Jean-Pierre Cavaillé, Postures libertines (la culture des esprits forts), éd. Anacharsis, lu par Caroline Forgit
Par Jeanne Szpirglas le 22 avril 2013, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Jean-Pierre Cavaillé, Postures libertines (la culture des esprits forts), Éditions Anacharsis, collection Essais, série « Libre pensée ».
Objet de l’ouvrage :
Maître de conférence à l’EHESS, Jean-Pierre Cavaillé propose dans cet ouvrage une suite d’études sur la culture libertine au XVIIème siècle. Il s’agit d’une culture d’opposition, de subversion, ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une contre-culture. Cette culture revêt des formes diverses et variées, à tel point qu’il est peut-être difficile de parler d’une culture libertine, et c’est pourquoi l’auteur préfère évoquer, dans son titre, des postures libertines, comme autant d’attitudes, de manières d’être et de penser, possibles. Ce livre essaie de rendre compte de la variété et de la complexité de ces postures intellectuelles qui ne peuvent s’énoncer que de manière oblique, biaisée, pour des raisons que l’on comprendra aisément : le risque de la censure, des poursuites judiciaires, voire pis, est considérable à l’époque. Malgré cette diversité, et au risque de simplifier, les auteurs libertins se retrouvent autour d’une critique de la culture religieuse dominante, qui va du déisme jusqu’à l’athéisme.
Démarche de l’ouvrage :
Le premier chapitre pose un problème épistémologique. Jean-Pierre Cavaillé nous met en garde contre un piège dont il est difficile de se prémunir en histoire : « celui qui consiste à attribuer une valeur objective à des catégories entièrement biaisées par les opérations de louange ou de blâme dont elles sont très difficilement dissociables » (p. 20). Ainsi en est-il de la catégorie du « libertin » qui apparaît dans l’historiographie de la fin du XIXème siècle comme une figure radicalement négative. Pour aller vite, le libertin est accusé de tous les vices : médiocrité intellectuelle (son scepticisme le condamne aux idées vagues et à l’incertitude), pusillanimité et lâcheté politique (il ne s’engage pas), hypocrisie (il reste dans la clandestinité), immoralité. Cette condamnation unanime de la pensée libertine s’explique par des raisons idéologiques qui peuvent d’ailleurs être opposées. Certains de ces historiens cultivent la nostalgie de l’Ancien Régime, ils condamnent donc les libertins qui ont contesté l’ordre social et politique et ont préparé, sans le savoir, la Révolution française, par la diffusion de leurs idées subversives. D’autres au contraire sont des républicains convaincus, ils défendent une république vertueuse, et ne peuvent donc s’accommoder de ces idées sulfureuses ni de la vision aristocratique des penseurs libertins. Jean-Pierre Cavaillé montre que cette figure négative du libertin est largement tributaire de l’apologétique de la première moitié du XVIIème siècle, qui condamne avec la même radicalité les idées et les mœurs libertines.
Si donc le « libertin » est une figure polémique et construite par l’apologétique du XVIIème siècle puis reprise par l’historiographie du XIXème siècle, une question ne peut manquer de se poser : le « libertin » existe-t-il ou n’est-il qu’une projection ou un fantasme ? Mais alors une autre difficulté surgit : si la figure du libertin est construite, grande est la tentation de la déconstruire, mais alors que reste-t-il de l’existence effective de cette culture subversive ? Il faut bien pourtant prendre acte de cette culture.
Dans le deuxième chapitre, Jean-Pierre Cavaillé se penche sur l’œuvre de Pierre Charron, La Sagesse, largement inspirée des Essais de Montaigne. Cet ouvrage est profondément audacieux, d’une part pour les idées qui y sont exposées et d’autre part parce qu’il est écrit par un théologien et homme d’Église. Charron affirme en effet que l’hypothèse de l’immortalité de l’âme, si elle est utile, est aussi très difficile à prouver. Il nous engage également à « vivre selon la nature », la nature étant ici la raison, la lumière naturelle qui contient en germe toutes les vertus. Il ne s’agit ici rien de moins que de proposer un idéal de sagesse profane distinct des dogmes religieux. Charron insiste également sur l’innocence des actions naturelles à commencer par l’acte de chair, l’absence de modération étant seule condamnable. Nous retrouvons ici un argument central du déisme : un Dieu souverainement bon ne peut condamner l’homme au malheur en lui donnant d’irrépressibles désirs qu’il serait immoral de satisfaire. Enfin, La Sagesse professe un élitisme anthropologique, puisqu’il faut distinguer trois grandes catégories d’esprits. Il y a d’une part les « esprits bas », qui ne raisonnent pas, qui se laissent gouverner par leurs préjugés et leurs instincts. C’est le « troupeau » du peuple mais on trouve aussi, dans cette catégorie, les dévots zélés et superstitieux. Ensuite il y a les « esprits communs » qui ont un peu plus d’esprit. Ils peuvent sentir le poids des chaînes de la superstition mais n’ont pas suffisamment de force d’esprit pour s’en affranchir. Enfin il y a les « esprits écartés », ceux qui ne craignent pas de sortir des sentiers battus. Ils sont dotés d’une force d’esprit qui leur permet de se libérer de toute sujétion. Il y a ici, entre les lignes, un possible éloge des athées, dont Charron avait souligné, dans les Trois vérités, « la force d’âme qu’il faut pour se dépouiller de la créance en Dieu ».
La question de l’athéisme
On trouve dans les États et Empires de la lune, de Cyrano de Bergerac, une exposition positive de l’athéisme, au sens où l’athéisme s’y trouve défendu pour lui-même (et non pas comme faire-valoir d’une position apologétique). Le « fils de l’hôte » reprend l’argument du pari, mais pour le retourner en sa faveur. On connaît cet argument : nous avons tout intérêt à parier que Dieu existe, car s’il existe, l’impie sera châtié. Or pour le fils de l’hôte, si Dieu existe, le mécréant ne peut être châtié puisqu’il ne désobéit pas : il n’est pas dans la transgression mais dans l’ignorance. S’il n’a aucune connaissance de Dieu, il ne peut en être tenu responsable. S’il obéissait aveuglément au précepte de croire dans le seul but d’échapper à la damnation, il ne connaîtrait pas plus Dieu. Le Dieu des chrétiens est « sot ou malicieux » puisqu’il récompense ceux qui n’ont aucun mérite (qui ont eu la grâce de croire) et punit ceux auxquels il n’a pas accordé cette grâce : « Car de feindre qu’il ait voulu jouer entre les hommes à cligne-musette, faire comme les enfants « Toutou, le voilà », c’est-à-dire : tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à quelques-uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux » (p. 132).
On remarquera que le fils de l’hôte n’est pas athée parce qu’il parierait sur la non-existence de Dieu, sa négation de Dieu précède le pari et ne souffre aucune hésitation : « il faut prouver auparavant qu’il y ait un Dieu, car pour moi je vous le nie tout à plat » (p. 131). Qu’il puisse y avoir des athées complets, c’est-à-dire absolument dénués de toute connaissance de Dieu, c’est ce que ne peuvent accepter les théologiens et apologètes. Pour ces derniers, tout athée quel qu’il soit conserve une notion innée de Dieu. Ils sont ainsi acculés à un paradoxe : pour pouvoir punir un athée, il faut qu’il ne le soit pas totalement.
Politique et religion :
S’il est un point commun qui réunit les auteurs libertins, c’est la thèse de l’imposture politique des religions : « Celle-ci, en substance, consiste en la réduction des religions instituées à des systèmes de croyances et de pratiques fallacieux destinés à imposer l’obéissance politique et le respect des règles morales » (p. 6). Or Jean-Pierre Cavaillé souligne un paradoxe : cette thèse n’a pas débouché, comme on aurait pu s’y attendre, sur une entreprise de démystification. Les auteurs libertins partagent en effet généralement la conviction que cette imposture reste nécessaire dans le contexte de l’époque. Il n’y a pas là du cynisme mais une critique radicale de la politique comme telle qui prend appui sur une philosophie de la nature. Dans l’état de nature, les hommes ne connaissent pas l’inégalité, les rapports de domination, la propriété privée. Ils vivent dans une entière liberté et possèdent toutes choses en commun. Or les lois établies s’opposent à la loi naturelle, à ce principe de liberté, d’égalité et de communauté. Les lois établies ont institutionnalisé les rapports de domination et les inégalités, avec l’aide de la religion.
On comprend alors pourquoi aucune réforme n’est possible pour ces auteurs libertins : leur révolte n’est pas politique mais contre la politique. Aucun gouvernement n’est meilleur qu’un autre. Aucune alternative n’est possible, d’autant que cette pensée libertine repose sur une anthropologie élitiste, telle que l’a exposée Pierre Charron : à aucun moment n’est envisagée une possible libération du peuple. Tous ne peuvent pas être des « esprits forts ». C’est pourquoi la question de la démystification ne se pose pas : le régime de l’imposture reste nécessaire pour le maintien de la paix civile et l’existence même du corps social. Il faudra attendre les Lumières, qui associeront l’imposture religieuse non plus au politique comme tel mais à ses formes tyranniques et perverties, pour que soit envisagée la possibilité d’une réforme sociale et politique.
Le problème de la nature et du sexe :
Jean-Pierre Cavaillé étudie les mœurs libertines à travers un ouvrage d’Antonio Rocco, Alcibiade enfant. L’éducation du jeune Alcibiade est confiée à Philotime qui, charmé par sa beauté, tente de le séduire. L’ouvrage relate cette entreprise de séduction, fondée sur l’argumentation et la persuasion, afin de venir à bout de la résistance du jeune homme. L’enseignement du maître se fonde sur un rationalisme naturaliste au service d’une éthique hédoniste.
Si Alcibiade résiste, c’est parce que la sodomie est contre la loi et contre la nature. Philotime va donc démontrer que la sodomie n’est en rien « contre-nature », ce sont bien plutôt les lois qui l’interdisent qui vont contre la nature. En effet, tout acte auquel la nature nous incline est lui-même naturel, or la nature nous incline à aimer les jeunes garçons, en les rendant si beaux et désirables. Le Dieu de la théologie chrétienne est donc méchant, puisqu’il donne aux hommes certains penchants naturels qu’il leur interdit de satisfaire. Il faut bien noter que le maître se refuse à faire usage de violence : le consentement est la condition sine qua non de la valeur de l’acte.
Dans nos sociétés modernes, occidentales et laïques, nous avons tendance à penser que nous sommes définitivement « déniaisés » et que nous n’avons plus besoin de ces « piqûres de rappel » libertines. Rien n’est moins sûr. En avons-nous réellement fini avec la religion qui, sortie par la grande porte (« Dieu est mort ») revient par la fenêtre ? Songeons à la sacralisation de l’humain avec les droits de l’homme, à la sacralisation de la nature avec une certaine écologie. Sans oublier, comme les débats récents sur le mariage l’ont montré, que certains voudraient faire de la nature une norme morale. Merci aux libertins, et à Jean-Pierre Cavaillé, de nous rappeler que la nature ne nous interdit rien dès lors que nous sommes libres et consentants.
Sommaire de l’ouvrage :
Avant-propos
I Généalogie
Chapitre 1 – Historiographie : l’envers du Grand siècle
Chapitre 2 – Sources : Pierre Charron, « patriarche des prétendus esprits forts »
II Athéisme
Chapitre 3 – La négation de Dieu dans un texte de Cyrano de Bergerac
III Politique
Chapitre 4 – Imposture politique des religions et sagesse libertine
Chapitre 5 – Irréligion et politique au début de l’époque moderne
IV Mœurs
Chapitre 6 – Jean-Jacques Bouchard : Athéisme et sodomie à l’ombre de la curie romaine
Chapitre 7 – Antonio Rocco : Clandestinité, irréligion et sodomie
Bibliographie chronologique sommaire
Index des noms de personnes