La théorie du drone, Grégoire Chamayou, Editions de la Fabrique, lu par Thierry Novarese
Par Jérôme Jardry le 19 juin 2015, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
La théorie du drone, Grégoire Chamayou, Editions de la Fabrique, 363 pages, avril 2013.
L’auteur nous plonge dès l’avant-propos, au cœur des théâtres d’opérations, par un dialogue entre les responsables de la traque puis de l’élimination des terroristes au moyen des drones militaires américains. Dichotomie entre les montagnes afghanes et la base de Creech aux Etats-Unis, cette nuit du 20 février 2010, nous suivons une opération sur le terrain mêlant les moyens de reconnaissance classique avec un drone de combat (porteur d’engins de destruction).
Nous vivons les moments « ordinaires » de ces soldats pilotes de drones de combat – nous suivons leurs conversations, leurs cibles, nous sommes avec le drone puis dans un hélicoptère de reconnaissance, enfin dans le centre de contrôle. Cette accroche, volontiers spectaculaire, permet de pénétrer les arcanes de la décision de frappe lors d’un vol de drone de combat. La dimension réaliste et « embarquée » invite à partager les interrogations des pilotes et de comprendre le mécanisme de déclenchement des frappes. On peut cependant s’interroger sur la source de cette conversation, lorsque l’on sait que l’armée américaine refuse toute présence civile à l’intérieur du centre de contrôle de Creech. Il s’agit certainement d’un échange « transmis » volontairement par l’armée américaine avec une volonté communicationnelle particulière. Suit une analyse critique du vocabulaire utilisé et d’une présidence, celle d’Obama qui incarne la croissance exponentielle de l’usage de cette arme.
Le livre se fonde sur une critique du combat par drones au motif qu’ils incarneraient le paradigme d’une guerre sans courage car sans risque pour les pilotes. C’est considérer que la valeur de la guerre repose sur la puissance physique et l’exposition corrélative au danger, oubliant le combat de David contre Goliath, du lance-pierre contre la force brute, la bataille d’Azincourt où la technique de l’arbalète apprise par des manants défait une chevalerie séculière. Alors pourquoi une telle volonté « archaïsante » de l’opposition frontale de deux corps ? Pourquoi cet éloge de la guerre comme archétype du courage ? Pourquoi cette fascination pour le corps exposé puis meurtri du guerrier ? On pourrait poser au contraire que le long apprentissage de la guerre a été celui de sa mise à distance progressive, victoire de la technique et de l’intelligence sur la force brute. Et pourquoi faudrait-il condamner la diminution des risques pour les soldats des armées des pays développés lors d’opérations extérieures ? A quelles valeurs se réfère l’auteur sinon à cette idéologie du guerrier qu’il semble combattre par ailleurs ?
C’est en effet cette idéologie dont il convient de faire la critique : le courage est une vertu mais toute vertu est corruptible. Le courage fondé sur l’oubli de sa propre souffrance peut se muer en insensibilité à la douleur d’autrui. Il faut se demander ce que véhicule le concept de courage lorsqu’il devient une valeur. Le courage est aussi celui de la brute, ce fut le leitmotiv du soldat SS – vaincre par courage – et basculer dans l’inhumain. Car il y a une proximité entre ces positions : le drone est l’exemple de la mise à distance de la mort, nous savons que le sentiment de responsabilité du pilote d’un bombardier est proportionnée à l’altitude du vol ; « la brute » pour sa part ne voit que l’occasion d’écraser autrui, de le rendre « chose » dans la manifestation de sa puissance. Dans un cas la responsabilité disparaît, dans l’autre elle n’apparaît pas.
Grégoire Chamayou semble alors hésiter entre la fascination pour l’objet dont il traite et sa condamnation.
Son livre est d’importance car il pointe une révolution dans l’art de la guerre, celle d’une technologie qui permet de tenir le soldat à distance du lieu du conflit. Le prix du sang versé pour les démocraties devient trop cher, elles ne voulent plus voir mourir leurs soldats. Le drone rend possible une alternative puisqu’il permet le conflit tout en limitant l’exposition de nos soldats et qu’il viendrait nous assurer d’une « guerre propre » où seules les cibles identifiées sont éliminées. C’est là l’objet de la démonstration du dialogue du début du livre, et plus loin de celle de la propagande de l’armée sur ses opérations. Le drone du XXIème siècle permet l’apparition dans la guerre du calcul éthique comme donnée intégrante de l’ordre de frappe ; non plus à distance comme un facteur exogène mais intégrée comme paramètre de la mission. Désormais les cibles apparaissent sur les écrans et des sources indirectes valident la perception : images satellites, hélicoptère avec ou sans pilote, éléments terrestres, le drone lui même. L’ordre de frappe est donc lié à une intention qui n’a plus à prendre en compte le danger pour sa vie et peut se concentrer entièrement sur sa mission. Tirer ou renoncer, l’échec de la mission résulte aujourd’hui d’éléments qui ne pouvaient entrer en ligne de compte et sont devenus le centre de la réflexion du soldat pilote de drone : qui sont les cibles, combien sont-elles, y a-t-il des civils, quels types d’armes possèdent l’ennemi ? Jusqu’au dernier moment la mission peut être simplement annulée, en acquittant le seul coût financier de la mission. Cette maîtrise du ciel permet certes d’atteindre des objectifs ciblés mais quel en est le coût réel pour les démocraties, s’interroge Chamayou.
Les détracteurs des drones parlent d’un combat asymétrique, l’aseptisation de la guerre devenant le leitmotiv de l’Occident qui derrière ce paravent pourrait commettre tous les crimes. Mais n’est-ce pas plutôt que les conditions de l’engagement de nos armées se sont profondément modifiées ? Que nos opinions publiques ne peuvent plus admettre que nous risquions en des contrées lointaines leurs vies dans des engagements incertains et idéologiquement trop complexes pour en tirer une maxime radicale d’engagement ? Le drone est l’arme du riche, il permet le contrôle et l’exécution de l’action en restant loin du théâtre de l’opération, avec cette réserve qu’il ne peut permettre que des attaques ciblées et non massives. Il est l’arme de l’antiterrorisme et non de la guerre au sens classique. Et ici nous tenons sa contradiction : il est utilisé principalement comme arme de « police » et non de guerre – il est peu engagé dans la confrontation d’Etat à Etat et davantage dans l’opposition de l’Etat à des groupes armés. Sa première apparition sur la frontière entre Israël et la Palestine servira d’abord au contrôle puis à la destruction de cibles passant cette frontière pour commettre des attentats. D’abord doté d’un missile air-sol, il avait un pouvoir de destruction limité à une cible humaine. Aujourd’hui l’armée américaine possède des drones capables de détruire un immeuble, soit une charge de 30 tonnes pour un bâtiment de trois étages. C’est la nature de l’engagement qui change, non celle de la guerre. Le drone ne fait qu’intégrer les nouveaux paramètres de l’Occident. Mais c’est au-delà de ces aspects qu’il faut aller pour saisir l’avenir du drone, non dans les zones de guerres mais dans les zones urbaines. Chamayou voit juste lorsqu’il s’inquiète du retournement du drone de la menace extérieure vers la menace intérieure, lorsqu’il y voit le danger d’un Etat-drone. La miniaturisation, l’autonomie, la discrétion en font un objet qui deviendra primordial pour le renseignement et l’action puisqu’il sera doté d’une caméra et d’un armement incapacitant ou létal. Il permettra de cibler puis de neutraliser un individu à l’intérieur d’une foule. Il est ainsi l’objet de toutes les inquiétudes tant du point de vue des libertés civiles que de celui d’un usage non réglementé et dangereux. Les survols des centrales nucléaires alarment sur les dégâts qu’un drone civil pourrait produire s’il était employé par des individus malveillants.
Chamayou fait retour sur le traumatisme de guerre des pilotes de ces engins en affirmant qu’il ne s’agit que d’un « lieu commun journalistique » posé sans validation clinique. Il prophétise en revanche l’émergence de nouvelles pathologies qui ne seront plus liées aux traumatismes subis mais à ceux qui sont infligés. Le rapport réflexif à sa propre violence serait supprimé chez le « combattant sans combat », le rendant ainsi insensible avant que de se culpabiliser. Mais pour affirmer une telle hypothèse, il faut ignorer notre histoire et ces massacres où le combattant regarde en face ses exactions, les répète et se durcit. On songe ici au livre de Christopher Browning sur le 101ème bataillon de police et la description de l’engendrement de la violence chez des hommes ordinaires.
Chamayou renvoie l’Occident aux blessures de la chair alors que celui-ci vivrait ces guerres lointaines avec au doigt l’équivalent d’un anneau de Gygès. Le drone permet d’avancer et de détruire tout en demeurant invisible et invulnérable. Il use ici d’un procédé efficace mais contestable : convoquer des personnes nominativement, vivre avec elles l’attaque du drone en induisant l’idée que celui-ci tue indistinctement et aveuglement, bien loin de la « propagande » fait autour du drone « propre » par les Etats. L’Occident fait le « rêve de tuer sans crime » affirme Chamayou, le coup de force se trouvant dans le vide législatif qui entoure le drone. L’auteur touche ici un point essentiel. Une réflexion sur le cadre législatif de l’usage des drones ainsi que pour toutes les interventions extérieures des armées, est une nécessité urgente : quel dispositif mais aussi quel tribunal, comment sera-t-il composé… Il y a là un véritable enjeu stratégique en même temps qu’un espace interrogatif sur les libertés. L’ouvrage de Chamayou, s’il n’atteint pas l’objectif d’une compréhension de cette nouvelle forme de guerre et de la réponse qu’elle commande, a la mérite de conduire à la formulation de cette question. Il est peut-être dommage qu’il l’abandonne pour renouer avec l’imaginaire du combat « exposé », seul véritable parce que la guerre ne prendrait sens qu’en mettant la vie en danger.
La thèse de Chamayou glisse de l’analyse du drone vers le politique, si une arme est monstrueuse dans son essence alors elle ne peut advenir que d’un gouvernement lui-même monstrueux. L’auteur évoque cette monstruosité froide des techniques, du métal… en face d’un corps vulnérable et forcément victime. La théorie du drone préfigure un monde aseptisé en apparence mu par « des automates politiques, corps froid d’un monstre froid ». Plus encore le drone est le résultat d’un projet de mutation sociale qui vise au contrôle des populations. Finalement l’analyse du drone ne conduit Chamayou qu’à réitérer le leitmotiv de l’Etat comploteur et assassin des libertés, proposition non dénuée de vérité sans doute, mais qui interdit de penser la façon dont cette forme nouvelle d’engagement correspond précisément une modification de l’art de la guerre et à une situation géostratégique qui ne peut plus être simplement réduite idéologiquement à la lutte d’un Occident criminel et liberticide contre, simultanément, ses propres citoyens et un Orient blessé et humilié.
Thierry Novarese