Monique CASTILLO, Faire renaissance. Une éthique publique pour demain, Vrin 2016, lu par Béatrice Allouche-Pourcel

Monique CASTILLO, Faire renaissance. Une éthique publique pour demain, VRIN, Collection «Moments philosophiques», janvier 2016 (253 pages). Préface de Philippe HERZOG. Lu par Béatrice Allouche-Pourcel.

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Monique CASTILLO, Professeur émérite de l’Université Paris-Est Créteil, questionne depuis longtemps la philosophie morale et politique à travers le prisme de l’éthique appliquée. Son dernier opus ne fait pas exception à la règle, qui est né du constat du «désarroi moral» des réactions «moralisatrices ou démoralisées de l’opinion». Partant de ce constat, elle en cherche l’origine dans les nombreuses contradictions de notre héritage culturel et en particulier dans le travers paradoxal consistant à faire s’opposer la morale à elle-même. En effet, l’héritage des Lumières poussait la condition humaine à la responsabilité : tout individu pouvait prendre conscience d’être la cause de son ignorance, de sa bêtise ou de sa lâcheté. Mais un second héritage critique apparaît avec les philosophies du soupçon et détruit l’élan du premier avec la mise en doute de «la liberté de la subjectivité», de la «neutralité de la raison» et de la «moralité de l’humanisme».

 

Les trois parties de cet essai vont donc étudier les aspects paradoxaux des politiques de l’individu (première partie), des politiques du pluralisme (deuxième partie) et des politiques de la création (troisième partie) précisément parce qu’elles illustrent magistralement les contradictions de notre condition culturelle. Mais il s’agit évidemment de dépasser le constat et de donner à l’éthique et à la politique de nouvelles tâches, de nouveaux sujets de réflexion: à elles de s’emparer de ces problèmes et de faire advenir ce que Monique CASTILLO appelle une « démocratie de réflexion» qui, bien plus que notre démocratie d’opinion, pourra relever le défi de «lutter contre la détresse symbolique, le manque de vision et le rétrécissement moral de la vie collective». S’ouvrira alors l’ère nouvelle de cette «renaissance» attendue, qui ne doit pas être vague objectif utopique mais bien ancrage ferme dans une véritable « ontologie du savoir».

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La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux politiques de l’individu, avec les notions de singularité et d’émancipation, très représentatives des paradoxes de notre héritage culturel. En effet, la singularité, se transformant en phénomène de masse, finit par devenir une sorte d’injonction, l’individu étant presque contraint d’affirmer toujours davantage son identité strictement personnelle. Parallèlement, l’émancipation souffre du combat entre modernité et postmodernité dans le sens où, à peine affirmé pleinement, le droit imprescriptible de chacun à la liberté personnelle se trouve contesté: la conséquence de cette autocritique destructrice est une faculté de juger déboussolée par le conflit qu’elle mène avec elle-même. Vie politique, évolution des mœurs, éducation, mondialisation, mutations du monde du travail: autant de situations dans lesquelles notre faculté de juger se perd dans ses propres contradictions. Institution particulièrement traversée par  ces dilemmes: l’institution scolaire. On y a mené cette double exigence de front consistant à mettre en valeur -parfois à outrance- la singularité de l’enfant dans le but de développer son autonomie. Mais Monique CASTILLO montre que précisément l’autonomie suppose un «arrachement à la personnalité de chacun» alors que la politique de singularité encourage le particularisme dans le but d’accroître une hypothétique créativité. De la même manière, l’exercice du pouvoir politique entendu comme un domaine d’experts et l’économie rivée à la performance entendue comme un impératif tendent insidieusement à prouver que la morale est une sorte d’accessoire inutile. On réduit alors – avec cynisme et condescendance- des vertus comme l’honnêteté, l’engagement, la fidélité, la sincérité ou la générosité à de simples choix subjectifs parfaitement contingents. Dans ce «climat de médiocrité morale», l’individu attaché viscéralement à ses intérêts érige en norme du rapport à l’autre la défiance, le conflit et le soupçon. L’individu caricatural de l’individualisme économique et politique, réduit à son statut de monade illusoirement autosuffisante cohabite avec les autres mais sans habiter le même monde. La médiocrité dans tous les domaines, y compris sémantique, étend alors son règne sans partage et la foi en l’individu, qui affirme que «l’invention de soi coïncide avec l’invention du rapport à l’autre et au monde» est perdue.

La seconde partie de l’ouvrage interroge les politiques du pluralisme et leurs dilemmes. Pétri de contradictions alors qu’il a l’ambition d’incarner une nouvelle morale de la civilisation des mœurs, le pluralisme navigue entre un relativisme démoralisant et le piège du communautarisme. Cela tient d’abord à sa polysémie même: il désigne à la fois ce qui sépare (pluralité des individus, des communautés, des conditions) et ce qui rapproche (une morale du respect, d’unité dans la diversité). Cela s’explique ensuite par son essence même: celle d’une neutralisation de toutes les croyances qui crée de fait une absence de normativité pour la vie collective. Pour expliquer la nouvelle pluralité du monde et ses contrastes, Monique CASTILLO fait l’hypothèse d’une «trisection axiologique du monde»: trois systèmes de valeurs divergents réclameraient un droit égal à la reconnaissance: le «traditionalisme» (les valeurs se fondent dans une transcendance), le modernisme ( les valeurs se fondent sur l’universalité de la raison humaine) et le postmodernisme ( les valeurs se fondent dans la singularité individuelle ou culturelle). Ces trois systèmes de valeurs s’entrecroisent en permanence en s’opposant, se combinant ou s’excluant. Cette exclusion se montre sous un jour particulièrement tragique dans l’exemple analysé par l’auteur de l’attentat-suicide. En effet, la «logique» qui préside à ce dernier se donne le droit de détruire «la métaphysique du sujet» (occidentale) en lui imposant une «métaphysique de la mort»: l’autodestruction devient non seulement acceptable mais même estimable, avatar sanglant de la guerre symbolique qui défend une éthique de la soumission contre la «culture occidentale de l’émancipation». Entre le pluralisme expiatoire européen, fondé sur le dénigrement de soi-même et une foi infondée en son propre déclin et le pluralisme compétitif d’inspiration libérale, chacun se réclame de ce concept écartelé entre souci de soi et altruisme. Or la diversité confessionnelle défie ces politiques de la pluralité en instaurant une «guerre du sens» qui cherche, en déstabilisant une communauté (scolaire, urbaine ou nationale) à atteindre les symboles qui incarnent ses valeurs. Prise à son propre piège d’une tolérance poussée à son paroxysme, la démocratie s’enlise dans des débats qui la fragilisent. Monique CASTILLO prend l’exemple du voile intégral: «si j’y suis favorable, je suis tolérant mais non démocrate (car je ne sers pas l’égalité); si j’y suis opposé, je suis démocrate mais intolérant.» La simplification, la caricature et la démocratisation de la vulgarité sapent peu à peu la mémoire de ce qui ennoblit une culture à savoir sa capacité à élever un individu au-dessus de lui-même.

La troisième et dernière partie de l’essai se consacre aux politiques de la création. D’après Monique CASTILLO, la crise du capitalisme qui a eu lieu à la fin de la première décennie du vingt et unième siècle a déclenché une grave crise morale semant le doute sur l’avenir de la démocratie. La moralité ayant quitté la sphère de la puissance publique, le machiavélisme en son sens le plus étroit s’est généralisé et, ajouté à l’insécurité sociale et à l’instabilité affective, a créé une situation dans laquelle le seul dénominateur commun entre des individus résignés est la démoralisation. Entre l’espionnage électronique banalisé, les révélations de Snowden, les pratiques de la NSA, la désinformation et la mystification sont devenues moyens usuels. La fabrique du sens et de la croyance tend à devenir le nouvel immoralisme politique. On n’agit plus sur des esprits, par des explications et dans une volonté de convaincre mais sur des psychismes par la séduction, l’émotion et dans une simple volonté de persuader. La politique et les techniques de communication fabriquent le sens en commençant par toucher la perception (utilisation des images), elles poursuivent avec le langage (les gros titres), martèlent avec la répétition incessante (informations en boucle) et finissent par créer des opinions par mimétisme (sondages ou cautions de quelques stars). Tandis que la philosophie des Lumières parlait à la raison et à l’intelligence, de nos jours seule l’affectivité est stimulée: la réflexion disparaît au profit de l’émotion. Le paradoxe de la société de l’information qui est la nôtre est qu’évidemment l’espoir d’un épanouissement personnel se renverse en asservissement et la promesse d’une culture démocratique et libératrice se mue en déculturation progressive et analphabétisme d’un nouveau genre. De la même manière, le rapport de l’homme à la technique est hautement contradictoire, dans la mesure où s’enferrer dans une croyance en «l’irréversibilité de l’impérialisme technique» est le meilleur moyen d’accroître encore le déterminisme technologique. Les individus ont perdu le pouvoir de dire (n’ayant plus que des émotions à exprimer): il leur manque toute la dimension symbolique qui permet de partager les significations collectives. Nous manquons de vrais créateurs, qui sauraient unir l’intelligence et la sensibilité en transcendant les impératifs d’efficacité de la culture actuelle et omniprésente du résultat.

En conclusion, Monique CASTILLO insiste sur notre besoin de vision : nous devons ouvrir un nouvel horizon transpolitique qui donnera du champ pour progresser vers davantage de bonheur, d’harmonie et vers l’élévation de notre conscience morale. Pour ce faire, le passage d’une démocratie d’opinion à une démocratie de réflexion est nécessaire: nous devons nous dépouiller de notre crédulité au profit d’une nouvelle crédibilité. «Une démocratie assez instruite pour être réflexive se nourrit d’une nouvelle éthique de responsabilité gouvernée par un principe d’intelligibilité: « je suis ce que l’autre comprend de moi». Cette compréhension mutuelle formera une base morale à une culture capable de régénérer et d’inspirer le régime démocratique. La voie est tracée, reste à la suivre.

La plume alerte et toujours incisive de Monique CASTILLO cherche à tirer nos consciences de leur léthargie morale, tout en sachant proposer une perspective. Cet essai lucide et limpide n’esquive aucun sujet et reste fidèle de bout en bout à ses exigences. L’une de ces exigences, et non la moindre, est la continuelle attention portée à la pédagogie du propos, condition sine qua non à l’élaboration de cette démocratie de réflexion tant espérée.

                                                                                                                              

Béatrice ALLOUCHE-POURCEL