Michel Villey, La Nature et la Loi. Une philosophie du droit, éditions du Cerf, lu par Laurent Gryn
Par Florence Benamou le 12 juillet 2017, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Michel Villey, La Nature et la Loi. Une philosophie du droit, éditions du Cerf, coll. La nuit surveillée. Lu par Laurent Gryn.
Le volume intitulé La nature et la loi rassemble une série d’études qui donne une bonne perception de la pensée de M. Villey. Nous trouvons dans ces études les deux pôles autour desquels tourne la philosophie du droit de l’auteur. Une critique de la pensée et de la pratique du droit contemporain, incluant une critique des droits de l’homme, et une réflexion sur le droit naturel classique que l’on retrouve, selon l’auteur, chez Aristote et Thomas d’Aquin. Il ne s’agit évidemment pas pour l’auteur de revenir purement et simplement à Aristote, Thomas d’Aquin ou au droit romain, mais d’extraire de la lecture des classiques et de la pratique des jurisconsultes romains une méthode destinée à éviter les apories auxquelles mènent les droits de l’homme.
La critique des droits de l’homme, prégnante dans l’œuvre de M. Villey ainsi que dans le volume présenté, fit en son temps polémique. L’auteur écrit en effet que « Le triomphe des droits de l’homme est la marque de l’atrophie en nous du sens de la justice » (P. 259). Les droits de l’homme ne sont pas, pour l’auteur, du droit, mais ils relèvent d’une morale à prétention universaliste. L’auteur montre qu’une obligation morale n’entraîne aucun droit que quiconque pourrait revendiquer. Pourtant, il s’agit bien pour la pensée contemporaine d’extraire le droit de l’idée de dignité de la personne humaine, appréhendée à partir d’un ensemble de droits naturels et fondamentaux opposables à l’Etat parce qu’antérieurs et supérieurs à lui. L’auteur s’attèle à montrer que cette tentative produit contradiction, injustice et frustration. Par contraste, une réflexion sur le droit naturel classique montrera que ce n’est pas en partant de l’idée de la personne humaine que l’on pourra penser les droits des uns et des autres mais que ces droits procèdent toujours d’un rapport social déjà donné. Toute tentative de définir les droits indépendamment de l’inscription de l’homme dans une communauté est vouée à l’échec. «La culture humaniste et individualiste moderne a fait de la justice un rêve, le rêve d’un individu qui aspire à une liberté totale, sans reconnaître aucun ordre au-dessus de lui, ni un ordre social naturel qui s’impose, ni un ordre cosmique, comme on l’a vu en parlant tout à l’heure de la bioéthique, plutôt de la biotechnique, et de l’écologisme » (p. 124)
En ce sens le droit est un juste partage ce qui implique que tous les points de vue doivent être pris en compte ; il ne peut en aucun cas être déterminé à partir des exigences, aussi légitimes soient-elles, d’une seule des parties. « Qu’est-ce que le droit ? Une relation entre une pluralité de personnes. Prétendre déduire une relation d’un seul de ses termes est une aberration logique » (P.259)
M. Villey concède cependant que l’on puisse user des droits de l’homme à titre instrumental, lorsqu’il s’agit par exemple de dénoncer les abus d’un gouvernement. Comme droits antérieurs et supérieurs à l’Etat, ils constituent le rempart que le libéralisme construit contre la tyrannie. Ceci dit, l’auteur insiste sur le fait que les droits de l’homme ne sont pas par eux-mêmes capables de conférer une légitimité juridique à une lutte, voire à une révolution. « J’ai des amis qui ont milité contre le shah d’Iran, sous l’égide des « droits de l’homme ». Ils eussent mieux fait de considérer que l’autre partie était Khomeiny, et ce que l’Iran allait gagner à l’arrivée de Khomeiny » (p. 259)
Un droit est une promesse, une garantie, quelque chose d’opposable que l’on peut défendre devant un tribunal insiste l’auteur. Sans cela que pourrait signifier le terme droit ? Comment, par exemple, parler d’un droit au travail dans un contexte de chômage massif, auprès de qui pourrait-il être revendiqué, devant quelle instance serait-il opposable, comment obtenir gain de cause ? Ce qui n’empêche en rien d’estimer telle ou telle distribution du travail, ou du logement, comme moralement inacceptable. En effet, la notion de droit ajoute quelque chose à la simple exigence morale : le devoir de charité n’implique pour le pauvre aucun droit d’être secouru et s’il faut être charitable, qui choisir parmi les nécessiteux ? L’exigence liée à une obligation morale n’entraîne pas mécaniquement un droit. Selon M. Villey, la pensée moderne fait du droit un attribut ou une faculté d’un sujet. La justice est désormais pensée à partir des droits subjectifs. La difficulté sera alors d’extraire un ordre juridique de facultés afférentes au sujet sans tomber dans la contradiction ou dans un discours vide de sens. Ces facultés ou pouvoirs sont les droits de l’homme dans la première version de 1789 comme la liberté, la propriété, mais aussi dans leur seconde version où l’on ajoute des droits sociaux comme le droit au travail, à une vie digne, à la santé ou d’émanations encore plus tardives des premiers droits comme le droit des peuples à l’auto-détermination. Il s’agira à chaque fois de donner, au nom des droits de l’homme, une légitimité juridique à des revendications morales qui émanent des parties. Il y a souvent, remarque M. Villey, dans les discours qui invoquent les droits de l’homme, l’expression d’un intérêt, parfois légitime, qui se pare de droit. « La justice tient une balance ; elle ne favorise personne, pas même le pauvre, disent l’Exode et le Lévitique. Elle se garde de baptiser droits nos aspirations personnelles, quelques fondées soient-elles. Il n’est plus de justice là où la colère des viticulteurs, sidérurgistes ou de quiconque est ipso facto sacrée « droit » et leurs besoins qualifiés automatiquement de légitimes revendications » (P. 259).
Cette revendication prend souvent de nos jours la forme d’une revendication identitaire : le droit des femmes, des croyants, des minorités ethniques ou sexuelles. Encore une fois comment extraire un ordre juridique à partir de revendications identitaires qui invoquent des droits subjectifs ? Et surtout comment construire une société saine sur le seul fondement de telles revendications ? Comment donner à chacun ce à quoi il estime avoir droit sans produire de contradictions ? Faut-il partir des droits subjectifs pour déterminer les droits des uns et des autres ou alors du rapport social en se posant par exemple la question de la valeur des revendications, en les rapportant au bien commun ?
Si l’on revendique telle pratique religieuse au nom du droit naturel à la liberté (les exemples que nous avons choisis ne sont pas toujours ceux de l’auteur), faut-il limiter cette pratique seulement en portant son regard sur les exigences de sécurité comme le pensent les libéraux ou faut-il avoir en vue le bien commun ? Par exemple cette pratique est-elle bonne pour la société ? Ou alors mauvaise ? Peut-on légitimer le droit à l’avortement seulement par le droit à la liberté de la femme ? Mais alors que répondre aux religieux qui estiment que l’avortement est un crime parce qu’il porte atteinte à la vie d’une personne humaine ? On ne passe pas directement du droit à la liberté à la sanctification par le droit de l’avortement. Le droit à l’avortement n’est pas un droit subjectif qui précèderait tout rapport social et toute réflexion sur le bien commun. De même, peut-on légitimer le droit des homosexuels au mariage seulement par le droit à la liberté et par l’égalité devant les droits de l’homme ? Mais alors pourquoi ne pas autoriser la polygamie entre adultes consentants et d’autres formes de mariage imaginables ? On ne passe pas non plus directement du droit de chacun à la liberté à la sanctification par le droit de l’union homosexuelle comme le montre par l’exemple la non-reconnaissance par les états occidentaux de l’union polygame.
Par contraste avec les discours modernes qui revendiquent, et ne cessent de revendiquer au nom des droits de l’homme, M. Villey nous renvoie à la dialectique telle que pouvaient la mettre en œuvre Aristote et Saint Thomas d’Aquin, mais aussi les jurisconsultes romains. Il faut au premier chef se placer sur le plan de la connaissance théorique et viser une connaissance désintéressée. L’auteur insiste sur ce point : « Notre seul espoir est de suspendre pour un moment la vie active, nous en remettant au tribunal de la spéculation théorique » (P. 74) Nous vivons une époque dominée par le militantisme, dont le souci principal est l’action, la transformation du réel dans le sens de sa conformation à un certain nombre d’intérêts, peut-être louables, mais qui mais ne cessent pas pour autant d’être des intérêts particuliers. Le souci exclusif de l’action engage trop souvent une démission de la raison et de l’intelligence. On invoque des droits pour un groupe particulier sans que l’on ne se pose jamais la question de la valeur intrinsèque de ce qui est revendiqué pour la société. Le droit à la liberté suffit souvent à légitimer le tout. Ce que résume parfaitement M. Villey « Qu’est-ce que les valeurs, les options de tout un chacun, acceptées telles quelles, sans aucune recherche de ce qu’elles ont de bien, comme le faisaient Aristote et saint Thomas ? » (P. 112).
Les hommes ne peuvent s’unir que s’ils ont l’intention de dépasser la divergence de leurs opinions teintés d’intérêts. Pour ce faire il faut passer par l’étape de la connaissance spéculative désintéressée. Ce qui suppose un état d’esprit tout différent de celui du militant partisan. Réfléchir sur ce qu’est le bien, le juste partage des biens et des droits. Par exemple, là où Rawls pourrait déduire « le droit à » ( « droit » à l’avortement et aussi au mariage pour tous y compris polygame) de la raison des partenaires réfléchissant dans la position originelle (en déduisant le "droit à » du principe de libertés égales pour tous), la réflexion dialectique et désintéressée portera sur ce qu’une société peut considérer en une période historique donnée comme une personne humaine lorsqu’il s’agit du droit à l’avortement ou sur ce qu’une société attend de l’institution du mariage lorsqu’il s’agit d’étendre les droits au mariage ( Le libéral se refuse par principe à cette réflexion puisqu’il prétend exclure l’essentiel, c’est-à-dire toute réflexion axiologique, dès qu’il s’agit de déterminer qui a droit à quoi). Chacun sera alors invité à discuter de sa position initiale jusqu’à ce qu’un consensus s’impose. Ce qui implique que chaque position soit prise en compte. La détermination du droit des uns et des autres suivra.
C’est le droit naturel objectif qui est la visée de la réflexion dialectique. Cette notion apparaît difficile à définir dans l’œuvre de M. Villey. Il ne s’agit pas d’un droit que l’on pourrait extraire d’une loi divine ou d’une loi de la nature que la raison appréhenderait. Le droit naturel objectif coïncide avec une juste répartition des droits et des biens au sein d’une société. Le fait qu’il soit naturel signifie qu’il ne dépend pas de l’arbitre des hommes, le fait qu’il soit objectif renvoie à l’idée qu’objectivement, un partage s’impose avec plus de justice qu’un autre. Ce droit naturel objectif est ce que vise la réflexion dialectique, sans que l’on ne soit jamais certain que la conclusion de cette réflexion coïncide avec lui. La nécessité de conclure une querelle théorique est dictée par l’action. La question de l’être d’une personne humaine engage celles de la recherche médicale sur les cellules souches et de l’avortement ; la question de la fonction du mariage engage celle de l’extension des droits au mariage. De même dans un procès, il est nécessaire de mettre un terme à la confrontation des opinions adverses pour conclure, c’est-à-dire porter un jugement et mettre un terme à la procédure.
Laurent Gryn