possible cette alliance contre-nature de la poésie et de l’engagement.
« Il nous faut la paix pour refaire le monde (Réponse à ceux qui nous appellent « Munichois ») » est un article de 1948. Sartre y défend une position pacifiste et refuse tout parti-pris belliciste, que ce soit du côté de l’URSS ou des États-Unis. Entre « une démocratie capitaliste et un socialisme autoritaire », il signale une troisième voie, celle que tentera d’explorer le RDR.
Les soixante dernières pages de cette nouvelle édition des Situations, III rassemblent des « Textes complémentaires » : ce sont des inédits ou des textes de Sartre devenus introuvables.
On trouvera d’abord un inédit, le canevas dactylographié d’une conférence intitulée « Kafka, écrivain juif ». Sartre s’y essaie brillamment à la « méthode progressive-régressive » théorisée plus tard dans les Questions de méthode et mise en œuvre ensuite, au sujet de Flaubert, dans L’idiot de la famille. Il s’efforce ici de saisir l’unité du projet kafkaïen dans ses rapports au père, à la religion juive, à la bourgeoisie et à la bureaucratie. Au lieu d’expliquer Kafka par des facteurs matériels, sociaux ou psychologiques qui détermineraient son rapport au monde et son œuvre, Sartre s’applique à ressaisir la liberté de l’écrivain en situation.
Ensuite, « C’est pour tous que sonne le glas » marque l’inquiétude de Sartre à l’approche du terme du mandat britannique en Palestine. Le mot d’ordre de Sartre est clair : « Il faut donner des armes aux Hébreux », afin que leur nouvel Etat ait quelque chance de durer.
Raymond Aron avait moqué le « romantisme » du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, et Sartre en avait été piqué au vif. Il répond à cette critique dans un texte intitulé « Le point de vue de Raymond Aron », en retournant l’ « insulte » : le collaborateur du Figaro serait au moins aussi romantique que le philosophe révolutionnaire, dans la mesure où il prône l’obéissance à un Etat autoritaire dans l’attente d’hypothétiques jours meilleurs.
« Indochine 1949 », comme les deux textes précédents, est un texte écrit « à chaud ». Il dénonce la signature d’un accord franco-vietnamien entre le président Auriol et l’ex-empereur Bao Daï. Sartre soutient que les négociations doivent s’engager avec le Viet-Minh car « 80% de la population vietnamienne est derrière Ho chi Minh ». Faire la guerre au Viet-Minh, ce serait hâter le rapprochement entre Ho chi Minh et Mao, et engager la France dans une guerre longue, injuste et coûteuse.
Le dernier texte de ce volume est une conférence intitulée « Défense de la culture française par la culture européenne ». Sartre y explique que le rapport entre les cultures est déterminé par un rapport de forces : « les idées culturelles, tout à fait indépendamment de leur valeur interne, ont un potentiel de diffusion qui dépend de l’importance, économique ou militaire, du pays considéré ». En 1949, la culture française doit être défendue, mais elle n’est pas en mesure d’assurer par elle-même son salut. Seule la construction d’une unité culturelle européenne peut contribuer à défendre la culture française face aux américains et aux soviétiques. Or, d’après Sartre, les conditions d’une culture commune sont réunies, dans la mesure où les pays européens partagent une situation commune : celle de pays en reconstruction, ayant subi la guerre de plein fouet. Mais cette culture commune n’acquerra de force que si elle est forgée à partir d’une unité économique et politique. Sartre défend donc l’autonomie de la culture européenne au moyen de l'autonomie économique et politique de l’Europe.
Le projet éditorial mené par Arlette Elkaïm-Sartre est ambitieux et louable, dans la mesure où il nous donne à lire des textes de Sartre inédits ou introuvables. Le parti pris d’une édition strictement chronologique a ses atouts, principalement celui de souligner la multiplicité des centres d’intérêt du philosophe à un même moment, autrement dit son étonnante capacité à faire feu de tout bois. On notera néanmoins que Sartre avait conçu les dix volumes des Situations dans une perspective plus thématique, et que la reprise du même titre pour une entreprise différente a quelque chose d’un peu gênant. Si les Situations parues du vivant de Sartre étaient bien son œuvre, ces Situations-là semblent plutôt celles d’Arlette Elkaïm-Sartre. On peut en effet se demander si, derrière une apparente nouvelle édition, ce n’est pas un tout autre projet qui se dessine. Pourquoi, dès lors, ne pas avoir choisi d’éditer, sous un nouveau titre, les textes inédits ou introuvables de Sartre ? On a le sentiment que cette nouvelle édition ne remplace pas la première, qui reste au fond la plus sartrienne des deux. De plus, ce troisième volume des Situations concerne les années 1947-1949, mais ne propose qu’un choix très partiel des textes de cette période. Qu’en est-il de textes comme « Présence noire », « Visages » ou « Conscience de soi et connaissance de soi », pourtant écrits à la même époque ? Pourquoi ne trouve-t-on pas les articles sur le RDR, mais seulement des articles politiques écrits dans « La période RDR » ? Ces réserves une fois soulevées, on reste admiratif devant la vivacité et la fermeté d’une pensée qui s’emploie déjà à « porter le monde sur ses épaules » (Jean Paulhan), curieuse de tout et d’une agilité déconcertante. On est aussi frappé par la langue alerte, tranchante et magnifiquement classique de Sartre. A propos de la torture par exemple, cette question belle et juste : « mais qui effacera cette Messe où deux libertés ont communié dans la destruction de l’humain ? » Ou cette exigence adressée à tout lecteur : « La lecture ne doit pas être une communion mystique, non plus qu’une masturbation, mais un compagnonnage ». Ce volume des Situations nous donne à lire le Sartre qui fut peut-être le plus prolifique, le plus désireux en tout cas de s’emparer du monde par le savoir. Le voilà prêt à réaliser le vœu de jeune homme qu’il formulait dans les Carnets de la drôle de guerre : « Je ne suis à l’aise que dans la liberté, échappant aux objets, échappant à moi-même… Je suis un vrai néant ivre d’orgueil et translucide… Aussi est-ce le monde que je veux posséder ».
Nicolas Novion