Sartre, Situtations III, "Littérature et engagement", lu par Nicolas Novion.

Sartre, Situations, III, Paris, Gallimard, 2013.

Arlette Elkaïm-Sartre dirige chez Gallimard une nouvelle édition revue et augmentée des Situations de Jean-Paul Sartre, dont paraît le troisième volume. Ces Situations, III, sous-titrées «Littérature et engagement», rassemblent des textes majeurs des années 1947-1949, pour certains inédits ou devenus introuvables.

Sartre, Situations, III, Paris, Gallimard, 2013, 464 pages ; nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre.

            Arlette Elkaïm-Sartre dirige chez Gallimard une nouvelle édition revue et augmentée des Situations de Jean-Paul Sartre, dont paraît le troisième volume. Ces Situations, III, sous-titrées «Littérature et engagement», rassemblent des textes majeurs des années 1947-1949, pour certains inédits ou devenus introuvables.

            Le célèbre Quest-ce que la littérature ? occupe une bonne moitié de louvrage, la suite mêlant textes sur la littérature et lart (Sarraute, Kafka, Giacometti et la « nouvelle poésie nègre et malgache de langue française »), et textes militants, liés à lengagement de Sartre dans une éphémère organisation politique quil contribua à créer, le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire.

           

            Quest-ce que la littérature ? parut dabord de février à juillet 1947 dans les Temps Modernes. Il constitua ensuite le deuxième volet des Situations, avant de paraître en volume séparé. Le premier chapitre sintitule « Quest-ce qu’écrire ? » Sartre y distingue la prose de la poésie, et avance cette thèse : la poésie ne peut pas être engagée. Véritable « langage à lenvers », la poésie ne se sert pas du langage pour viser le monde mais prend le langage pour objet. Quant à la littérature (comprenons la prose), elle est utilitaire au sens où le langage est son instrument : « M. Jourdain faisait de la prose pour demander ses pantoufles et Hitler pour déclarer la guerre à la Pologne ». Bien plus, Sartre soutient que la littérature est une action qui consiste à dévoiler certains aspects du monde et des hommes à dautres hommes. Loin de nous donner à contempler le monde, la littérature est un outil, et chaque écrit est une entreprise.

            Alors « Pourquoi écrire ? », demande Sartre au deuxième chapitre. Pourquoi dévoiler le monde et le donner à voir à dautres hommes par ce moyen singulier quest l’écriture ? Sartre explique dabord en quoi la lecture est un « exercice de générosité » par lequel lœuvre littéraire parvient à lexistence. Le « pacte de générosité »  qui s’établit entre lauteur et son lecteur est un appel libre à une autre liberté. Ensuite, Sartre précise le sens de cet appel à la liberté du lecteur. La littérature dévoile un aspect du réel, et ce dévoilement est une invitation à le dépasser. Autrement dit, dévoiler le monde tout en le mettant esthétiquement à distance, cest montrer quil peut être changé. La littérature donne à voir le monde pour le faire apparaître comme une tâche à accomplir.

            Le troisième chapitre, intitulé « Pour qui écrit-on ? », présente une histoire de la littérature française, plus précisément des rapports entre la littérature et son public. Ce parcours historique vise à mettre au jour lessence de la littérature au moyen de deux stratégies complémentaires : dabord en montrant de quelle façon la littérature a pu ne pas être fidèle à sa véritable nature (dans le passé et, dans une certaine mesure, dans le présent) ; ensuite en indiquant comment elle pourrait devenir ce quelle est, cest-à-dire exister conformément à son essence (dans lavenir). Ces deux stratégies sinscrivent dans une histoire de la littérature fortement marquée par Hegel et Marx, la littérature conquérant peu à peu son essence au travers des vicissitudes de lhistoire. «Concrète et aliénée dabord, [la littérature] se libère par la négativité et passe à labstraction ; plus exactement elle devient au XVIIIe siècle la négativité abstraite, avant de devenir, avec le XIXe siècle vieillissant et le début du XXe siècle, la négation absolue». Vient alors le temps de la littérature engagée, littérature de la praxis plus que de lethos, dont Sartre formule la théorie. Il sagit dune littérature concrète et autonome, «anthropologique», dont le plein accomplissement aurait pour condition une société sans classes. Renouant avec son anarchisme foncier après ces pages quelque peu dogmatiques, Sartre voit dans la littérature « la subjectivité dune société en révolution permanente », continuellement capable dinterroger voire de bouleverser lordre social.

            Le long chapitre qui clôt le texte porte sur la « Situation de l’écrivain en 1947 ». Sartre y dresse dabord un panorama des différentes générations d’écrivains actives en 1947, de Claudel à Saint-Exupéry et de Mauriac à Camus, en passant par Alain et les surréalistes. Il fixe ensuite un certain nombre de tâches à la littérature, qui sont autant de questions concrètes que se pose l’écrivain engagé : comment susciter le besoin de lire ? Comment constituer une « unité organique de lecteurs » ? Comment conquérir les mass media ? Dans les dernières pages du texte, Sartre appelle de ses vœux une Europe socialiste, thème central dans lexpérience du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire.

             Les deux textes suivants, lun consacré à Nathalie Sarraute et lautre à Alberto Giacometti, étaient parus dans la précédente édition des Situations, respectivement dans les volumes IV et III. Dans la « Préface à Portrait dun inconnu », Sartre rend compte avec admiration de la technique littéraire inventée par Sarraute, par laquelle l’écrivain parvient à dévoiler lexistence humaine dans son étrange nudité. Cela nous vaut quelques formules dignes du Roquentin de La nausée : « ôtez la pierre du lieu commun, vous trouverez des coulées, des baves, des mucus, des mouvements hésitants, amiboïdes ». Dans le texte consacré à Giacometti, « La recherche de labsolu », Sartre examine les techniques par lesquelles le sculpteur parvient à « faire un homme avec de la pierre sans le pétrifier ». Giacometti semploie à supprimer la multiplicité matérielle dans ces figures longues et intemporelles qui donnent néanmoins à saisir lunité dun acte, « la seule unité vraiment humaine ».

             « Orphée noir » est la préface à lAnthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française mise au point par Léopold Sédar Senghor en 1948. Cette poésie qui naît au moment où sinvente la « négritude », Sartre la considère comme « la seule grande poésie révolutionnaire ». Comment la poésie peut-elle être engagée, voire révolutionnaire, alors que Sartre affirmait fermement tout le contraire quelques mois plus tôt ? La poésie noire de langue française sattache à « défranciser » les mots, détourne la langue des maîtres de son usage prosaïque et acquiert ainsi une formidable puissance révolutionnaire. Aussi la situation historique singulière de ces poètes et le rapport original quils entretiennent avec leur langue d’écrivain rend-elle possible cette alliance contre-nature de la poésie et de lengagement.

             « Il nous faut la paix pour refaire le monde (Réponse à ceux qui nous appellent « Munichois ») » est un article de 1948. Sartre y défend une position pacifiste et refuse tout parti-pris belliciste, que ce soit du côté de lURSS ou des États-Unis. Entre « une démocratie capitaliste et un socialisme autoritaire », il signale une troisième voie, celle que tentera dexplorer le RDR.

             Les soixante dernières pages de cette nouvelle édition des Situations, III rassemblent des « Textes complémentaires » : ce sont des inédits ou des textes de Sartre devenus introuvables.

            On trouvera dabord un inédit, le canevas dactylographié dune conférence intitulée « Kafka, écrivain juif ». Sartre sy essaie brillamment à la « méthode progressive-régressive » théorisée plus tard dans les Questions de méthode et mise en œuvre  ensuite, au sujet de Flaubert, dans Lidiot de la famille. Il sefforce ici de saisir lunité du projet kafkaïen dans ses rapports au père, à la religion juive, à la bourgeoisie et à la bureaucratie. Au lieu dexpliquer Kafka par des facteurs matériels, sociaux ou psychologiques qui détermineraient son rapport au monde et son œuvre, Sartre sapplique à ressaisir la liberté de l’écrivain en situation. 

            Ensuite, « Cest pour tous que sonne le glas » marque linquiétude de Sartre à lapproche du terme du mandat britannique en Palestine. Le mot dordre de Sartre est clair : « Il faut donner des armes aux Hébreux », afin que leur nouvel Etat ait quelque chance de durer.

            Raymond Aron avait moqué le « romantisme » du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, et Sartre en avait été piqué au vif. Il répond à cette critique dans un texte intitulé « Le point de vue de Raymond Aron », en retournant l’ « insulte » : le collaborateur du Figaro serait au moins aussi romantique que le philosophe révolutionnaire, dans la mesure où il prône lobéissance à un Etat autoritaire dans lattente dhypothétiques jours meilleurs.

            « Indochine 1949 », comme les deux textes précédents, est un texte écrit « à chaud ». Il dénonce la signature dun accord franco-vietnamien entre le président Auriol et lex-empereur Bao Daï. Sartre soutient que les négociations doivent sengager avec le Viet-Minh car « 80% de la population vietnamienne est derrière Ho chi Minh ». Faire la guerre au Viet-Minh, ce serait hâter le rapprochement entre Ho chi Minh et Mao, et engager la France dans une guerre longue, injuste et coûteuse.

            Le dernier texte de ce volume est une conférence intitulée « Défense de la culture française par la culture européenne ». Sartre y explique que le rapport entre les cultures est déterminé par un rapport de forces : « les idées culturelles, tout à fait indépendamment de leur valeur interne, ont un potentiel de diffusion qui dépend de limportance, économique ou militaire, du pays considéré ». En 1949, la culture française doit être défendue, mais elle nest pas en mesure dassurer par elle-même son salut. Seule la construction dune unité culturelle européenne peut contribuer à défendre la culture française face aux américains et aux soviétiques. Or, daprès Sartre, les conditions dune culture commune sont réunies, dans la mesure où les pays européens partagent une situation commune : celle de pays en reconstruction, ayant subi la guerre de plein fouet. Mais cette culture commune nacquerra de force que si elle est forgée à partir dune unité économique et politique. Sartre défend donc lautonomie de la culture européenne au moyen de l'autonomie économique et politique de lEurope.

                

            Le projet éditorial mené par Arlette Elkaïm-Sartre est ambitieux et louable, dans la mesure où il nous donne à lire des textes de Sartre inédits ou introuvables. Le parti pris dune édition strictement chronologique a ses atouts, principalement celui de souligner la multiplicité des centres dintérêt du philosophe à un même moment, autrement dit son étonnante capacité à faire feu de tout bois. On notera néanmoins que Sartre avait conçu les dix volumes des Situations dans une perspective plus thématique, et que la reprise du même titre pour une entreprise différente a quelque chose dun peu gênant. Si les Situations parues du vivant de Sartre étaient bien son œuvre, ces Situations-là semblent plutôt celles dArlette Elkaïm-Sartre. On peut en effet se demander si, derrière une apparente nouvelle édition, ce nest pas un tout autre projet qui se dessine. Pourquoi, dès lors, ne pas avoir choisi d’éditer, sous un nouveau titre, les textes inédits ou introuvables de Sartre ? On a le sentiment que cette nouvelle édition ne remplace pas la première, qui reste au fond la plus sartrienne des deux. De plus, ce troisième volume des Situations concerne les années 1947-1949, mais ne propose quun choix très partiel des textes de cette période. Quen est-il de textes comme « Présence noire », « Visages » ou « Conscience de soi et connaissance de soi », pourtant écrits à la même époque ? Pourquoi ne trouve-t-on pas les articles sur le RDR, mais seulement des articles politiques écrits dans « La période RDR » ? Ces réserves une fois soulevées, on reste admiratif devant la vivacité et la fermeté dune pensée qui semploie déjà à « porter le monde sur ses épaules » (Jean Paulhan), curieuse de tout et dune agilité déconcertante. On est aussi frappé par la langue alerte, tranchante et magnifiquement classique de Sartre. A propos de la torture par exemple, cette question belle et juste : « mais qui effacera cette Messe où deux libertés ont communié dans la destruction de lhumain ? » Ou cette exigence adressée à tout lecteur : « La lecture ne doit pas être une communion mystique, non plus quune masturbation, mais un compagnonnage ». Ce volume des Situations nous donne à lire le Sartre qui fut peut-être le plus prolifique, le plus désireux en tout cas de semparer du monde par le savoir. Le voilà prêt à réaliser le vœu de jeune homme quil formulait dans les Carnets de la drôle de guerre : « Je ne suis à laise que dans la liberté, échappant aux objets, échappant à moi-mêmeJe suis un vrai néant ivre dorgueil et translucideAussi est-ce le monde que je veux posséder ».         

 

Nicolas Novion