Élodie Cassan, Descartes et Bacon, Genèses de la modernité philosophique, ENS éditions, Paris 2014, lu par Max Hardt

 

Élodie Cassan (dir.), Descartes et Bacon,Genèses de la modernité philosophique, Paris, ENS éditions, 2014

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Cet ouvrage explore les différentes facettes des deux figures-clefs de la modernité philosophique que sont Francis Bacon et René Descartes. L’idée directrice est de proposer une analyse critique des points de convergence et de divergence de leurs pensées, dont, d’après l’article d’introduction rédigé par Élodie Cassan, la réception a eu tendance à simplifier ou homogénéiser le contenu.

En effet, le rayonnement exceptionnel de ces deux philosophes, leur geste de rupture radicale avec la tradition, et le projet de constitution d’un savoir autonome qui semble se trouver au fondement de leurs pensées respectives, ont incité la postérité à les percevoir comme les deux facettes d’un même mouvement, d’une même posture philosophique, fût-ce au détriment d’une juste approche de leurs spécificités irréductibles. Comme l’explique Élodie Cassan, il existe une « mythologie » de la modernité philosophique, et Bacon comme Descartes y font conjointement figures d’incarnation d’une science nouvelle, promouvant la maîtrise de la nature par le recours à une technique philosophiquement réévaluée.

 

 

En effet, le rayonnement exceptionnel de ces deux philosophes, leur geste de rupture radicale avec la tradition, et le projet de constitution d’un savoir autonome qui semble se trouver au fondement de leurs pensées respectives, ont incité la postérité à les percevoir comme les deux facettes d’un même mouvement, d’une même posture philosophique, fût-ce au détriment d’une juste approche de leurs spécificités irréductibles. Comme l’explique Élodie Cassan, il existe une « mythologie » de la modernité philosophique, et Bacon comme Descartes y font conjointement figures d’incarnation d’une science nouvelle, promouvant la maîtrise de la nature par le recours à une technique philosophiquement réévaluée.

         Ainsi se justifie l’entreprise d’étudier Bacon avec Descartes, et Descartes avec Bacon, afin de « contribuer à défaire la mise en fiction de l’histoire de la philosophie moderne ». Certes, il ne s’agit pas de tomber dans l’excès inverse et d’opposer diamétralement ces deux auteurs. Il existe bien évidemment un terreau philosophique commun expliquant, par exemple, que Descartes se soit souvent référé à Bacon en le présentant comme un exemple d’esprit scientifique autrement plus rigoureux que ne le furent les logiciens de l’École (ce fut particulièrement le cas dans sa correspondance avec Mersenne, abondamment citée tout au long du volume). Descartes et Bacon, Genèses de la modernité philosophique s’attribue d’emblée une position de juste milieu : « il s’agira […] à la fois de reconstituer le tissu intellectuel qui lie ces deux penseurs et d’examiner en quoi se conviennent, se différencient ou s’opposent leurs conceptualités respectives ». Les éléments apportés visent à armer celui qui voudra se livrer à une lecture authentiquement critique, qui fasse droit à la parenté évidente de ces deux philosophies sans pour autant les rabattre l’une sur l’autre.

         À l’horizon de cette démarche, c’est l’enjeu du lien historique unissant l’empirisme et le rationalisme qui se trouve soulevé et examiné. Toute la dimension problématique du rapport entre Bacon et Descartes s’y trouve en effet résumée, dans la mesure où ceux-ci ont été tantôt opposés, tantôt réunis au non de cette même dichotomie. La structure de l’ouvrage, divisé en articles indépendants, favorise donc un traitement dialectique de ce problème, dans la mesure où chaque angle d’approche souligne l’aspect dynamique de ces deux philosophies en construction et en constante discussion avec leur héritage propre.

        

         L’organisation des articles du recueil en deux parties, et à l’intérieur de chacune d’entre elles, témoigne du souci d’observer une progression allant de l’individu Francis Bacon, de ses conditions concrètes de vie et d’écriture, à la réception de celui-ci par les auteurs cartésiens, en passant par l’analyse de points théoriques spécifiques au baconisme et directement confrontés à leurs pendants cartésiens.

         Le premier chapitre, intitulé « Francis Bacon et la culture française », et rédigé par Marta Fattori, s’intéresse de près à la formation de Bacon, qui inclut un séjour prolongé en France, dont il fréquentera les salons parisiens, terreaux d’une pensée résolument novatrice se développant à l’extérieur des institutions universitaires. Les lectures réalisées à cette occasion auront un impact déterminant sur le développement ultérieur de sa pensée, notamment celles de Du Bartas, Rabelais et Montaigne. L’article propose ainsi une analyse détaillée de la mention et de la citation de ces auteurs dans les écrits de Bacon, et des éventuelles proximités qui peuvent être identifiées entre le propos de ces textes classiques et la démarche philosophique baconienne. Les œuvres littéraires ont pu fournir à Bacon l’esquisse d’un ethos central dans ses travaux sur la science et la lutte contre les préjugés.

         Le chapitre deux, « Les Géorgiques de l’esprit : pouvoir de la rhétorique et faiblesse de la volonté selon Bacon », rédigé par Jean-Pascal Anfray, prend appui sur le traitement du problème de l’akrasia chez Bacon pour étudier les principaux ressorts de l’action rhétorique sur l’âme humaine. Car s’il est clair que la recherche du vrai et la pratique des sciences sont la garantie d’une vie humaine tournée vers le bien, il n’en reste pas moins vrai que la raison ne peut, à elle seule, mouvoir la volonté et éveiller des passions suffisamment vivaces pour que la science soit l’unique condition de la vie bonne. Les atouts de la rhétorique, et notamment la partie de celle-ci consacrée au movere, s’avèrent ainsi être de puissants alliés pour l’entendement, qui doit s’appliquer, via son propre discours et le pouvoir moteur de l’imagination, à conduire le lecteur sur la voie d’un amour authentique de la vérité. Ce n’est qu’au prix d’une maîtrise rhétorique du discours vrai que la science pourra accomplir son véritable office, et servir de fondement aux « Géorgiques de l’esprit » qui caractérisent une culture de l’âme pleinement orientée vers la sagesse.

         Les troisième et quatrième chapitres quittent, quant à eux, le champ biographique et doxographique du seul Francis Bacon pour se consacrer à la comparaison des thèses que celui-ci partage, du moins en apparence, avec René Descartes. Ce sont en particulier les mathématiques, leur statut et leur traitement par les philosophies baconienne et cartésienne, qui sont ici analysés. Le chapitre trois s’intitule « Conception mathématique de la nature et qualités sensibles chez Bacon et Descartes », et l’auteur en est Philippe Boulier, qui se demande plus particulièrement si l’approche baconienne de la matière extérieure à nos sens préfigure ou annonce la théorie cartésienne de l’étendue. En effet, Bacon distingue bel et bien qualités premières et secondes d’un objet, et attribue aux premières des propriétés géométriques. Plus exactement, celui-ci analyse plusieurs phénomènes physiques, à l’instar de la couleur, comme le résultat de mouvements corpusculaires figurables au moyen de configurations géométriques ; ce qui évoque immanquablement la douzième Règle pour la direction de l’esprit.

         Pour autant, ce rapprochement évident ne doit pas nous abuser et nous conduire à supposer que Bacon avait déjà opéré le recentrement sur l’intuition et les notions claires et distinctes qui ont permis à Descartes de poser les fondements d’une mathématisation de la physique. Certes, ce que Bacon nomme « métaphysique » porte sur des « formes » dénuées de toute qualité sensible, simples structures dont les mouvements « abstraits » produisent les phénomènes observables et leur variété qualitative. Pour autant, s’il y a bien uniformisation et abstraction de la matière chez Bacon, celle-ci se prête à un traitement mathématique sans être en droit mathématisable, mathématique par essence, contrairement à la res extensa cartésienne. La matière, sa « texture » ou « fabrique » reste fondamentalement qualitative chez Bacon, et ouvre incidemment la porte à une approche mathématique sans l’appeler de soi.

         C’est le même type de nuance qui ressort de l’analyse contenue dans le chapitre quatre, « De l’histoire naturelle à la mathesis universalis : « le grand appendice de la philosophie naturelle » chez Bacon », sous la plume de Chantal Jaquet. Ce chapitre porte plus précisément sur la place occupée par les mathématiques dans l’économie baconienne des savoirs. L’auteur souligne qu’à cet égard la pensée baconienne n’est pas uniforme, et présente de nettes évolutions : Du progrès et de la promotion des savoirs voit les mathématiques comme une subdivision particulière de la métaphysique des formes, occupant par là même une place subalterne vis-à-vis de la métaphysique et de la physique, quant à elles érigées au rang de « parties principales » de la philosophie naturelle. En revanche, De la dignité et de l’accroissement des sciences ne présente plus les mathématiques comme une branche de la métaphysique, mais comme un « grand appendice de toute la philosophie naturelle », ce qui correspond à une reconnaissance des vertus théoriques et pratiques de cette science. C’est en effet à travers les mathématiques que l’on observe l’ordre spécifique de marche de l’esprit ; ce sont elles également qui permettent de pousser jusqu’à sa perfection l’opération de mesure, dont l’application pratique est déterminante pour toute la philosophie naturelle. L’article raccroche cette évolution doxographique au progrès historique de la mathématisation du savoir, et souligne néanmoins que les mathématiques ne s’affranchissent jamais réellement, chez Bacon, de leur subordination aux autres sciences, contrairement à ce que traduit la notion de mathesis universalis chez Descartes.

         Le chapitre cinq, « The Place of the Imagination in Bacon’s and Descartes’ Philosophical Systems », rédigé par Guido Giglioni, poursuit ce travail d’analyse comparée, mais se concentre cette fois sur le champ psychologique : quelle perception et quel usage de la faculté d’imagination Bacon et Descartes donnent-ils à penser ? L’opposition d’un empiriste qui ne considère l’imagination que comme un miroir déformé du réel, et d’un rationaliste qui en fait l’outil d’une compréhension claire et distincte de la matière comme de l’ordre du monde, remet en cause les lieux communs attachés à chacune de ces deux postures philosophiques. Cela permet aussi de voir jusqu’à quel point l’économie des facultés n’engage pas simplement un contenu spéculatif, mais aussi toute une méthode d’approche et d’analyse de la réalité et des passerelles permettant d’accéder à ses fondements.

         Le chapitre six, « Mersenne et la philosophie baconienne en France à l’époque de Descartes », rédigé par Claudio Buccolini, achève ce parcours chronologique allant de l’individu Bacon à la réception de ses travaux, en passant par l’étude de thématiques majeures de sa pensée : il s’agit alors d’analyser l’évolution du regard porté sur la philosophie baconienne par Marin Mersenne, grand interlocuteur de Descartes, qui en 1624-1625 a cessé d’identifier Bacon à un sceptique athée, pour souligner davantage les vertus de son empirisme et de la démarche d’expérimentation et de collection des faits observables que représente l’histoire naturelle. Cette attitude nuancée, qui reconnaît les mérites des principes épistémologiques de Bacon sans pour autant valider toutes ses conclusions, se retrouve dans les propos tenus par Descartes lui-même. Celui-ci affirme s’être appuyé, à plusieurs reprises, sur les analyses du philosophe de Verulam, et néanmoins il déplore une trop grande minutie dans son analyse des phénomènes particuliers, au détriment des vérités générales et des grandes catégories qu’il serait d’emblée nécessaire de distinguer. Cela synthétise, selon l’auteur du chapitre, l’opposition entre « empirisme baconien » et « apriorisme cartésien », Descartes recommandant de connaître la vérité des choses avant de se livrer à l’expérimentation.

         La seconde partie de l’ouvrage prend pour objet exclusif la diffusion de l’œuvre de Bacon dans la France post-cartésienne. On y observe avec acuité la façon dont une multitude de disciplines, de la philologie à l’épistémologie en passant par l’histoire éditoriale, contribuent à dresser un portrait plus fin des différentes modalités d’existence d’une pensée au sein d’un contexte de réception spécifiquement déterminé. Le chapitre sept, « The French reception of Francis Bacon’s natural history in mid seventeenth century », par Dana Jalobeanu, commence en effet par reconstituer les conditions historiques concrètes de la diffusion des textes de Bacon afin de déterminer quels ont été les vecteurs principaux par lesquels sa pensée a été connue et commentée. Il évalue notamment le degré de fidélité de la première traduction française de l’Histoire naturelle, rédigée par un dénommé Pierre Amboise et parue à Paris en 1631. L’auteur du chapitre recense toutes les « infidélités » commises par le traducteur, les interpolations, les développements biographiques, et surtout les inflexions de ton ou de méthode qu’a subies, sous sa plume, le texte original. Il y remarque notamment que la traduction préfère évacuer les protocoles expérimentaux, les conjectures et les projets d’expérimentations futures, pour s’en tenir aux seules conclusions formulées par Bacon, présentées isolément comme des affirmations vraies et définitives. Le choix des sujets tend, quant à lui, à « tirer » l’histoire naturelle baconienne vers l’alchimie et la théorie de la matière, et à lui faire suivre l’ordre classique des traités de cosmogonie ou de cosmographie. Cette traduction n’est pas unique en son genre, et l’auteur cite également le travail de Baudoin sur l’Histoire des vents.

         Le chapitre huit, « La première traduction du Novum organum », rédigé par Carlo Carabba, consiste en une minutieuse enquête permettant de dater le manuscrit de la première traduction française du Novum organum. On y observe par exemple que l’auteur anonyme devait posséder une certaine culture baconienne et cartésienne, lisible dans les rajouts et les développements interpolés au sein du texte original (on y trouve par exemple le syntagme « clairement et distinctement »). Cette traduction oriente parfois le texte pour lui faire suivre des sentiers plus marqués que le chancelier ne souhaitait le faire : la polémique avec les Anciens ou encore la question du sensualisme baconien y est traitée de façon plus insistante, voire plus radicale que dans le texte latin.

         Enfin, dans le chapitre neuf, Ronan de Calan pose la question « Comment un cartésien peut-il devenir baconien ? », et se place bien plus en aval de la réception des pensées baconienne et cartésienne, puisqu’il s’interroge sur la fonction de ces figures quasi mythologiques au XVIIIème siècle, et plus particulièrement chez les encyclopédistes. Il apparaît que Bacon y est loué pour sa défiance vis-à-vis de la tradition de l’École, mais qu’en réalité ces louanges visent, de façon détournée, la prépondérance d’une philosophie cartésienne vis-à-vis de laquelle les Lumières françaises tendent à prendre leurs distances. Ce n’est ainsi pas le véritable Francis Bacon que l’Encyclopédie porte au pinacle de la modernité, mais bien plutôt une figure simplifiée de la philosophie expérimentale, annonçant Newton comme contrepoint d’un Descartes trop tourné vers les idées innées. Bacon est ainsi utilisé pour « ser[vir] une philosophie qui n’est pas la sienne », et qui se rapproche autant de la philosophie naturelle de Newton que de la théorie des idées de Locke ou « empirisme de la genèse », pour reprendre la catégorie forgée et exposée par André Charrak. En définitive, le seul auteur des Lumières qui semble avoir lu Bacon pour lui-même et avoir cerné la spécificité de son apport philosophique est Diderot, qui adresse ses louanges à une pensée scientifique faisant la part belle aux arts manuels et aux disciplines artisanales.

         Bacon et Descartes, Genèses de la modernité philosophique, permet ainsi à son lecteur de suivre un parcours dense et varié, toujours attentif à la dimension dialectique et concrètement historique des grandes philosophies. Le rayonnement de Bacon au sein de cette modernité n’en sort pas amoindri, mais nuancé et précisé ; il n’en est que plus éclairant. On regrettera peut-être simplement la relative discrétion des analyses consacrées à Descartes, pour un ouvrage dont le titre semble mettre ces deux auteurs sur un pied d’égalité. Mais il n’en demeure pas moins que cet ensemble d’article fournit à son lecteur tous les outils requis, d’une part, pour relire Bacon à l’abri de la mythologie de la modernité, et, d’autre part, pour relire Descartes à la lumière d’un héritage baconien dont il était jusqu’alors délicat de cerner toute la portée.

 

 

 

Max Hardt