Norman MALCOLM, Wittgenstein, un point de vue religieux ? Suivi d'une réponse de Peter Winch ; traduit et postfacé par Michel Le Du ; éditions de l'éclat, philosophie imaginaire, 2014 Lu par Marc KUSZEL.

Norman MALCOLM, Wittgenstein, un point de vue religieux ? Suivi d'une réponse de Peter Winch ; traduit et postfacé par Michel Le Du ; éditions de l'éclat, philosophie imaginaire, 2014 Lu par Marc KUSZEL.

La philosophie de Wittgenstein a sans doute été négligée et longtemps méconnue des philosophes de langue française. On se souvient du travail monumental accompli par Jacques Bouveresse pour la tirer de l'oubli ou encore des travaux remarquables de Christiane Chauviré allant dans un sens analogue. Depuis quelque temps, il semble que la tendance s'est heureusement inversée et qu'une inflation de livres consacrée à la pensée wittgensteinienne a fait son apparition. Dans cet ordre de grandeur, nous parvient en l'espèce un livre consacré au point de vue religieux de Wittgenstein, signé Norman Malcolm, dont le nom n'est certes pas étranger à quiconque s'intéresse à la pensée du maître de la philosophie analytique. Il y a bien longtemps déjà, Malcolm rédigeait un véritable petit livre d'une grande clarté en guise de postface au Cahier bleu et le cahier brun, et peu avant sa mort, cet ancien professeur de philosophie à l'Université Cornell puis au King's College de Londres tournait un dernier regard global en direction de la philosophie wittgensteinienne sous un aspect quelque peu insolite : le point de vue religieux de Wittgenstein. C'est de cet opus ultime dont nous nous efforcerons de rendre compte ici et l'enjeu est d'autant plus important que l'ouvrage lui- même fait l'objet d'une réponse de Peter Winch, collègue et ami proche de l'auteur mais également éditeur dudit ouvrage. La traduction française de ces travaux est due à Michel Le Du, maître de conférences à l'université de Strasbourg qui signe également en l'espèce une postface suivie d'une annexe. Il est aisé dans de semblables conditions de deviner que l'important volume paru aux Éditions de l'éclat promet d'être foisonnant.  

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En premier lieu, il nous semble important de comprendre le lieu véritable du problème abordé par Norman Malcolm. A cet égard, la tentation immédiate serait presque de penser spontanément que la question religieuse, dans le fond, constitue certes un champ de questionnement peu concerné par la philosophie de Wittgenstein. N'y aurait-il pas un sens à se dire que les problèmes de prédilection de la pensée wittgensteinienne gravitent, pour simplifier à l'extrême, autour du langage et/ou de la logique, ce qui est allé amener l'auteur du Tractatus logico- philosophicus à orienter sa pensée dans une direction nouvelle après avoir pris la mesure des limites de ce texte en échafaudant sa théorie, ou plutôt son concept de « jeu de langage » dans les Recherches philosophiques. Si l'on rencontre chez Wittgenstein nombres d'observations passionnantes sur l’œuvre d'art ou encore l'éthique et ce, à travers des textes épars et souvent inégaux, les remarques wittgensteiniennes consacrées à la religion ne sont guère légion et demeurent certes fort disparates. Pour cohérente que soit cette manière de voir les choses et qui constitue un reflet de la manière de penser d'un sens commun qui revendiquerait quelque culture philosophique à son actif, penser de la sorte est s'exposer à faire fausse route.

Où est donc la difficulté qui a tant troublé Norman Malcolm et à quoi s'est-il essayé exactement ? S'agit-il de dégager avec plus ou moins de bonheur les principes logiquement voire systématiquement articulés d'une hypothétique philosophie religieuse de Witgenstein ? En soi, semblable projet serait périlleux et sans doute voué à l'échec : l'auteur du Tractatus n'était point un penseur religieux au sens où un saint Augustin, voire un Pascal ou encore un Kierkegaard l'ont été en leur temps et bien avant lui-même. S'agira-t-il alors de faire état - avec un louable souci d'exactitude qui a pour corollaire cet inévitable effort tendant à l'impartialité du propos - de ce que pourrait bien être la position personnelle de Wittgenstein à l'égard de la religion sous ses multiples formes (statut de l'institution religieuse et légitimité de celle-ci à définir le vrai, religiosité personnelle de l'individu, conflit entre la raison et la foi par exemple) ? Pas davantage, tant il est vrai que semblable souci, sans doute louable en lui-même, aboutirait le cas échéant à des résultats décevants et d'ampleur réduite. En réalité, le lieu du problème est ailleurs, et il s'énonce en des termes d'une fort trompeuse simplicité.

Lorsque Wittgenstein travaillait sur la dernière partie des Recherches philosophiques, il eut une conversation avec son ancien étudiant et proche ami Maurice O'Connor Drury au cours de laquelle il dit : « Je ne suis pas un homme religieux, mais je ne puis m'empêcher de tout voir selon un point de vue religieux ». Tout démarre de là et va orienter conséquemment la réflexion à laquelle Norman Malcolm se consacre dans son dernier ouvrage. Que Malcolm fût dérouté par cette remarque se comprendrait à moins et nul n'ira s'étendre là-dessus. Pas davantage n'ira-t-on, à tort ou à raison, discuter interminablement de la question de savoir si Wittgenstein qui avait un jour très sérieusement songé à devenir prêtre, était réellement ou non un homme religieux et dans quelle mesure. Le fait est que, selon Malcolm, les problèmes auxquels Wittgenstein songeait en ce disant étaient en réalité les problèmes philosophiques et si c'est bien cela dont il s'agit, alors il est clair que c'est toute une manière de comprendre la philosophie wittgensteinienne qui se trouve mise en jeu du même coup. Dès lors l'interprétation à laquelle Malcolm entend se livrer sera la suivante: s'il n'y a pas dans la dernière pensée de Wittgenstein un point de vue religieux au sens strict du terme, il y a certainement quelque chose d'analogue à un tel point de vue : en d'autres termes, il est clair selon l'auteur que Wittgenstein avait sur certains points, conscience d'une analogie entre sa perspective philosophique propre et une perspective religieuse.

Élevé dans la religion catholique romaine durant ses jeunes années du fait de sa mère - son père était un protestant luthérien d'origine juive - Wittgenstein certes ne s'est jamais engagé dans quelque forme établie de piété religieuse, pas davantage n'appartenait-il selon toute vraisemblance à quelque église que cela fût. Il n'en demeure pas moins que son effort personnel visant à la pureté morale et spirituelle constitue l'aspect essentiel de ce à quoi son cœur aussi bien que sa raison étaient sensibles en fait de religion. Dans cet ordre de choses, sa vie a été fortement marquée par des pensées et des sentiments religieux, à ce point qu'il existe bien une similarité entre la philosophie de Wittgenstein d'une part et certains aspects de la pensée religieuse. S'il est exact que Wittgenstein éprouvait de la méfiance vis-à-vis des instituions religieuses et leur apparat cultuel, s'il est vrai que les preuves rationnelles de l'existence de Dieu et leur statut ne l'intéressaient que très faiblement voire suscitaient sa franche aversion, à quoi l'auteur du Tractatus était-il donc sensible en l'idée de Dieu ? Essentiellement à l'amélioration de sa manière individuelle d'agir, et en ce sens, sa pensée était certainement plus réceptive à l'épître de Jacques sur les œuvres, qu'à celle que Paul de Tarse consacrait à la question de la justification par la foi au moyen de la grâce de Dieu. Toutes ces considérations ne suffisent pas à plaider en faveur d'une analogie entre pensée philosophique et perspective religieuse, objectera-t-on.

Dans les deux cas cependant, il y a effectivement bien un terme à l'explication : toute explication fût-elle rationnelle ou non – auquel cas ce sera un discours religieux - a ses limites et est condamnée à perdre son sens lorsqu'on la sollicite au-delà desdites limites. Deuxièmement, le sens religieux consistant à voir le monde comme un miracle a son analogue dans l'étonnement face à l'inexplicable existence des jeux de langage humain. Troisième analogie, la pensée religieuse est le reflet de la conviction que quelque chose foncièrement ne va pas chez les êtres humains ; de même l'embarras philosophique traduit l'existence chez l'homme d'une maladie de la pensée : sans cette maladie, religiosité et philosophie demeureraient autant de notions vides de sens. Quatrième et dernière analogie : tous nos concepts requièrent une base dans l'action et le faire plutôt que dans le raisonnement ou l'interprétation et le concept wittgensteinien de jeux de langage n'y échappe pas davantage. Il en est de même de la croyance religieuse telle que Wittgenstein l'entendait : le christianisme n'était pas pour lui une doctrine à proprement parler, ce qui était crucial étant à rechercher, au contraire, du côté du changement de vie et de l'aide envers son prochain et qui auront évidemment la priorité sur la compréhension intellectuelle.

C'est à un véritable voyage à travers la philosophie de Wittgenstein dans son ensemble que Malcolm nous convie en réalité tout au long de son essai et ce, en vue de faire état de l'existence de ces quatre analogies décisives entre la grammaire du langage wittgensteinienne et sa conception de ce qui est primordial dans la vie religieuse. Dans cette perspective, on ne saurait demeurer insensible aux analyses consacrées au Tractatus ou encore aux Recherches philosophiques et qui conduisent l'auteur à mettre en lumière la fin même de l'analyse philosophique telle que Wittgenstein la concevait, c'est-à-dire dévoiler la nature essentielle du langage ou encore décrire des concepts et l'usage des mots servant à les exprimer (cf. chapitres 2, 3 & 6 en ce sens) : le propos que développe Malcolm dans cette perspective est d'une complétude et d'une lisibilité proprement confondantes. De même mentionnera-t-on de stimulantes et fort belles analyses consacrées au problème de la grammaire universelle et de la théorie essentialiste du langage à travers une comparaison des philosophies de Wittgenstein d'une part et du Langage et la pensée de Chomsky d'autre part (chapitre 4 en ce sens). La concision et la très extrême précision du propos de Malcolm permettront à tout lecteur – qu'il soit un spécialiste rompu à la pensée de Wittgenstein, ou qu'il soit au contraire simplement curieux de s'instruire sur cette philosophie - d'avoir de la pensée wittgensteinienne une vision lumineuse qui frise l'exhaustivité, sans jamais être gêné par la technicité inévitable des concepts que l'auteur fait rebondir avec aisance.

L'ouvrage que nous lisons ici se poursuit avec une réponse de Peter Winch que nous évoquions dans notre propos introductif. Si, selon Malcolm, il y a lieu de parler d'une analogie entre perspective philosophique et perspective religieuse chez Wittgenstein, il n'est, en revanche, pas évident du tout à en croire Winch que Wittgenstein eût à l'esprit les problèmes spécifiquement philosophiques à l'exclusion de tout autre problème humain lors de sa conversation précitée avec Drury. Il ne va donc pas de soi qu'il y ait lieu de parler légitimement d'une analogie entre perspective philosophique et perspective religieuse. Parler d'une analogie tenant à l'explication et ses limites n'est pas pertinent devant la multiplicité des explications envisageables et des jeux de langage dans lesquelles elles seront susceptibles de s'inscrire. De même, l'étonnement du philosophe face aux jeux de langage n'est pas analogue à un sens religieux du miracle : le contexte de l'étonnement est trop radicalement différent pour que l'analogie elle-même soit tenable. En outre, et s'agissant de la troisième analogie relative à la maladie, elle n'est pas davantage défendable selon Winch qui en vient à conclure que le fait d'avancer en philosophie fait plutôt barrage à la capacité de voir les choses d'un point de vue religieux en réalité. Enfin et s'agissant de la foi et des œuvres, Wittgenstein ne dit pas, à en croire Winch, qu'aider les autres signifie vivre une vie en Dieu ni que la première est condition suffisante de la seconde : elle est seulement condition nécessaire. S'il est vrai que la réfutation que Winch fait de l'essai de Malcolm est très serrée et systématique, on n'en remarquera pas moins qu'elle veut demeurer une interprétation ouverte à son tour - tout comme celle de Malcolm l'était déjà du propre aveu de son auteur - en tant qu'il faut y voir une interprétation de la pensée de Wittgenstein possible parmi tant d'autres. Il est donc possible nous semble-t-il de la comprendre comme une lecture complémentaire de la précédente plutôt que comme une lecture rigoureusement opposée : en ce sens cette discussion philosophique est éclairante et toujours stimulante eu égard à l'humilité et la mesure du propos qui se déploient sans artifice aucun ici.

Enfin, l'ouvrage s'achève par une postface de Michel Le Du, elle-même suivie d'une annexe fort instructive consacrée à Wittgenstein et « l'esprit juif » dans le détail desquelles il est évidemment impossible d'entrer ici. S'agissant en revanche du point de vue religieux de Wittgenstein qui constitue ici le problème décisif, on se bornera à relever que selon le traducteur des deux essais précédents, il n'existe aucune énigme en l'espèce à proprement parler. Autre chose est un point de vue religieux et autre chose est la foi. Dans cette perspective, on peut fort bien comprendre une foi qu'on ne partage pas en développant des analogies. C'est donc à tort qu'on attribue à Wittgenstein l'idée qu'il existe des jeux de langage distincts en tant que religieux et que seuls les croyants se révéleraient susceptibles de comprendre. En réalité, la solution au problème est qu'on peut avoir un sens du religieux sans être soi-même religieux : tel était selon M. Le Du le cas de Wittgenstein lui-même qui a pénétré une forme de vie sans y adhérer pour autant. Cette manière d'envisager la question nous semble apporter un éclairage nouveau, utile et surtout très complémentaire des deux lectures précédentes ; en conséquence, tout lecteur pourra se faire sa propre opinion sur la question de savoir quelle lecture du point de vue religieux chez Wittgenstein lui semble à bon droit la mieux fondée et/ou la plus convaincante, à tort ou à raison.

En conclusion, voilà une parution à tous égards bien venue et susceptible d'intéresser un public très large. Pour quiconque s'intéresse à la philosophie de Wittgenstein en tant qu'il est étudiant, chercheur ou spécialiste de ladite philosophie, il est évident que l'importance de ce livre s'impose d'elle-même. Pour quiconque serait désireux de s'initier à la philosophie de Wittgenstein et à ses multiples facettes, ce livre sera à recommander tout aussi bien par sa limpidité et la multiplicité des perspectives que ses trois auteurs mettent en jeu. On ne peut donc que se réjouir de cette passionnante parution.

                                                                                                                                                                               Marc KUSZEL.