Michel Blay, La Déchirure du penser, Belles Lettres 2020, lu par Cristina Stoianovici

Michel Blay, La Déchirure du penser. Essai sur l’Effacement du Logos, éditions Les Belles Lettres, collection « Encre marine », 2020 (92 pages). Lu par Cristina Stoianovici

 

Ancien Directeur de recherche au CNRS en histoire et philosophie des sciences, Michel Blay est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’idée d’infini et aux transformations de l’idée de nature.

Son dernier ouvrage, La déchirure du penser. Essai sur l’effacement du Logos, montre que l’explicitation mathématique de la nature survenue au XVIIsiècle s’appuie sur une approche technicienne du monde et implique de renoncer à certaines questions qui se trouvent ainsi exclues du champ de la rationalité. Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée de son précédent travail, Critique de l’histoire des sciences, publié en 2017, dans lequel Michel Blay montrait que la conception de la nature a considérablement changé au cours de l’histoire. Chez les anciens, le naturel faisait sens par opposition avec l’artificiel et l’idée de nature renvoyait au monde sublunaire, soumis à la génération et à la corruption, distinct du monde supralunaire, aussi appelé sphère des fixes. Pour les modernes, la nature est tout autre : la frontière entre monde sublunaire et monde supralunaire a disparu, et la distinction entre naturel et artificiel s’estompe également, ces deux types d’être obéissant aux mêmes lois physiques. La nature des modernes est « une nature pour les mathématiques » et s’inscrit dans « l’ordre technique », ordre dans lequel un même procédé peut être mis en œuvre dans tous les domaines et dans lequel le scientifique porte un regard d’ingénieur sur la nature, ce dont Galilée est le parfait exemple.  

                                                                                                                                                                   

C’est l’envers de cette histoire que La déchirure du penser retrace, montrant que d’autres formes de pensée ont existé et existent encore, pensées qui consistent à « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». Cette expression, qui rythme l’ouvrage, nous indique que penser le monde n’implique pas de s’en retirer pour mieux en construire un modèle théorique. Il y a ouverture parce qu’un être fini ne peut embrasser une totalité traversée par un infini immanent, et c’est pourquoi le questionnement résiste. Certaines questions auxquelles il est impossible de répondre n’en sont pas moins légitimes et font même le propre de l’humanité ; on a trop vite fait de rejeter la question de l’être, de l’origine du monde et de l’infini dans le champ de l’irrationnel, au prétexte qu’elles égarent la pensée humaine.  

En l’introduction, Michel Blay montre que c’est Fontenelle qui explicite pour la première fois la déchirure du penser, dans ses Eléments de la géométrie de l’infini, publiés en 1727, en distinguant deux infinis. L’infini géométrique, d’une part, désigne une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais pas plus grande que toute grandeur, ce qui implique qu’il puisse y avoir des infinis plus ou moins grands. Cet infini géométrique est utile et ne doit pas être confondu avec l’autre infini, que Fontenelle appelle métaphysique, qui est un pur être de raison et ne peut que nous égarer. Fontenelle le définit comme « une grandeur sans bornes en tous sens, qui comprend tout, hors de laquelle il n’y a rien », l’infini métaphysique se rapproche donc de l’idée de totalité sans se confondre avec elle et se trouve rejeté hors de la sphère de la rationalité, laquelle se résout en une rationalité géométrique. 

Si l’effacement du Logos est acté au XVIIIe siècle, il faut remonter à l’Antiquité pour comprendre ce qu’il était originairement ; c’est l’objet du premier chapitre de l’ouvrage, consacré au Logos et à son effacement, chapitre qui nous mène d’Héraclite à Giordano Bruno. Le deuxième chapitre explique l’avènement de l’Ego, c’est-à-dire de la subjectivité objectivante consubstantielle de la physique moderne. Enfin, un troisième et dernier chapitre est dédié à la déchirure de cette rationalité positiviste : une brèche entame l’ordre technique et ouvre vers l’exister. Cette déchirure salvatrice permet de renouer avec les questions fondamentales de l’humanité,  dont la poésie offre le témoignage.

Le Logos

Le premier chapitre présente les trois moments de l’histoire du Logos : le moment héraclitéen, qui fait du Logos un concept fondamental d’intelligibilité du monde, le moment johannique, qui voit le Logos s’incarner, mais aussi paradoxalement se retirer et disparaître en tant que principe d’intelligibilité, et enfin le moment brunien, celui de l’effacement, le Logos étant devenu un intermédiaire superflu du fait même de son retrait.

Chez Héraclite d’abord, le Logos n'est ni discours, ni parole ni raison, il est à la fois ce qui lie les phénomènes entre eux et ce qui les rend compréhensibles à l’homme. Le Logos se confond alors avec Dieu, le feu et le cosmos, sans néanmoins s’y identifier. Dieu réalise l’union des contraires, tandis que le feu est l’équivalent universel, comme le rappelle le fragment 90 : « De toutes choses, il y a échange contre du feu et du feu contre toutes choses, comme des marchandises contre de l’or et de l’or contre des marchandises. » S’il est difficile au lecteur contemporain de donner du sens à ces mots, Michel Blay rappelle qu’ils ne sont pas que des mots. Nous peinons à y voir autre chose parce que le Logos d’Héraclite s’est effacé et que la rationalité contemporaine est bornée par le constructivisme et le positivisme. Le Logos d’Héraclite est ouvert sur la totalité, dans un jeu dialectique complexe où immanence et transcendance sont pensés ensemble : « le transcendant – ce qui transcende chaque être – est immanent à tous, tout en demeurant lui-même en étant toutes choses. »[1]

Ce cadre conceptuel se complexifie avec Platon, sans pour autant changer radicalement. La scission de l’intelligible et du sensible pose le redoutable problème de la participation, c’est-à-dire le problème de leur articulation. Dans ce cadre conceptuel, Héraclite fait figure de penseur du changement qui caractérise le sensible, par opposition à la fixité des Idées qui permettent de le penser.

Chez Plotin, intervient un troisième terme, l’Un, apparenté au Bien platonicien en ce qu’il précède et cause toute existence, sans être lui-même engendré et tout en étant ineffable. Vient ensuite l’Intellect, qui est être et vie, et enfin l’Âme, qui assure la jointure du sensible et de l’intelligible en informant le monde sensible d’après le monde intelligible au moyen des raisons (logoi), qui sont projetées sur la matière et qui sont des images des formes intelligibles que l’Âme reçoit. D’Héraclite à Plotin, le Logos demeure un principe d’ordonnancement et d’intelligibilité du monde.

Dans l’Évangile selon Jean, le cadre conceptuel change radicalement, c’est là que s’ouvre le deuxième moment de l’histoire du Logos. « Au commencement était le Logos et le Logos était auprès de Dieu et le Logos était Dieu », peut-on lire dans le premier verset. Loin d'être un principe d’intelligibilité, le Logos est rejeté dans un commencement inaccessible à l'homme, car ce premier commencement précède celui de la Genèse, seul commencement dont un récit nous est livré. Le Logos devient un transcendant complet, dont l’existence a précédé le monde. Dans la pensée grecque, le Logos permettait à l'homme de contempler l’intelligible, il l’ouvrait sur cette totalité qu’était le monde. Avec le christianisme, le Logos s’incarne dans une chair individuelle, celle du Christ, et cette incarnation contribue à la clôture du monde ; le salut passe désormais par le corps putrescible dont la résurrection est affirmée. « L’assujetti, le réduit et le fini caractérisent dorénavant le lieu, le monde de la vie des hommes. Là où tout se jouait entre l'homme et le cosmos, un homme dont les sens captaient les signes, où sa raison assurait leur validité et où sa parole tout comme son discours les ordonnaient, tout va dès lors se résorber et se fonder, dans la genèse biblique, sur la médiation et la révélation »[2]. La déchirure du penser vient de l’impossibilité pour l’homme de connaître l’origine et l’infini.  

L’incarnation du Logos dans un corps individuel constitue une focalisation sur l’individuel, préfigure l’avènement de l’intériorité chez Augustin et l’élaboration conceptuelle de la notion de personne à l’époque médiévale, mais elle annonce aussi la subjectivité cartésienne, subjectivité objectivante constitutive des sciences du XVIIe et de l’ordre technique. Cette inaccessibilité du transcendant ouvrira aussi, d’après Michel Blay, la voie au nihilisme, car l’explication des origines, de la vie et de la vérité ne peut être qu’objet de croyance, et partant, de non-croyance.

Enfin, survient le moment où le Logos s’efface, effacement que l’auteur propose de situer dans la pensée de Giordano Bruno et en particulier dans les documents de son procès[3]. Bruno soutient l’infinité du monde et distingue différents infinis, dont deux peuvent être qualifiés d’infinis mathématiques (infinité de grandeur de l’univers et infinité de la multitude des mondes) et deux autres d’infinis selon la présence (Bruno distingue une providence universelle en vertu de laquelle tout vit, qui est présente partout, semblablement à l'âme dans le corps et Dieu qui est « en tout et au-dessus de tout, non pas comme partie, non pas comme âme, mais d’une manière inexplicable. »[4]). Les êtres et les choses sont dans une infinité immanente selon le nombre et la grandeur (le monde), mais ils existent aussi dans une infinité immanente selon la présence. L’infini divin étant immanent au monde, le Christ, qui assure l’unification des natures céleste et terrestre, devient inutile. Avec Bruno prend fin le monde clos du Logos johannique, et le monde nouveau, infini, n’a plus besoin de médiateur. C’est ainsi que Galilée peut se présenter, quelques années plus tard, comme « le messager des étoiles » dans le Sidereus nuncius, ouvrage qui marque le triomphe de l’infini mathématique. 

L’Ego

C’est ainsi qu’advient l’Ego, qui occupe le deuxième chapitre de l’ouvrage. Michel Blay montre que la perte de l’ouverture à la totalité est étroitement liée à la distinction cartésienne entre infini et indéfini, distinction qui annonce le règne de la subjectivité objectivante sur une nature mécanisée. Cette distinction est au cœur de l’argumentation cartésienne concernant l’existence de Dieu (que Michel Blay prend soin de ne pas appeler démonstration). En effet, son existence est établie en s’appuyant sur le moi, qui se connaît fini : l’idée d’infini ainsi élaborée permet de prouver que Dieu existe car elle se présente analytiquement comme le propre d’un être transcendant qui surplombe l’indéfini du monde. Cette dichotomie de l’infini et de l’indéfini équivaut à une fermeture à la totalité, notre espace de vie relevant de l’indéfini. L’idée de nature s’est radicalement transformée et se prête désormais à une explicitation mathématique, comme le montre le discrédit jeté sur les fameuses qualités secondes, qu’on peut lire chez Galilée, Descartes et Locke. Dans la continuité de ses précédents travaux, Michel Blay nous rappelle que les lois, les théories, les expériences scientifiques ne viennent pas expliquer une nature qui serait toujours identique à elle-même et se prêterait à diverses approches scientifiques. La démarche scientifique a toujours affaire à une idée de nature historiquement construite et qui est première, qui ne découle donc pas de l’approche scientifique qui en est faite mais la conditionne. Ainsi au XVIIe siècle, les artifices des Anciens, les procédés techniques, deviennent la nature, celle-ci étant conçue, notamment par Galilée, comme un ensemble de mécanismes et de problèmes techniques à résoudre. La res extensacartésienne est ce qui vient supporter ontologiquement le mécanisme, donnant ainsi naissance à une nature mécanico-géométrique. Et c’est ainsi qu’on peut comprendre que Descartes ait besoin d’une « fable » pour présenter sa physique dans Le Monde. Cette fable rejoint le fameux « comme » duDiscours de la méthode, où l'homme est dit être « comme maître et possesseur de la nature ». Descartes paraît conscient de l’écart qui subsiste entre le monde réel et le monde saisi par la subjectivité objectivante, celui mécanico-géométrique de la res extensa, de l’étendue indéfinie. Tout le problème, c’est que pour celui qui ignore Dieu, le monde devient un néant d’être, car l’étant se dissout dans l’objet et le monde dans son ensemble se chosifie, la pensée sombrant pour sa part dans le nihilisme. 

Une déchirure vers l’exister ?

Fort heureusement, le troisième et dernier chapitre esquisse une alternative, en montrant qu’il est encore possible de penser hors de la pensée technicienne et de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». Il serait vain d’espérer renouer avec le Logos héraclitéen, car cette pensée est à proprement parler trop ancienne pour qu’on puisse la faire nôtre aujourd’hui. C’est par un retour à Giordano Bruno et à l’infini selon la présence, qui est une transcendance dans l’immanence, que l’on peut peut-être introduire une faille dans le monde clos de la subjectivité objectivante, une déchirure salvatrice vers l’exister et l’ouverture à la totalité. Le Christ et le mystère de l’incarnation ne sont plus nécessaires pour s’ouvrir à l’infini, puisque l’infini est là, immanent au monde et à l’exister. C’est le poète qui sera désormais le médiateur entre l’homme et l’infini, et en particulier André Frénaud, qui explique dans sa « Note sur l’expérience poétique », publiée dans Il n’y a pas de paradis, que la poésie ne peut se résumer à exprimer des émotions, des sentiments, aussi bien formulés soient-ils. Elle consiste plutôt à rendre compte d’une expérience de l'être pour laquelle André Frénaud utilise à plusieurs reprises le terme de « visitation ». L’infini-là déchire le monde clos de l’indéfini et laisse surgir la possibilité d’une ouverture vers l’exister, ouverture dont la poésie s’efforce de témoigner, comme on peut le lire dans le poème intitulé « Sans avancer » :

« L’être patiemment se meut à travers tout.

Il éveille il s’ignore il est caché

De l’une à l’autre forme il ne passe pas,

hors quand se défont assez toutes mes prises

pour que remonte et sourde soudain

au travers du silence un éclat

Qu’en garde-t-elle ma parole transformée ?

Qu’en reste-t-il dans ma vie qui a repris ?

La faveur n’était pas durable

Le passage s’est obstrué ».

Le livre s’achève donc sur une lueur d’espoir : l’homme n'est pas condamné au nihilisme, car, comme Michel Blay n’a de cesse de le répéter par ailleurs et pour d’autres raisons, il ne faut pas confondre science et connaissance. La science suppose la démonstration, et celle-ci ne se réduit pas à de l’argumentation. Toute connaissance n'est donc pas scientifique et la science n’a pas l’exclusivité de la connaissance. On pourrait sans doute ajouter que toute pensée n'est pas connaissance et c’est peut-être ainsi qu’on peut comprendre le désir sans cesse répété de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». 

 

La déchirure du penser constitue une stimulante réflexion sur l’histoire des sciences et sur la subtile dialectique qui la lie à celle de la pensée chrétienne. Pour revenir un moment sur le titre de l’ouvrage, il convient de préciser qu’il y a, non pas une, mais deux déchirures du penser. Une déchirure est un dommage qui vient altérer la constitution originelle d’un matériau, la plupart du temps un tissu ou un papier. Elle met à mal et détruit parfois irrémédiablement ce qui se trouve ainsi déchiré. C’est le penserhumain qui a été abîmé, l’acte même de penser, et non la faculté ou le résultat (la pensée) et cette déchirure apparaît dans la distinction des deux infinis et le rejet de l’infini dit métaphysique. Elle est une scission de la rationalité humaine amenant à disqualifier les questionnements qui échappent à la raison calculante et à l’explicitation mathématique. Ainsi l’énigme de l’exister, de l’origine du monde ou de son infinité sont rejetées aux rangs de questions vaines, condamnées à l’antinomie, qui sont irrationnelles parce qu’elles échappent à la raison calculante et à son efficacité. Mais une seconde déchirure existe et elle est, elle, salvatrice, elle met à mal le monde clos et indéfini de la res extensa construit par la subjectivité objectivante, monde dans lequel tout risque de sombrer dans la chosification. La première déchirure était une rupture, elle marquait le divorce de l'homme et du monde, de l'homme avec lui-même, avec le mystère de son exister. La seconde déchirure est une ouverture, un frémissement de l'être dont seul le poète peut être le témoin, incertain. Reste à savoir si le fait de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité » échappe au mysticisme autant que l’auteur l’affirme, sans toujours réussir à le manifester. Cette formule scande l’ouvrage et prend parfois des allures incantatoires. Il se peut que cette remarque soit un appel de la raison calculante et résulte du même ordre d’incompréhension que celle suscitée par la pensée héraclitéenne. Mais il n’empêche que ce n'est pas un hasard si André Frénaud utilise à plusieurs reprises le terme de « visitation » pour désigner l’événement dont la poésie est le témoignage et si nous sommes tentés, à notre tour, de convoquer l’image du salut pour désigner l’optimisme final qui clôt l’ouvrage. 

 

Christina Stoianovici

 


[1]    La déchirure du penser. Essai sur l’effacement du Logos, Michel Blay, édition Les Belles Lettres, 2020, p.28.

[2]    Ibid. p.32.

[3]    Giordano Bruno, Documents I. Le Procès, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

[4]    Ibid., p.66.