Arild Michel Bakken, La Présence de Mallarmé, Honoré Champion 2018, lu par Paul Sereni
Par Baptiste Klockenbring le 21 janvier 2019, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Arild Michel Bakken, La Présence de Mallarmé, collection Romantisme et modernités, Honoré Champion, Paris, 2018 (264 pages). Lu par Paul Sereni.
Le livre, issu d'une thèse soutenue à Oslo en 2015, s’inscrit dans le renouvellement des études sur Mallarmé largement initié en France par Bertrand Marchal (Lectures de Mallarmé, 1983) qui fut codirecteur de la thèse. L’ouvrage, contrairement à ce que le titre pourrait suggérer, ne porte pas sur la présence de l'œuvre de Mallarmé dans la poésie ultérieure, mais sur la présence de l'auteur dans son œuvre ; on met ainsi l’accent sur la communication du texte, alors même que Mallarmé passe souvent non sans raison pour un auteur impersonnel, qui s'efface presque totalement derrière ses textes.
Le poète de l’absence : « telle fut longtemps », en effet, « la carte de visite de Mallarmé », celle d’un auteur « obsédé par le néant, par l’abolition, par l’Idéal inaccessible », d’un poète « absent du monde » (p. 9). Or, la position défendue par l’auteur, très vite énoncée dans l’introduction, est précisément que cette « carte de visite » est fausse : sa « figure serait en fait omniprésente dans le texte, certes pas comme foyer d’une illusion lyrique, mais tout de même comme figure de l’auteur » (p. 9). L'ouvrage doit donc traiter l'objection attendue, mais décisive, selon laquelle Mallarmé anticipe ou figure ce que l'on appelle « la mort de l'auteur » : il lui faut reprendre les principaux textes qui ont défendu cette thèse à la fois descriptive (l’auteur est déjà mort, il suffit d’en prendre conscience à la suite de Mallarmé) et normative (il faut se débarrasser de l’auteur, comme sujet écrivant et comme figure de l’autorité et de l’unité du sens du texte). Le livre comporte donc une première partie consacrée au « vertige de l’absence », et une seconde qui montre la présence de l’auteur dans l’œuvre. Dans le cadre de cette recension, on a choisi de ne retenir du livre, pour l’essentiel, les contenus dont on a pensé – à tort ou à raison- qu’ils pouvaient le plus directement intéresser un philosophe.
Le premier chapitre montre que le texte fondateur, pour les commentateurs auxquels l’auteur va confronter sa lecture (et, il est vrai, pour la plupart des lecteurs de Mallarmé) est bien « Crise de vers », que, pour des raisons de taille, on ne citera pas ici. Ce texte, très probablement écrit en 1897, fut publié en 1897 dans le recueil Divagations, dernier texte publié par Mallarmé de son vivant, revu et corrigé par lui. « Crise de vers » est en fait un ré-assemblage en une seule prose de trois articles différents, répondant à des objectifs variés, écrits entre 1886 et 1895. L’auteur montre que la question traitée est celle, classique, du passage de la réalité à l’art : « comment est-il possible de « représenter » le réel dans l’art et que reste-t-il de ce réel, devenu art ? » (p. 24) Mais, comme il le fait remarquer, une des difficultés d’interprétation du texte est qu’il est précisément difficile de savoir à quels moments Mallarmé y parle en son nom propre et à quels moments il exprime et analyse « un souci essentiel à son temps », comme il le dit lui-même.
Le chapitre 2 porte sur la réception de Mallarmé à travers ce qu’en a dit et écrit Paul Valéry, qui fut, comme on le sait, son disciple. En effet, au-delà du « marketing personnel » (p. 32), il faut convenir que « les écrits de Valéry sur Mallarmé ont eu une énorme influence » : « beaucoup de lieux communs de la critique mallarméenne y trouvent leur origine » (p. 32). Or, comme le fait remarquer l’auteur, si l’image ainsi donnée de Mallarmé n’est évidemment pas fausse, « elle est sélective et exagérée » (p.38).
Le chapitre 3 reprend la même opération, cette fois à propos des deux textes critiques les plus importants que Maurice Blanchot a consacré à la poétique de Mallarmé, respectivement dans La part du feu (1949) et Le livre à venir (1953), textes qui ont exercé une influence décisive, au-delà des milieux strictement littéraires. Le point de départ est l’idée d’un double état de la langue, qui est effectivement inscrit dans Crise de vers. Mais, comme le fait remarquer l’auteur, d’une part, Blanchot ne mentionne pas que, dans le texte, Mallarmé se réfère à « un souci essentiel à mon temps » : il ne prétend pas parler en son nom propre, même si l’on pense qu’il partage bien ce souci ; d’autre part, ce double « état de la langue », chez Blanchot, devient deux langages : comme le fait également remarquer l’auteur, on peut convenir que « la différence est de taille ! ». A partir de là, pour Blanchot, ce que Mallarmé a découvert est que le langage a une fonction destructrice ; et il a placé cette fonction au centre de sa poétique. De nouveau, cette lecture, quoique très importante, apparaît excessivement sélective.
Le chapitre 4 revient sur la mort de l’auteur et la vision de Mallarmé comme, précisément, figure tutélaire de cette mort. Selon Barthes (« La mort de l’auteur », 1967 et 1968), l’auteur est vu comme une autorité qu’il faut tuer pour être libre. Mallarmé est vu comme un précurseur illustre et, en même temps, comme un outil de légitimation de la position de Barthes lui-même.
Si l’on suit Foucault, d’une part dans Les mots et les choses (1966), et d’autre part dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1970) (où Mallarmé, quoique implicitement très présent, n’est mentionné qu’une seule fois), ce n’est pas l’auteur qui parle, c’est le langage. Ce recours, chez différents auteurs, à cette même structure selon laquelle le langage, la parole ou le mot remplacent l’auteur, fut déterminant aussi parce qu’il était justement dû à des auteurs prestigieux : « l’immense popularité qu’a connue la mort de l’auteur, qui a largement dépassé les frontières de la France, a contribué à ériger la figure de Mallarmé comme poète de l’absence » (p. 59).
Cependant, ces lectures sont polémiques, très sélectives et surtout donnent à certaines idées effectivement mallarméennes « une charge philosophique qui n’est pas celle de son auteur » (p. 54). Pour Barthes et Foucault, l’auteur « devient l’incarnation la plus emblématique de ce sujet [le sujet conscient] et c’est en tant que tel qu’il doit mourir » (p. 45). L’auteur ajoute et précise, malheureusement dans une note, que si la mort de l’auteur a créée une polémique, en France, c’est probablement aussi à cause de raisons nationales : d’un côté, la critique littéraire était encore fortement dépendante du programme critique de Gustave Lanson, qui voyait « l’auteur comme facteur de l’unité du texte » ; de l’autre, le sujet tenait une place centrale en philosophie à cause de l’immense influence de la phénoménologie à travers la figure de Sartre (p. 45, note 1). La mort de l’auteur et la fin du sujet ont donc été liées à des refus plus ou moins radicaux et plus ou moins heureux. En ce sens, l’ouvrage, à travers la réception de Mallarmé, est aussi une relecture critique de certains des textes des auteurs rangés dans la « french theory ».
Le texte ne conteste pas que les lectures examinées, notamment celle de Blanchot, indiquent ou disent bien quelque chose de vrai sur Mallarmé ; il pose seulement que, soit elles exagèrent certains aspects, en en occultant d’autres de façon contestable, soit les conséquences et les conclusions que ces mêmes lectures tirent des indices textuels sont fausses.
Le chapitre 5, qui ouvre la seconde partie consacrée à la manière dont le poète se montre dans le rôle de l’auteur, à « la rhétorique de la présentation de soi du vieux Mallarmé » (p. 14), revient à nouveaux frais, donc, sur la question de l’impersonnalité, bien présente chez Mallarmé. Toute la question est de connaître son sens et sa portée.
Si l’on suit l’auteur, il faut toujours garder à l’esprit deux choses. L’impersonnalité signifie d’abord, assez classiquement, la généralité, de même que la mort ou l’éloignement de l’auteur permet à l’œuvre d’exister par elle-même (p. 63-66). On retrouve ce type de réflexions à propos du théâtre wagnérien, mais elles sont loin de s’y limiter : « la danse s’inscrit dans la même direction de dépersonnalisation » (p.75), de sorte qu’au total, pour le résumer en une phrase, « l’impersonnalité peut profiter à l’art en l’universalisant » (p. 77). L’impersonnalité, ensuite, est une notion construite « dans le cadre d’une confrontation de la poésie à d’autres modes artistiques (notamment la musique)- et contre la poésie à effusion lyrique » (p. 117). De ce point de vue, ce que fait réellement Mallarmé est de revendiquer « pour la poésie un droit à l’impersonnalité que les autres arts », selon lui, considèrent comme leur droit naturel » (p. 117). Pour le lecteur, le corollaire est évident : c’est certainement là un des sens de la formule de Mallarmé selon laquelle la poésie doit « reprendre notre bien à la musique ».
On peut, du point de vue fixé ici, passer sur les chapitres suivants qui intéressent davantage la narratologie pour en venir directement au dernier chapitre. Le chapitre 10 montre en Mallarmé un poète soucieux de communauté, de manière seulement apparemment paradoxale. Là-dessus, le livre s’inscrit explicitement dans la direction de lecture proposée par Marchal dans La religion de Mallarmé (1988), un des premiers livres à montrer que le poète s’intéresse à la société et à l’époque où il vit. Le projet du Livre (ouvrage que Mallarmé n’écrivit pas mais qui fonctionne comme un horizon de pensée) incarne en effet aussi un culte collectif, quoique laïque, qui fonctionne comme l’analogue d’une religion.
L’ouvrage a, comme on a pu le voir, le mérite d’approcher et d’éclairer de manière nuancée des questions difficiles. Il faut aussi souligner qu’il met le lecteur français en contact avec avec des ouvrages théoriques qui intéressent la question du sujet, visiblement importants mais non traduits jusqu’ici, comme exemplairement celui de Seán Burke, The death and return of author, Barthes, Foucault, Derrida (Edimbourg, Edinburgh U.P., 2008 pour la troisième édition).
Paul Sereni.