M. Cohen-Halimi et alt. (dir), Gérard Lebrun philosophe, Beauchesne 2017, lu par Laurence Harang

Gérard Lebrun philosophe   sous la direction de M. Cohen-Halimi, Vinicius de Figueiredo et Nucia Sanchez Madrid, Beauchesne, juin 2017. Lu par Laurence Harang.

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Dans le livre Gérard Lebrun philosophe, paru aux éditions « Beauchesne » en juin 2017 sous la direction de Michèle Cohen-Halimi, Vinicius de Figueiredo et Nuria Sanchez Madrid, il s’agit à partir d’articles très pointus de philosophes français, brésiliens et espagnols, de rendre compte de l’originalité d’un immense historien de la philosophie ; de sa manière si particulière de « nous inciter à nous promener à travers les textes de la tradition pour pouvoir changer de perspective, apprendre à voir d’un autre point de vue, effectuer un déplacement qui peut nous révéler un autre aspect de ces textes, dont nous sommes faits » (Isabelle Thomas-Fogiel). Gérard Lebrun a enseigné à l’Université de Sao-Paulo dès 1960 et en 1975 à l’Université d’Aix-en- Provence.

L’ouvrage Gérard Lebrun philosophe se compose de trois parties et d’un épilogue :


I Comment peut-on être hégélien ?
II Le kantisme de Gérard Lebrun
III Mises en perspectives
Epilogue


 Dans cette présentation, notre propos ne consistera pas à s’attarder sur la pensée de Kant, de Hegel ou de Nietzsche ; mais de montrer comment il est possible de faire à la fois un travail d’historien et de philosophe : c’est pour Gérard Lebrun de l’ordre d’un pari et d’un jeu ! Néanmoins, il serait erroné de penser que Lebrun est un philosophe qui fait de son activité une forme d’occupation frivole car il nous met en garde précisément contre l’amateur en philosophie :
« J’appelle amateur en philosophie celui qui accepte tels quels les termes d’un problème usuel, le croit définitivement posé, et se borne à choisir d’apparentes solutions de ce problème, qui nécessairement préexistent alors à son choix. » (Bergson, Ecrits et paroles)
Trois ouvrages majeurs – Kant et la fin de la métaphysique (1970), La patience du concept (1972) et L’envers de la dialectique, Hegel à la lumière de Nietzsche -  et une cinquantaine d’articles en français et en portugais dessinent son parcours, ses réorientations et ses questionnements sans cesse réactualisés car « le passé de l’histoire philosophique est en dessous de nous et non derrière nous » ! Faut-il entendre par là que, contre une certaine tradition à la française héritée de Victor Cousin, le travail philosophique n’est pas du « commentarisme » mais doit faire surgir des problématiques inédites ? Certes, on peut perdre ses repères et éprouver une sorte de vertige par le mouvement d’une pensée que l’on fait devenir… Mais c’est aussi la marque d’un historien de la philosophie libre et inventif que de rendre un texte « vivant » ! Le professeur affirme souvent à ses élèves qu’il faut se libérer de ses préjugés, mais en matière de « commentaire », il ne donne pas l’exemple par sa manière de circonscrire les problèmes et d’enfermer un auteur dans un « pour » et un « contre. » En quelque sorte, c’est hypostasier une pensée en mouvement. Bref, ce serait réducteur que de concevoir la dialectique de Hegel comme assujettie à un aspect « intérieur » ou un aspect « extérieur » commente Pierre Macherey en suivant la lecture de La patience du concept. C’est par la compréhension d’un discours, d’un langage qu’on parvient à s’immiscer dans le jeu que nous propose un philosophe ; c’est précisément la « nécessité » qu’il faut interroger sans la mettre en relation avec autre chose que ce que le discours énonce ! En se montrant attentif à l’ordre d’un discours, on en comprend les règles qui en fixent le sens. Et si la philosophie n’a pas « d’autre nécessité » que son propre discours, alors elle peut commencer à se détacher de toute ontologie.
Analysons les conséquences de cette conception : il faut justement abandonner « le mirage de la référence pour mieux poser la question de l’autoréférence » selon Isabelle Thomas-Fogiel. Si le discours ne fait plus référence à quelque chose d’extérieur, il devient « spéculation. » Lebrun va même jusqu’à dire qu’il s’émancipe « de toute fonction descriptive et de toute référence objective. » Mais alors que reste-t-il du savoir ? La réponse étonne par son évidence et sa simplicité : il reste la logique et la nécessité du discours et non une extériorité qui lui donne une légitimité. Mais n’est-ce pas brouiller tous les repères ?
Il est vrai que Lebrun se montre plus attentif à « la perte de nos repères » qu’à l’édification d’une théorie objective : tout est une question de temps et d’espace. Faut-il alors parler « d’hétérotopie » concept forgé par Michel Foucault ? Dans la pratique du commentaire de texte philosophique, il ne s’agit donc pas de parvenir à une vérité ultime mais de multiplier les points de vue ; la philologie est cet art qui consiste à s’interroger sur l’origine de nos significations. Lebrun nous livre sa première clé :
« On ne saura jamais où on en est, puisque le mouvement des significations ne cesse de rendre périmés les systèmes de coordonnées auxquels on les rapportait spontanément. »
Bref, l’idée même de se montrer sensible au mouvement d’un texte rend vains tous nos efforts de saisie d’un sens permanent. En quelque sorte, il faut se garder de penser que l’on peut appréhender « la chose en soi » ; tout au plus peut-on la « sauvegarder » dira Lebrun dans des pages d’une grande profondeur relativement à la troisième Critique de Kant.
Paradoxalement, il n’existe pas de connaissance rationnelle par concepts ; d’une certaine manière, le logos est introuvable, mais il est impossible de le démontrer (car ce serait commettre une erreur) : il reste alors dans l’envers de la dialectique à « retourner le gant » c’est-à-dire à multiplier les points de vue ; pari ô combien difficile mais salutaire dans l’art d’interpréter la grille de lecture d’un auteur ! L’idée d’un logos nécessaire dans la philosophie de Hegel constitue une vérité admise par nombre de commentateurs que précisément Lebrun conteste ; et tout fondement doit être « suspecté. » En cela, lire un auteur par un autre – Nietzsche par la philologie, le soupçon – permet précisément d’aboutir à un décentrement : perte de repères nécessaire à la découverte, non de certitudes, mais de ses propres perplexités !
José Arthur Giannotti tente de cerner le jeune Lebrun d’abord communiste puis anarchiste et enfin critique de la démocratie…Disons que Lebrun se méfie des interprétations traditionnelles des grands auteurs. Est-ce de la perversion - pour reprendre une de ses expressions – que de se montrer inventif dans l’art du commentaire de texte ? Le contraire de la perversion serait l’admission d’une norme. Mais Lebrun entretient une parenté avec Canguilhem, l’auteur du Le normal et le pathologique : l’histoire des sciences devrait s’écrire « comme une histoire et non comme une science, comme une aventure et non comme un déroulement. » ; là encore Lebrun s’insurge contre toute une tradition (et un certain bon sens) selon laquelle la vérité serait au fondement de l’histoire des sciences :
« Il faut briser le discours de la vérité dans lequel la tradition a embaumé le travail scientifique. »
Avec raison, Emma Ingala Gomez rappelle que pour Lebrun, la philosophie n’est pas « une discipline de tout repos ». C’est pourquoi, elle ne peut être statique ; à la manière de Deleuze, Lebrun introduit des différences et des discontinuités et non un vain commencement.
Lebrun nous livre sa seconde clé : il se situe « au milieu » de la philosophie et il commence toujours à la page 2 « au milieu de quelque chose et non pas par un fondement absolu. » (Le Talmud babylonien). Il faut se délivrer de « l’image de la pensée. »
 Tentons de comprendre, à partir de l’analyse de Kant, comment on parvient à la question des « erreurs » et des « problèmes ».  Kant en effet se détache d’une certaine tradition pour repenser certains concepts fondamentaux et notamment le statut de l’erreur : elle n’est pas simplement un fait d’inattention ou de distraction mais « un aveuglement plus profond, un penchant naturel et intrinsèque à la raison humaine. C’est donc la structure du savoir qui en serait affectée. Il suffit de relire la Préface de la Première édition de La Critique de la Raison pure :
« La raison humaine a cette destinée particulière, dans une partie de ses connaissances, d’être accablée de certaines questions qu’elle ne saurait éviter. »
L’erreur n’est donc pas seulement un jugement hâtif - et déjà dans Le Théétète de Platon apparaissent les apories du savoir – mais le résultat « d’une obstination à ne pas tenir compte du coefficient d’indétermination de ma connaissance » ! Et contre toute prétention à la connaissance des choses, Lebrun dans Kant sans kantisme répond sans ambiguïté :
« Après Kant, l’erreur cesse d’être une maladresse pour devenir un destin. »
Bref, l’erreur se situe au cœur même du transcendantal ; dès lors les idées dialectiques sont des problèmes ! On n’échappe donc pas aux antinomies, aux paralogismes ; mais on peut apprendre à penser autrement. De ce fait, il est sage de se défaire de ses convictions.
 En guise de conclusion, nous pouvons en suivant l’art de Gérard Lebrun dresser 4 manières de faire de l’histoire de la philosophie :
    ⁃    Détecter les erreurs ou les vérités des doctrines passées
    ⁃    Juger une philosophie par le problème qu’elle pose
    ⁃    Fécondité de ce problème et de sa formulation
    ⁃    Pertinence du fil conducteur qu’elle construit et propose
Mais nous ne pourrons jamais nous emparer du génie de Lebrun dans sa manière presque « bouddhiste », sans lieu propre , de parcourir les grands textes de la tradition philosophique. Et pour les jeunes historiens de la philosophie, nous recommandons, en suivant le travail exceptionnel de Lebrun, de se montrer « patient » sans attendre que les concepts nous livrent tous leurs secrets !
                             
      Laurence Harang