Peter Singer, La Libération animale, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, lu par Stéphane Dunand
Par Jeanne Szpirglas le 28 mars 2014, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Peter Singer, La Libération animale, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012.
Il importe de savoir si les animaux ont un statut moral et, le cas échéant, de déterminer quelles obligations nous avons à leur égard. On trouvera des réponses à ces questions dans La libération animale, le fameux livre de Peter Singer, enfin réédité, en poche, par les éditions Payot. C’est un livre d’éthique appliquée à des activités ordinaires : manger, se vêtir, se maquiller, se laver, se soigner, etc., qui peuvent impliquer l’exploitation d’animaux, à savoir leur utilisation illégitime, parce que sans considération de leurs intérêts.
Ces activités doivent donc faire l’objet d’une réflexion éthique qui, si elle peut trouver son origine dans des sentiments, relève avant tout, pour Peter Singer, de l’argumentation rationnelle. S’ajoute au contenu de la précédente édition chez Grasset une riche préface introductive et critique de Jean-Baptiste Jeanjène Vilmer ainsi qu’une nouvelle préface de l’auteur, qui fait un point rapide sur les changements de méthode d’élevage intervenus dans l’UE depuis la première publication du livre.
L’excellente et très claire préface de Jean-Baptiste Jeanjène Vilmer situe le texte dans la tradition utilitariste, dont Peter Singer pense, comme l’avait entrevu Bentham (p. 73), qu’elle implique l’élargissement de la communauté morale aux animaux. En effet, une action est juste seulement si elle maximise le bien-être des êtres sensibles, parmi lesquels on peut compter les animaux, ce qu’établit Peter Singer dans le premier chapitre par des arguments évolutionnistes (p. 77-89). Jean-Baptiste Jeanjène Vilmer replace également le texte dans le contexte plus large de l’éthique animale. Utilitariste, Peter Singer est conséquentialiste : la justesse d’une action dépend de ses conséquences. Dès lors, l’approche de P. Singer, si elle est radicale, est plus modérée qu’on ne le croit parfois. En éthique animale, les positions abolitionnistes, visant la suppression de toute utilisation de l’animal, se distinguent des positions welfaristes, cherchant à aménager les conditions d’utilisation des animaux en vue d’assurer leur bien être. J.-B. Jeanjène Vilmer montre que Singer n’est ni purement abolitionniste, ni welfariste (p. 27-31). S’ils sont élevés sans douleur, le conséquentialisme de P. Singer implique, en principe, que certains animaux puissent être tués pour être mangés, même si, en pratique, la suppression de la douleur animale dans l’élevage est impossible (voir p. 399), ce qui conduit P. Singer à défendre l’abolitionnisme. P. Singer admet également la possibilité exceptionnelle d’expérimentation animale, si elle est absolument nécessaire et menée sans douleur (p. 87). Enfin, la morale n’étant pas affaire de pureté personnelle, P. Singer rejette toute forme d’intégrisme qui, en nuisant à l’image du mouvement, pourrait entraver ses progrès. A ce propos, J.-B. Jeanjène Vilmer ne manque pas de retracer la réception du livre en France en rappelant les malentendus et les accusations dont a été victime P. Singer, notamment les accusations de nazisme, qui résultent de simplifications de ses positions sur l’euthanasie – notamment sa justification de l’infanticide dans des cas très précis – et d’une mécompréhension du statut moral qu’il accorde à l’animal. P. Singer cherche à tracer une voie à la fois radicale et efficace, ce qui ne va pas sans difficultés stratégiques et pratiques.
Le premier chapitre expose les conceptions théoriques dont découlent les conséquences pratiques exposées dans la suite de l’ouvrage. P. Singer y défend l’égalité entre animaux humains et non humains à partir de la conception utilitariste de l’égalité comme égalité de considération des intérêts (p. 67). Il introduit le concept de spécisme (p. 73) et justifie l’adoption du critère de la sensibilité comme limite d’appartenance à la communauté morale (p. 74)
Le principe moral d’égalité ne relève pas d’une égalité de fait. Fonder la morale sur une égalité de fait, c’est supposer l’existence de caractéristiques identiques chez ceux que mon action va affecter et défendre leur égalité de traitement : Il faut les traiter de façon identique parce qu’ils ont des caractéristiques identiques. Traditionnellement, la rationalité, l’autonomie ou la dignité jouent ce rôle : les êtres humains étant présumés autonomes, ils sont égaux et doivent être traités également. Singer rejette l’égalité de fait et défend l’égalité de considération. L’égalité de considération consiste à prendre en compte également tous les êtres sensibles susceptibles d’être affectés par notre action lors de la délibération morale : chacun comptera pour un, aucun pour plus d’un (p.71). En gros, ce n’est pas parce que les êtres sont égaux qu’ils doivent être également considérés, mais c’est parce qu’ils sont également considérés qu’ils sont égaux. Cela n’implique pas qu’ils doivent être traités de la même façon : ils peuvent avoir des intérêts différents nécessitant des traitements différents.
Singer montre que l’égalité de considération permet seule de justifier la façon dont nous traitons certains êtres humains qui n’ont pas les caractéristiques classiquement requises pour appartenir à la communauté morale (les bébés, les vieillards séniles, certains handicapés mentaux profonds). Ces êtres humains, si l’on partait d’une égalité de fait, devraient être exclus de la communauté morale : ils ne sont pas, ne sont plus ou ne seront jamais des êtres autonomes. Pourtant, nous les traitons correctement. Autrement dit, bien des êtres humains qui ont des intérêts moindres que ceux d’animaux d’autres espèces sont effectivement bien traités, sans que cela soit justifié par les théories supposant une égalité de fait. Dès lors, bien les traiter et ne pas traiter correctement les animaux est arbitraire. P. Singer en conclut que, si ces humains ont un statut moral, ce qui est le cas en pratique, alors rien ne s’oppose à ce que les animaux aient eux aussi un statut moral. C’est la possession d’intérêts (de sensibilité) qui permet de justifier de façon non arbitraire le traitement moral de ces humains. Les animaux non humains, ayant eux aussi des intérêts en tant qu’êtres sensibles, doivent recevoir la même considération. Soutenir le contraire serait faire preuve de spécisme, à savoir de parti pris injustifié en faveur des intérêts de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des individus d’autres espèces. La volonté de faire passer la communauté morale à la limite de l’espèce ne peut être justifiée et la considération morale doit être étendue au-delà de l’humain.
Il faut bien comprendre que rejeter le spécisme n’implique pas de rabaisser moralement les êtres humains déficients : il s’agit bien plutôt de donner un statut moral aux animaux (p. 92-94). Rejeter le spécisme n’implique pas non plus d’accorder à toutes les vies la même valeur : dans certains cas, les êtres humains doivent être privilégiés. Mais ce ne sera pas en tant qu’humains : en effet, la vie d’animaux dont on peut supposer qu’ils ont une préférence pour la vie, des projets pour le futur, etc., a plus de valeur que celles d’animaux simplement sensibles et cela implique, comme le note P. Singer, que la vie d’animaux non humains ait parfois plus de valeur que certaines vies humaines (p. 95).
Pourquoi choisir la sensibilité comme critère d’appartenance à la communauté morale ? La sensibilité est la condition nécessaire sans laquelle un être n’a pas d’intérêts du tout (p. 75). Choisir l’intelligence ou l’autonomie, par exemple, ce serait exclure de nombreux intérêts et aller à l’encontre de nombreuses pratiques morales. Cette extension ne signifie pas qu’il faille accorder des droits aux animaux : la notion de droit est complexe et, selon Singer (au moins dans cet ouvrage), le vocabulaire des droits relèvent de la propagande ou de la communication, mais il n’est pas nécessaire à l’extension de la communauté morale : ce qui importe est que les autres animaux aient des intérêts qu’il faut prendre en considération lors de nos délibérations morales.
Les chapitres 2 et 3, qui occupent plus d’un tiers de l’ouvrage (p.99-297), décrivent les douleurs infligées aux animaux dans l’expérimentation animale (chapitre 2) et dans l’élevage industriel (chapitre 3). Ces deux pratiques ne sont pas les seules sources de douleur, mais elles sont les plus importantes, notamment parce que bon nombre de nos comportements quotidiens reposent sur elles. Singer décrit en détail la chaine de production alimentaire et plusieurs expériences, parfois inutiles et absurdes, menées sur les animaux, comme les tristement célèbres expériences de Harlow sur les effets de l’isolement maternel chez les chimpanzés (p. 110-117). Ces chapitres établissent le fait que nos activités sont une source gigantesque de douleurs qui ne sont pas toujours connues ou reconnues.
Le chapitre 4 défend le végétarisme. Le végétarisme est l’action centrale, autour de laquelle s’ordonnent toutes les autres : il s’agit avant tout d’une action de boycott (p. 304). Singer envisage la possibilité de manger une viande produite sans souffrance, mais il nie que ce soit une possibilité pratique. L’argument principal de Singer en faveur du végétarisme est que la production de viande (y compris le poisson, le lait, les œufs) est génératrice de douleurs qui ne sont pas compensées par le plaisir qu’on peut prendre à sa consommation. P. Singer admet qu’on puisse limiter progressivement sa consommation et qu’il est peut-être possible de se procurer des œufs produits sans douleur, mais il montre que, si l’on a accepté les conclusions du premier chapitre, on ne peut, sans incohérence, refuser le végétarisme. P. Singer ajoute d’autres arguments en faveur du végétarisme : il améliore le bien-être global en diminuant la pollution et le gaspillage, permet une distribution plus juste des ressources alimentaires, est moins nuisible à l’environnement et est bon pour la santé. On trouvera ici bon nombre d’arguments aujourd’hui bien connus en faveur du végétarisme et du véganisme.
Les chapitres 5 et 6 forment une paire. Le chapitre 5 propose une histoire du spécisme sous la forme d’une histoire des rationalisations de l’exploitation animale. Cette discussion est centrée sur l’Occident et distingue trois périodes : l’une préchrétienne (p. 339), l’une chrétienne (p. 343), puis une période qui débute avec le siècle des Lumières (p. 361) lors de laquelle apparaît le darwinisme, qui n’a pas toujours conduit à une reconsidération de nos attitudes traditionnelles envers les animaux. Cette discussion historique renforce l’argumentation du livre : les arguments rationnels de Singer s’opposent aux rationalisations traditionnelles ; nos comportements reposent sur des préjugés culturels (et non pas sur des besoins biologiques) pouvant être relativisés par des cultures où le végétarisme est présent. Le chapitre 6 dresse un état des lieux du spécisme. Il montre comment les pratiques spécistes sont inculquées aux enfants dès leur plus jeune âge en les maintenant dans l’ignorance de ce qui est mangé ou en assurant la normalité de certaines attitudes envers les animaux. Dans une partie remarquable, P. Singer présente ensuite les objections les plus courantes à la libération animale et leur répond : le problème animal n’est-il pas moins important que les problèmes humains (p. 386) ? les animaux ne tuent-ils pas pour manger (p. 393) ? manger des animaux et les utiliser n’est-il pas dans l’ordre général de la nature (p. 395) ? les animaux ne se mangent-ils pas entre eux ? la vie d’un animal d’élevage est-elle vraiment plus dure que la vie sauvage (p. 397) ? n’est-il pas immoral d’empêcher des animaux de naître (p. 399) ? peut-on tuer un animal ? ne peut-on pas tuer un animal si on le remplace par un autre qui garantira l’existence de la même quantité de bien être (p. 400) ? l’agriculture ne nécessite-t-elle pas de se débarrasser des nuisibles (p. 407) ? ne faut-il pas s’inquiéter du bien être des plantes (p. 409) ? l’égalité ne vaut-elle pas seulement entre humains, ceux-ci ayant une dignité intrinsèque (p. 411) ?
La force du texte de Singer est la puissance de ses arguments. Il a convaincu bon nombre de ses lecteurs et on ne sort pas indemne de sa lecture.
Stéphane Dunand