Paul Gilbert, Tournants et tourments de la métaphysique, Hermann, 2020

Le Professeur Paul Gilbert est l'auteur d'un traité de métaphysique, où la métaphysique se retrouve elle-même objet d'un travail de libération : la métaphysique ne serait pas tant science de l'être que conscience de ce qui transcende l'être et de ce qui, face à lui, ouvre à une altérité.

Il a accordé un entretien à L'Œil de Minerve

https://youtu.be/1xhi1-xxOMw

  

 

 

Extrait :

"L'Œil de Minerve - Pourquoi parler de tournants et de tourments à propos de la métaphysique ?

Paul Gilbert - Le meta est une transgression, un passage, comme on disait au début de notre entretien, d'un aller-ailleurs - ou c'est ne pas se contenter de ce qui est donné immédiatement là : il y a quelque chose de plus. Alors je disais "détour", "tournant"... Vous connaissez bien qu'on dit maintenant que, dans la philosophie contemporaine, il y a deux courants majeurs, le courant analytique et la philosophie "continentale", comme on dit. Moi, je prends mes options. Peut-être un peu parce que je suis un peu fainéant. La philosophie analytique ! Si on ne suit pas le dernier cri de la dernière publication aux Etats-Unis, on est hors-jeu. Je ne parviens pas à suivre ce genre de mouvement-là. Et puis je pense que, pour reprendre des termes philosophiques, la philosophie analytique est une philosophie du fait de langage. Tandis que, comme on disait tout à l'heure à partir de la parole, la parole n'est pas un fait ; c'est un parler, c'est un acte. Dans la tradition qui est la mienne (moi, j'ai étudié Blondel, etc., et la philosophie de l'acte), je ne suis pas du tout dans cette mentalité analytique qui dissèque le langage. Et puis, après cela, qu'est-ce qu'on fait ?! C'est comme la seconde règle de Descartes. La seconde règle, c'est analyser les choses en fragmentant au maximum ce que l'on est en train de travailler. Puis on a la troisième règle, qui est la recomposition - je ne sais pas comment s'opère cette composition... comment...?! Disons que cette philosophie analytique, c'est vraiment la seconde règle de Descartes ! Il manque la troisième ! Et la troisième est plus du côté de la philosophie réflexive. Là on a un tournant de la philosophie, qui est le tournant interne. Il n'y a pas de philosophie sans une analyse du langage, cest sûr. Mais, comme ce que je vous disais tout à l'heure du parler, ce que je dis de la parole impliquant le parler, c'est une analyse du terme à partir de la pratique même de la parole, à partir de l'acte de la parole. Et c'est cette distance-là qui, selon moi, implique ou rend nécessaire un passage par un détour - un détour comme Ricoeur aimait bien cela : c'était le maître des détours, passer de l'autre côté. Alors le tourment, parce que la quête est un tourment sans fin. Mais c'est un tourment qui voit les acquis, ou qui voit ces acquis comme des moments d'approfondissement continu de la réflexion. Tout à l'heure, vous parliez de l'enseignement jésuite. Je viens de terminer hier un texte pour une conférence que j'ai faite jeudi passé (maintenant c'est pour la publication) ; et je terminais comme cela, en disant : "Que fait un philosophe ? Un philosophe doit être enseignant !" Je ne vois pas comment un philosophe ne serait pas un enseignant - un enseignant, pas seulement un publiciste, quelqu'un qui écrit des choses, mais quelqu'un qui discute avec des personnes, avec des collègues dans les congrès, etc., mais qui discute aussi avec ses étudiants, et pour accompagner la croissance de leur quête, de leur inquiétude. La philosophie est inquiète, c'est-à-dire qu'elle n'est pas en repos selon l'étymologie du mot : elle n'est pas en repos. Et c'est en cela que je parle d'un tourment. Il y a des textes très beaux. Par exemple, dans ce bouquin-là, il y a un article que j'avais fait sur Eric Weil dont Ricoeur disait : "C'est kantien post-hégélien !" - hégélien, parce que c'est un penseur de la dialectique ; mais cela va au-delà Hegel, parce que la dialectique chez Hegel se termine dans le système - ce que Kant, de toute manière, fait exploser. Et c'est une belle expression du philosophe, qui donne aussi beaucoup de choses à penser... Par exemple : est-ce que la philosophie qui s'enseigne ne doit pas être avant tout une philosophie attentive aux pôles opposés de l'existence - une philosophie, donc, en recherche de médiation. Je crois que je découvre cela un peu tard ! Si j'avais su, j'aurais plutôt ...! Il faut tout un chemin pour apercevoir un peu quelque chose qui vaut la peine à donner aux étudiants. Et je crois que les étudiants remercient de ce genre d'accompagnement.

- Voyez-vous un lien entre raison, langage et violence ?

- Le lien entre le langage et la violence est assez immédiat. Et moi je n'ai pas Facebook ; mais on me dit que sur Facebook c'est comme ça que cela fonctionne. Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que c'est un langage sans raison ? Les Modernes disaient, devant les guerres de Religion, etc., la raison est absolument indispensable pour redonner la paix. Je suis entièrement d'accord. Pensons au texte de Kant aussi sur la Paix perpétuelle, etc. La paix est un désir qui nous habite très fort, nous philosophes ; on sait bien qu'on n'y arrivera jamais, parce que nos discours sont inaudibles. Au moins, on est témoins d'un désir, un désir fondamental de la paix.

Qu'est-ce qui nous fait faire de la philosophie ? Comme on dit en italien, qu'est-ce qu'ils me font faire ? Qu'est ce qu'il me font faire, sinon cela ?! Vous savez, le philosophe n'a pas la tête dans la lune ! Il regarde les choses, surtout dans le mouvement phénoménologique contemporain, que j'ai beaucoup aimé de ce point de vue-là, sans hésitation. Le phénoménologue, c'est celui qui regarde des phénomènes. Un des points pour lesquels, dans mes textes, c'est certain, c'est sur le mal, sur la guerre... Le penseur ne peut pas fermer les yeux. Il ne se bande pas les yeux. Le philosophe regarde les choses comme elles sont, et en vient même au constat que l'homme vit de guerres, d'oppositions, de peur de l'autre ; et, en même temps, il y a l'immense désir de paix - aussi pour aller faire un futur meilleur... c'est vrai, pour un futur meilleur. Et puis, qu'est-ce que ça a donné, cette raison moderne au début du XXe siècle ? Les livres sur l'échec de l'Occident dans la Première Guerre mondiale, dans la Seconde, sont innombrables. Innombrables ! C'était vraiment un drame pour la raison humaine, parce que peut-être que la raison humaine, des philosophes, a été un peu trop ingénue.

- La compassion est-elle une réponse aux limites de la raison ?

- Le mot compassion après Nietzsche eut très mauvaise presse. Moi, je reviens au langage, aux mots. Qu'est-ce que c'est que la compassion ? C'est pâtir. Mais, vous voyez : le mot passion, c'est à la fois un mot de pâtir, de passivité ; mais en même temps c'est un mot d'activité débordante. Quelqu'un qui est passionné évidemment est tout pris par sa passion, etc. ; peut-être qu'il écrase les voisins. Cela à partir de subir un attrait. Je vois dans la compassion ce qu'est l'affection. Mais il y a dans le mot com-passion la passion-avec-autrui. Au fond, qu'est-ce que cherche à faire le professeur de philosophie, sinon susciter la compassion avec les étudiants ? Une passion métaphysique ! Quelque chose comme ça ! Non pas la passion de lire Kant ou de lire Hegel, mais la passion de la quête, la quête du vrai - et surtout le désir de ne pas arrêter trop vite cette quête - en regardant la réalité des hommes, en regardant le mal : le mal de la santé publique comme on vit maintenant, le mal des personnes qui sont abandonnées, le mal de la guerre qui renaît à gauche, à droite...

- Quelle différence entre métaphysique et ontologie ?

- Je n'ai jamais beaucoup aimé la métaphysique de l'être. Je me rappelle : quand j'étais jeune étudiant, j'ai froissé mon professeur de métaphysique (il faisait une métaphysique dans une présentation systématique, comme on faisait dans les séminaires, à partir de Hegel, de Kant, etc. - mais c'était toujours l'être). A partir d'un certain moment, j'ai dit : "Moi, je suis fatigué de ce machin !" C'était à l'époque de de Gaulle qui parlait de l'ONU, "ce machin"...

Jusqu'au moment où j'ai repris, à partir de Heidegger et puis aussi de ce que j'avais fait dans le Moyen Âge qui m'avait un peu ouvert les yeux sur cela, des déterminations qui viennent de ce qu'on appelle une grammaire spéculative, qui a été formalisée au XIVème siècle par un certain Thomas d'Erfurt (que Heidegger a pu connaître quand il a fait son doctorat sur Duns Scot, sur le Traité des catégories de Duns Scot. Que dit cette grammaire spéculative ? Un verbe, ce n'est peut-être pas un substantif : être, ce n'est pas étant. Cela, c'est donc toute la différence ontologique dont parle toute la philosophie contemporaine maintenant après Heidegger. Le verbe pose une action, qui n'est pas une chose, qui n'est pas déterminable, mais qui se reconnaît dans sa propre fécondité, comme un verbe se reconnaît quand il est à l'indicatif, au subjonctif, à la première personne, etc. Un verbe tout seul, cela ne signifierait rien du tout. "Aimer" ne signifie rien du tout si je n'aime pas, si tu n'aimes pas, si je ne suis pas aimé, etc. Les verbes à l'infinitif sont des réservoirs de possibilités. Donc, le mot "être" pour moi, alors, arrive avoir du sens. Il n'est pas : "Qu'est ce que c'est l'être, ce machin ?" Est-ce qu'il n'a pas une origine qui est d'une fécondité maximum, qui n'a que cela à être : être l'origine. C'est pour ça d'ailleurs que je me suis beaucoup intéressé à la thématique de Jean-Luc Marion sur le don, la donation. J'avais fait aussi les articles comme ça, sur le pardon aussi, déjà en l'an 2000, etc., après avoir lu le texte de Ricoeur dans Histoire et vérité [2001]. Là il y a la thématique qui rejoint la thématique de la compassion. Il y a des thématiques qui "consonnent" dans notre lexique (disons comme ça) plus banal. Il y a des thématiques qui "consonnent" avec une très grande profondeur des termes - si on les prend à la manière de cette grammaire spéculative, qui reconnaît que les verbes ont des statuts ontologiques différents et qui sont très importants. Mais le verbe comme verbe n'a pas de statut ontologique : ce n'est pas un étant. L'ontologie, c'est le discours sur l'étant ; c'est autre chose. En ce sens-là, [le verbe] est vraiment métaphysique. Je crois que je peux dire : "et je retombe sur mes pattes !"