Granel, G., Rigal, É., éds., Actes du Colloque franco-péruvien, « La notion d’analyse » Paris-Strasbourg-Toulouse, 30 octobre-6 novembre 1991, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1992, 443 p., lu par Vincent Alain.
Par Michel Cardin le 18 mars 2015, 12:59 - Psychanalyse - Lien permanent
Heidegger rappelle que l’un des premiers emplois du verbe άnalύein [analuein, analyser] se trouve dans l’Odyssée. Pénélope, comme on le sait, tisse chaque jour et défait [analuein] chaque nuit son ouvrage. Comme l’écrit Jacques Derrida, analyser consiste à « délier et […] à dissoudre un lien »[1]. Dans ce livre, sobrement intitulé La notion d’analyse, Gérard Granel et Elisabeth Rigal nous invitent à dénouer certains des nœuds du discours analytique.
Cet ouvrage de 443 pages regroupe les actes d’un colloque franco-péruvien qui s’est tenu en 1991 aux Collège International de Philosophie et aux Universités de Strasbourg et de Toulouse. Publié aux Presses Universitaires du Mirail, cevolume est composé de 21 conférences réparties en quatre sections : Ouverture, Approches classiques, Psychanalyses, Questions transversales. La richesse et la diversité des approches rendent bien entendu difficiles une recension exhaustive. Toutefois, il est possible de cerner quelques-uns des principaux enjeux : d’une part la volonté de croiser les approches philosophiques et psychanalytiques, d’autre part l’ambition d’établir la consistance de la notion d’analyse. Pourtant, celle-ci est-elle autre chose qu’un thème fourre-tout, qu’un concept-valise ? La pluralité des discours [d’Aristote à Hegel, de Husserl à Heidegger, de Descartes à Kant, de Leibniz à Russell], des pratiques [scientifiques, philosophiques, psychanalytiques] et des traditions [continentales et analytiques] rend, bien entendu, une telle entreprise périlleuse. Le titre même énonce une aporie : la notion d’analyse est-elle simplement univoque ? Pourtant, comme le note Jacques Derrida « pluraliser [une notion], c’est toujours se donner une issue de secours jusqu’au moment où c’est le pluriel qui vous tue »[2]. Cette difficulté principielle conduit à poser un double problème. D’une part, quel lien existe-t-il entre les diverses figures philosophiques de l’analyse [Aristote, Bergson, Husserl, Russell, etc.] ? D’autres part, quel rapport y a-t-il entre l’analyse des modernes [Descartes, Leibniz, Kant] et les diverses formes de psychanalyse [freudiennes, lacaniennes, phénoménologiques] ? La psychanalyse est-elle du côté de l’interprétation et de l’herméneutique ? Ou bien, est-elle à rapprocher du paradigme classique de la resolutio ? Comme l’écrit Jacques Derrida, « on serait tenté de penser que l’événement de la psychanalyse a été l’avènement, sous le même nom, d’un autre concept de l’analyse »[3].
Face à ces considérables difficultés, l’unité d’une méthode s’esquisse : celle d’une déconstruction de la notion d’analyse. Pourtant, si analyser consiste essentiellement à délier et à dénouer, la déconstruction elle-même n’est-elle pas en dernière instance l’ultime métamorphose de la méthode analytique ? Bref, la notion d’analyse se laisse-t-elle analyser ? N’offre-t-elle pas ce singulier spectacle de résister elle-même aux tentatives d’analyse ?
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Les deux premières conférences ouvrent littéralement la notion. Elles la déplient afin d’en montrer les principales difficultés.
Miguel Giusti, dans Analyse et dialectique, discussion topique de la notion de rationalité, confronte l’analyse à la vie. Si la resolutio est une décomposition, n’est-elle pas mortifère ? Cette première réflexion conduit à une première aporie. La décomposition analytique n’est qu’un démembrement qui manque l’essentiel : les liens concrets qui animent tout processus vivant, donc réel. On aura reconnu la critique hégélienne qui dénonce l’altération et la conversion du concret en abstrait et qui conclut « de ce fait le vivant se trouve anéanti, car seul le concret est vivant… »[4]. Miguel Giusti reconstitue ainsi le déplacement hégélien qui conduit à substituer à la distinction moderne de l’analyse et de la synthèse, c’est-à-dire de la resolutio et de la compositio, celle de l’analyse et de la dialectique. Il peut donc écrire que Hegel « fait de la dialectique un mouvement synthétique de production et de résolution des oppositions du travail analytique »[5]. La suite de l’intervention tente de préciser la notion hégélienne de dialectique en la confrontant à son origine aristotélicienne. Cette lecture est d’autant plus stimulante que les deux approches sont le plus souvent opposées. Or, Miguel Giusti identifie une « tentation analytique » à l’œuvre dans la logique hégélienne. Elle soumettrait la dialectique à la logique de la nécessité. Miguel Giusti plaide alors pour une lecture topique au sens aristotélicien de la logique de Hegel. Celle-ci pourrait être interprétée comme « une séquence rationnelle de situations argumentatives, engendrées dans le contexte de l’histoire de la métaphysique occidentale […] »[6].
Jacques Derrida, dans la deuxième conférence, intitulée sobrement Résistances, pose une seconde aporie essentielle : celle des limites de l’analyse, donc de l’inanalysable. Il prend pour fil conducteur la notion de résistance. « Faut-il - et alors comment ? - analyser cette résistance à l’analyse, s’il y en a, et le « il y a » de cette résistance ? »[7]. Il s’agit donc d’analyser ce qui résiste, ce qui reste inanalysable, bref l’idée même de résistance. Jacques Derrida peut ainsi écrire : « depuis toujours, autant que je m’en souvienne, j’aime ce mot. Pourquoi ? Comment peut-on cultiver le mot de « résistance » ? Et vouloir le sauver à tout prix ? Contre l’analyse, sans l’analyse, de l’analyse ? »[8]. Jacques Derrida, reprenant la Traumdeutung de Freud et commentant le rêve de l’injection faite à Irma ? distingue l’excès de la résistance. Certes, l’analyse ne peut épuiser le sens. Il reste donc toujours quelque chose de plus à comprendre et à dire. Pourtant, cet excès ne se confond pas avec la résistance. Ce qui résiste, c’est ce qui se dérobe à l’effort analytique. L’analyse en cherchant à démêler les fils et à dénouer les nœuds ne fait que construire un autre voile. Freud interprète ainsi la résistance [sträuben] comme un refus, celui de la solution [Lösung] dévoilée par l’analyse. Derrida peut ainsi écrire : « analyser […], cela voudrait dire à l’autre : choisis ma solution, préfère ma solution, prends ma solution, aime ma solution, tu seras dans le vrai si tu ne résistes pas à ma solution »[9]. Or, la résistance est autre chose qu’un refus de la vérité. Derrida peut ainsi suggérer que la résistance n’est pas toujours une résistance à la vérité, mais une résistance de la vérité. Elle est ce secret qui ne peut vraiment se reconnaître dans cette Lösung. Il n’y a donc pas un concept unique de résistance, mais des résistances. Celle du patient qui résiste à la vérité, celle de la vérité elle-même qui résiste au dévoilement, celle de la pratique psychanalytique qui résiste au concept philosophique de l’analyse. Jacques Derrida peut ainsi résumer son hypothèse : « s’il est vrai que le concept de résistance à l’analyse ne peut s’unifier alors le concept d’analyse et d’analyse psychanalytique, le concept même de la psychanalyse aura connu le même sort. […] S’il n’y a pas une résistance, il n’y a pas la psychanalyse »[10]. Dans un second temps, Derrida en vient à s’expliquer de manière décisive sur le sens de l’idée de déconstruction. Est-elle une analyse ? Il montre que la déconstruction n’est pas simplement une analyse au sens des modernes, c’est-à-dire une décomposition, mais qu’elle est une mise en question de la possibilité « d’une ressaisie de l’originaire, le désir ou le fantasme aussi de rejoindre jamais le simple, quel qu’il soit »[11]. En bref, la déconstruction serait, non pas une nouvelle forme d’analyse, mais une déconstruction des prétentions du discours analytique.
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La deuxième partie, intitulée Approches classiques, regroupe sept conférences : Sur l’« élémentaire » de Jean-Toussaint Desanti, Le fil de l’analyse : fragment de l’histoire d’un concept de Gérard Granel, L’analyse, puissance de mort ? de Francis Guibal, Aristote : l’analyse de l’idée d’Annick Jaulin, De l’analyse phénoménologique comme démarche en zig-zag de Marc Richir, Mais lesquels sont-ils donc des philosophes analytiques ? d’Elisabeth Rigal et Analyse intentionnelle et crise des fondement dans les recherches phénoménologiques de Husserl de Rosemary Rizo-Patron. L’ensemble constitue une histoire du concept d’analyse et en présente les moments les plus saillants.
J.T. Desanti, dans un premier temps, s’attache à reconstruire la notion aristotélicienne d’élémentaire. En effet, si l’analyse est une décomposition en facteurs premiers, que doit-on appeler élément ? Délaissant, du moins en apparence, les mathématiques et la théorie des éléments, J-T Desanti reprend l’analyse aristotélicienne de la notion de stoixeion, traduite en latin par elementum. L’élémentaire a pour caractéristique d’être non seulement un point d’arrêt, mais également une rencontre avec la chose même. Il peut donc conclure : « qui tient le « stoixeion » tient la chose même dans l’unité de ses multiples différences »[12].
Gérard Granel s’attache à défaire l’un des nœuds de l’histoire de la notion classique d’analyse. La génération de Descartes lie « trois fils traditionaux, dont le premier est chrétien, le second philosophique et le troisième mathématique »[13]. G. Granel commence donc par suggérer que la lecture du Livre de la Sagesse par Descartes donne à la méthode son assise [la philosophie et la sagesse jointes ensemble]. En second lieu, la réussite dans la résolution du problème de Pappus fait naître l’espoir d’une véritable analyse, c’est-à-dire d’étendre à la physique et à la métaphysique la certitude de l’analyse des mathématiques. D’une manière programmatique, G. Granel pose alors les jalons de l’histoire du nœud cartésien, moins pour parvenir à une « analyse de l’analyse » que pour nous apprendre à « renoncer ultimement à l’analyse »[14]. Car, le rêve cartésien d’une mathesis universalis se transforme en cauchemar, celui d’une emprise de la technique.
Dans L’analyse, puissance de mort ? Francis Guibal s’applique à restituer le « procès violent intenté par Bergson à la puissance de l’analyse »[15]. L’intelligence analytique brise en décomposant « la continuité fluide du réel »[16]. Elle est un processus d’abstraction qui fige l’élan vital et s’oppose ainsi à l’intuition. La saisie intuitive nous conduit à l’intérieur de la vie même et de la durée créatrice. Toutefois, Bergson n’en reste pas à cette condamnation. Ce pouvoir séparateur de l’entendement est simplificateur. Toutefois, il « vient de la vie et est au service de la vie qui le justifie »[17]. Il s’agit d’interpréter l’intelligence analytique à partir de cette intuition de la durée. F. Guibal peut donc suggérer que c’est la vie elle-même qui pourrait être dite analytique. Dans l’élan vital, il y a une « tendance intrinsèque à l’éclatement et à la fragmentation, à la différenciation et à la distinction »[18]. Pourtant, si l’analyse s’explique à partir de la vie, elle n’en reste pas moins une puissance de mort. L’intelligence analytique menace ainsi le lien vital et social. L’équilibre doit donc être trouvé. Bergson s’y attache, notamment dans Les deux sources de la morale et de la religion.
L’étude d’Annick Jaulin part du constat suivant : « si l’on définit l’idée de l’analyse à partir des Analytiques d’Aristote, l’idée d’analyse est contemporaine de l’analyse des idées »[19]. A. Jaulin nous invite donc à une relecture des Analytiques et soutient que l’analyse ou dissolution de l’idée platonicienne s’accompagne d’un projet de « paideia aristotélicienne, projet alternatif au projet platonicien de la République »[20]. Il y a dès lors une équivalence entre la paideia et la théorie de la science. A. Jaulin peut donc conclure qu’« après analyse, l’idée est une métaphore »[21].
Les interventions de M. Richir et R. Rizo-Patron sont toutes les deux consacrées à Husserl. M. Richir explore une remarque des Recherches Logiques qui qualifie l’analyse phénoménologique de recherche en zig-zag. Par cette image, Husserl veut montrer que la recherche phénoménologique ne peut suivre un ordre systématique, c’est-à-dire analytique et régressif. M. Richir peut alors soutenir que « l’analyse en ziz-zag est vraiment la méthode de la phénoménologie ». Elle seule permet le retour aux choses mêmes puisque la donation se fait dans le cadre contingent d’institutions symboliques. Pour sa part, R. Rizo-Patron, privilégiant les Méditations cartésiennes, adopte une lecture différente et étudie les liens qui unissent les notions d’analyse et de fondement. Replaçant la démarche husserlienne dans le projet cartésien d’une mathesis universalis, il soutient que Husserl « en s’engageant consciemment dans une entreprise fondationnelle d’allure rationaliste moderne, met en œuvre un modèle sui generis d’analyse »[22]. Pourtant, « l’analyse de la conscience […] diffère totalement de son analyse au sens ordinaire du terme »[23]. Dès lors, elle ne peut se confondre avec l’analyse propre à l’attitude naturelle et elle a pour objet des synthèses intentionnelles.
Enfin, E. Rigal prolonge cet impressionnant parcours par une « déconstruction »[24] du paradigme analytique dans les philosophies issues de l’atomisme logique de Russell. S’appuyant sur Wittgenstein, E. Rigal dénonce la confusion des propositions de la logique et des propositions des sciences de la nature dans la philosophie analytique. Un tel amalgame conduirait les philosophes dits analytiques à « biffer la différence entre possibilité logique et « possibilité matérielle »[25]. E. Rigal, en insistant sur la critique de Russell par Wittgenstein, peut ainsi montrer que la notion de tautologie permet de maintenir l’autonomie de la logique et donc l’idée d’une analycité pure.
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La troisième partie du colloque s’intitule « Psychanalyses ». Elle regroupe sept conférences : Analyse, surdétermination, narration de Max Hermández, La notion d’analyse dans la psychanalyse : chimie d’un oubli de Alvaro Rey de Castro, Sur l’ombilic et le nœud borroméen de François Baudry, Le concept inconscient [Freud, Wittgenstein, Lacan] de René Major, L’actuel et l’intempestif de Jacques Félican, Analytique du Dasein et Psychanalyse d’Eliane Escoubas, Analyse et scientificité chez Freud : une esquisse de l’état du débat sur le statut de la psychanalyse de René Bouveresse.
En accordant une telle importance aux psychanalyses, ce colloque prend position. Alors que l’analyse des modernes se construit en référence aux sciences mathématiques et à la philosophie naturelle, comme l’atteste le projet cartésien d’une mathesis universalis, le nouveau paradigme de l’analyse semble devoir être recherché au sein de la psychanalyse, mieux des psychanalyses. Pourtant, il est possible de dégager de ces conférences une tension, déjà relevée par Paul Ricœur, entre l’analyse comme processus de décomposition et l’analyse comme interprétation. Ces interventions affrontent toutes cette difficulté essentielle : l’analyse est-elle bien une herméneutique ?
Max Hernández part de la difficulté à rendre compte de la situation thérapeutique. On peut la présenter classiquement comme un effort d’explicitation, donc de traduction. Le texte serait ainsi premier et l’oralité seconde. On ne peut cependant « esquiver l’impossibilité de rendre fidèlement témoignage, par écrit, de ce qui se passe dans la situation analytique »[26]. Cette critique du phonocentrisme ne conduit donc pas au rejet de l’oralité. Un tel paradoxe suggère au contraire que le but de l’analyse est de « rétablir une narrativité personnelle moins soumise aux opérations défensives »[27].
Les deux interventions suivantes, celles de A. Rey de Castro et F. Baudry, s’attachent à préciser la genèse et le sens de la notion d’analyse dans la psychanalyse freudienne. En effet, pour quelle raison Freud a-t-il choisi la notion d’analyse ? Celle-ci s’impose après le rêve dit De l’injection d’Irma. Freud pense avoir découvert la bonne solution [Lösung]. Dès lors, pourquoi préfère-t-il à la notion d’interprétation celle d’analyse ? A. Rey de Castro montre l’importance de l’analogie avec la chimie. Il rappelle ainsi que « le coup de grâce » porté à la philosophie romantique de la nature « vient de la chimie qui arriva à synthétiser un produit vivant, l’urée »[28]. Dans ses années de formation, Freud participe à des expériences de laboratoire et reprend par la suite le paradigme chimique. Il écrit : « pourquoi l’avoir appelé « analyse », ce mot signifiant décomposition, désintégration ? Ne fait-il pas penser au travail fait par le chimiste sur les substances qu’il trouve dans la nature et qu’il rapporte au laboratoire ? Eh bien, parce qu’à un certain point de vue l’analogie est réelle »[29]. La psychanalyse doit séparer les éléments issus de la fusion inconsciente. Pourtant, il y a des limites à cette comparaison. En effet, la recomposition échappe au thérapeute qui ne peut fournir une synthèse au patient, c’est-à-dire à la place du patient.
J. Félician et E. Escoubas confrontent tous deux Freud à Heidegger. Le premier tente de situer la provenance historiale de la psychanalyse. Le second compare à partir d’une lecture des Zollikoner Seminare l’analytique du Dasein à la psychanalyse freudienne. De 1947 à 1972, Heidegger, alors qu’il rejette la Daseinanalyse de Binswanger, est en dialogue avec le psychiatre Medard Boss. Heidegger refuse la notion d’inconscient et lie la compréhension à l’affection. A l’analyse freudienne accusée d’être une simple décomposition, il oppose une déconstruction [Zergliederung]. L’analyse est « à proprement parler une synthèse » dont le modèle est à chercher dans l’analytique kantienne. E. Escoubas, rappellant alors la structure fondamentale du dasein comme souci [Sorge], montre qu’elle conduit Heidegger à rejeter la pulsion du côté du vivant. Elle peut donc écrire : « pour Heidegger la pulsion [Trieb] est le caractère de la vie et que le vivant et le Dasein sont incommensurables. C’est pourquoi […] le terme freudien de « pulsion du moi » est purement et simplement aberrant dans une Daseinsgemässe Theorie »[30].
Ce parcours s’achève par l’exposé des critiques de la scientificité de l’analyse freudienne par Renée Bouveresse, celles principalement de Nagel, Popper et Habermas. Si l’argument poppérien de la falsifiabilité est bien connu, les objections de Nagel le sont peu. Elles portent moins sur la structure logique de la théorie que sur son fondement empirique. Nagel souligne donc que l’analyse est « déconnectée des procédures empiriques »[31]. Habermas surenchérit en soutenant que « la base d’expérimentation clinique » ne peut « remplacer de façon suffisante la vérification expérimentale »[32]. Renée Bouveresse en conclut que « la théorie freudienne nous semble comporter ce que Popper appelle une intéressante psychologie métaphysique, dont il n’est pas exclu qu’elle puisse un jour devenir testable »[33]. Enfin, René Major rejoint cette conclusion en reconstituant la critique par Wittgenstein de Freud.
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La quatrième et dernière partie, sous le titre de Questions transversales, aborde la notion d’analyse sous l’angle non plus de la theoria, mais de la praxis, c’est-à-dire de l’action. Elle regroupe cinq conférences : Analyse et Pédagogie de François Galichet, Le nœud ontologique de l’analyse économique de Fabien Grandjean, Analyse et utopie de Mariátegui d’Alfonso Ibanez, L’agir humain : philosophie pratique et analyse du discours de l’action de Pepi Patron, Analyse existentiale ou anthropologie politique : Remarques sur Heidegger et Arendt de Etienne Tassin.
F. Galichet s’attache à déconstruire les discours pédagogiques. Il oppose la méthode analytique [décomposition syllabique] à la méthode globale. A la suite des travaux de Bourdieu et Passeron s’opère un reversement qui conduit à rapprocher la pédagogie [méthode globale] de la démarche analytique. Il convient donc de relever cette « ambivalence profonde du discours pédagogique à l’égard de la notion d’analyse »[34]. D’une part, la démarche pédagogique a une affinité profonde avec elle, d’autre part, la pédagogie est le « lieu privilégié où la notion d’analyse touche et trouve sa limite »[35]. F. Galichet peut alors plaider pour une pédagogie de la « rencontre suscitant et réveillant des forces latentes ou des passions endormies »[36].
F. Grandjean et A. Ibanez montrent tous deux les présupposés et les limites de l’analyse économique. Le premier à partir d’une lecture de l’History of Economic Analysis de Schumpeter reconstruit le débat avec Marx. Il soutient que l’analyse économique se dissout « dans une technique de maximalisation des profits de l’entreprise, lointain rejeton de la chrématistique »[37] d’Aristote. Un retour à Marx s’avère dès lors nécessaire. A. Ibanez prolonge cette critique en étudiant les liens entre analyse et utopie à partir de l’œuvre du philosophe péruvien José Carlos Mariátegui [1894-1930]. Rappelant que le réel est inachevé, il met en avant l’importance de l’imagination et du mythe pour l’action politique. Dès lors, citant Oscar Wilde, « les utopies d’hier sont les réalités de demain », il soumet la démarche analytique à la critique de l’imagination et de l’utopie.
Enfin, Pepi Patron et Etienne Tassin concluent ce colloque par l’analyse de l’agir dans l’œuvre d’Hannah Arendt. Pepi Patron applique à la philosophie pratique d’Arendt l’analyse du discours, c’est-à-dire du speech-act d’Austin et de Searle. Arendt conclut, en effet, son chapitre sur l’action dans Condition de l’homme moderne par une réflexion sur l’imprévisibilité et la promesse[38]. P. Patron suggère que la force de la promesse qui parvient à « dominer l’obscurité des affaires humaines »[39] doit s’entendre au sens d’un performatif dont la signification dépend de conventions, bref de règles du jeu. Etienne Tassin prolonge l’étude de l’agir en confrontant l’analytique existentiale de Heidegger à l’anthropologie politique d’Arendt. Pour Heidegger, l’analytique impose de ne pas confondre Dasein et anthropos. Tassin soutient que « s’interroger sur la condition humaine [Arendt], c’est dégager la dimension politique de l’exister humain sous la triple condition de la natalité, de la mondanéité et de la pluralité »[40]. The human Condition serait alors « l’exact contrepied de Sein und Zeit »[41]. Il peut donc conclure qu’« accéder à l’intelligence de la condition humaine suppose de rompre […] aussi bien avec la métaphysique subjective que Heidegger s’emploie à déconstruire qu’avec l’analytique existentiale »[42]. Une telle rupture conduirait de la Seinfrage à la question du sens du monde, c’est-à-dire à l’analyse des polloï, de la pluralité.
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Pas plus qu’une analyse de l’analyse, une synthèse des analyses ne semble possible. Ce colloque témoigne précisément de la difficulté d’enfermer la notion d’analyse dans une définition simple et univoque. Ici comme qu’ailleurs, synthétiser revient à simplifier, à réduire, à caricaturer. Chacune de ces vingt-et-une conférences s’attache moins à reconstruire la notion d’analyse qu’à en déconstruire les discours et les attendus. Elles en dévoilent ainsi les impensés. Ces interventions dans leurs différences sont habitées néanmoins par une conviction : l’analyse ne saurait se confondre avec le discours critique dont elle n’est qu’une des figures. L’histoire de l’analyse ne peut conduire dès lors à l’identité d’un concept, mais aboutit, bien au contraire, à une série d’écarts, de déplacements, à une dissémination. Ce colloque invite à interroger les prétentions de la raison à décomposer le réel en ces éléments premiers. En déployant les résistances à l’analyse, ces conférences en font apparaître les apories.
On peut regretter cependant que la perspective adoptée fasse trop peu de place à la pensée moderne. Celle-ci n’est abordée que dans un mouvement rétrospectif. Les notions d’analyse, telles qu’elles se déploient chez Descartes, chez Leibniz ou bien chez Kant, pour ne citer que ces principaux auteurs, ne sont pas suffisamment étudiées. L’importance du projet cartésien d’une mathesis universalis, malgré la profonde conférence de G. Granel, reste largement sous-évaluée. Les développements leibniziens pourtant essentiels, notamment pour la compréhension de Husserl et de Russell, ne sont qu’évoqués. L’analytique transcendantale ne fait l’objet d’aucun travail autonome.
En bref, la notion d’analyse est prise à rebours dans tous les sens du terme. Abordée à partir de la grande synthèse hégélienne, des psychanalyses, des phénoménologies ou bien des philosophies analytiques, elle n’est jamais étudiée pour elle-même. Elle est ainsi déconstruite avant même d’avoir été clairement et distinctement reconstruite.
Pourtant, ce qui pourrait paraître une lacune est au contraire une force : celle de l’intempestif. Comme l’écrit Jacques Félician, « on appelle unzeitgemässig […] ce qui met en question la doxa et dérange ». Ce colloque présente dès lors un double intérêt : d’une part ces études remarquables constituent une étape importante pour la recherche sur l’idée d’analyse, d’autre part ce colloque garde toute sa charge intempestive et nous convie à davantage d’analyse, c’est-à-dire de philosophie.
[2] Ibid., p. 58.
[3] Ibid., p. 52.
[4] Ibid., p. 13.
[5] Ibid., p. 23.
[6] Ibid., p. 34.
[7] Ibid., p. 37.
[8] Ibid., p. 38.
[9] Ibid., p. 44.
[10] Ibid., p. 54.
[11] Ibid., p. 59.
[12] Ibid., p. 85.
[13] Ibid., p. 94.
[14] Ibid., p. 101.
[15] Ibid., p. 106.
[16] Ibid., p. 107.
[17] Ibid., p. 113.
[18] Ibid., p. 115.
[19] Ibid., p. 128.
[20] Ibid., p. 131.
[21] Ibid., p. 137.
[22] Ibid., p. 215.
[23] Ibid., p. 212.
[24] Ibid., p. 163.
[25] Ibid., p. 163.
[26] Ibid., p. 227.
[27] Ibid., p. 228.
[28] Ibid., p. 241.
[29] Freud, Sigmund, Les vois nouvelles de la thérapeutique psychanalytique, in La technique psychanalytique, P.U.F, Paris, p. 132.
[30] Ibid., p. 291.
[31] Ibid., p. 302.
[32] Ibid., p. 313.
[33] Ibid., p. 323.
[34] Ibid., p. 344.
[35] Ibid., p. 345.
[36] Ibid., p. 344.
[37] Ibid., p. 384.
[38] Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Calmann-Lévy, Agora, 1988, p. 310 et suiv. .
[39] Ibid., p. 311.
[40] La notion d’analyse, op. cit. , p. 423.
[41] Ibid., p. 430.
[42] Ibid,. p. 443.