Denis Kambouchner, Le style de Descartes, 2013, Éditions Manucius, collection « Le Philosophe », lu par Cécile Nail
Par Michel Cardin le 08 mars 2016, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
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Denis Kambouchner, Le style de Descartes.
Ce serait se méprendre, et sur l’objet de ce livre, et sur la question du style en philosophie, que d’aborder cet ouvrage concis mais substantiel de Denis Kambouchner, l’un des meilleurs commentateurs de Descartes, comme le travail d’un spécialiste qui, ayant dit à peu près tout ce qu’il aurait eu à dire sur le fond de la doctrine cartésienne (hypothèse démentie d’ailleurs par ses travaux ultérieurs…), se rabattrait sur la question de la forme.
Le style serait-il tellement l’apanage de la seule littérature qu’on ne saurait s’interroger utilement sur ce qui fait la spécificité, sinon l’exemplarité, de la phrase cartésienne qu’à la condition de l’envisager abstraction faite de sa doctrine ? Dans le propos qui sert d’amorce à la pénétrante étude de D. Kambouchner, Jean Cocteau dit tout à la fois son peu d’intérêt pour les idées de Descartes qu’il juge caduques et son admiration pour la phrase cartésienne, reconnaissable entre toutes selon lui du fait de son architecture proprement idiosyncratique : « Le groupement des mots est à tel point efficace que les philosophes, dont le système du monde est chassé par un autre (et ainsi de suite), ne s’implantent pas dans les mémoires par ce qu’ils ont dit, mais par leur manière de dire. […] Nous savons maintenant que Descartes se trompe et nous le lisons tout de même. C’est donc le verbe qui dure, par une présence qu’il renferme, par une chair qu’il perpétue. Qu’on m’entende bien. Je ne parle pas du verbe dont s’orne une pensée. Je parle d’une architecture de mots si singulière, si robuste, si parfaitement conforme à l’architecte, qu’elle conserve son efficace à travers une traduction » (La Difficulté d’être, cité par D. Kambouchner pp. 11-12).
Intrigué par l’intéressant paradoxe contenu dans cette déclaration de J. Cocteau, d’après laquelle l’obsolescence supposée de la philosophie cartésienne n’a pas pour autant momifié la phrase cartésienne qui devrait alors, assez étonnamment, se voir imputer tout l’intérêt que l’œuvre de Descartes présente pour nous aujourd’hui encore, D. Kambouchner se donne pour tâche d’évaluer ce jugement qui semble renverser les dichotomies ordinaires : là où l’opinion tend à scinder la forme du fond en philosophie en faisant de ce dernier le domaine réservé de celle-ci, par opposition à la littérature, J. Cocteau suggère au contraire que c’est à sa forme ou à son style qu’une philosophie comme celle de Descartes au tout premier chef, doit, non seulement sa singularité, mais encore sa puissance de persuasion et partant sa pérenne actualité. Prenons soin toutefois de nous prémunir d’emblée de tout contresens ici, tant J. Cocteau et plus encore D. Kambouchner sont à mille lieues d’adopter une perspective génétique sur le style, comme si l’étude rigoureuse des procédés d’écriture d’un auteur permettait de rendre compte de l’agencement et surtout de certains principes de sa doctrine. Cette approche a certes été féconde ici ou là, mais elle est aux antipodes de celle de D. Kambouchner dans son ouvrage. On se rappelle par exemple que François Roustang, dans le premier chapitre de son ouvrage … Elle ne le lâche plus, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 33, conclut de son analyse fine et serrée du style de Freud menée tout au long du chapitre VII de la Traumdeutung, qu’il a d’ailleurs retraduit de manière aussi littérale que possible, que « le style ici est créateur de l’objet, c’est-à-dire, que contenant et contenu ne sont plus séparables, sont même interchangeables » (…Elle ne le lâche plus, Chapitre 1, « Du style de Freud »). D’après F. Roustang, Freud érigerait en procédé d’écriture mais aussi de justification la parataxe (un cas particulier de l’asyndète) et surtout ce que F. Roustang appelle la diataxe, une figure de style de l’interprétation en usage dans la pratique analytique mais dont Freud se sert aussi abusivement lorsqu’il s’agit d’élaborer la théorie analytique. Si, à l’origine, c’est-à-dire dans la pratique analytique, la diataxe est une intervention purement conjoncturelle de l’analyste ayant seulement « pour fonction de permettre au discours de l’analysant de se poursuivre et de se construire ou de se défaire » (op. cit.,p. 43), elle devient sous la plume de Freud l’instrument d’une sorte de passage en force théorique : « Ce style diataxique de l’intervention-hypothèse, indispensable à la parataxe associative, rejoint, jusqu’à s’y confondre, le style écrit de Freud qui avance par l’insertion d’un élément qui surprend d’abord, comme la rencontre d’un madrier sur la mer, et qui, dans un second temps, est fondu dans la masse liquide qui progresse » (ibid.). Voilà comment l’étude du style de Freud permet à F. Roustang de mettre en évidence « une démarche qui fait choir la syntaxe en parataxe et s’ouvre par la diataxe » (op. cit., p. 46) - démarche qui, évidemment, expose la doctrine à un fort soupçon de dogmatisme -.
Si l’étude du style freudien par F. Roustang justifie une approche très critique de la théorie analytique qui, pour le dire vite, prendrait racine dans quelques tours de passe-passe stylistique, l’intérêt pour la question du style de Descartes en revanche ne procède en rien de la volonté d’expliquer de manière analogue quelques-unes des thèses axiales de sa doctrine - ce qui est patent dans la remarque de J. Cocteau et plus encore dans l’analyse de D. Kambouchner -. Ni chez l’un ni chez l’autre n’affleure évidemment l’idée que le style cartésien servirait de substitut aux articulations logiques nécessaires à l’élaboration d’une pensée robuste - articulations d’ailleurs si nombreuses et si méticuleuses chez Descartes tout particulièrement qu’on peut dire qu’elles rendent sa « phrase française très identifiable : longue, complexe et puissamment structurée, à laquelle le jeu des propositions causales, concessives et consécutives disposées autour de la principale (par ce qui est assurément une transposition des ressources latines), les cascades de relatives, les constructions parallèles et redoublements confèrent une physionomie qu’on dira d’abord arborescente », note ainsi D. Kambouchner en citant à la page 19 quelques phrases extraites du Discours de la méthode -.
Cela étant posé, D. Kambouchner s’interroge sur la légitimité qu’il y aurait, en premier lieu, à isoler le style de la doctrine à la manière d’abord de l’opinion précédemment évoquée, à la manière ensuite de J. Cocteau comme on l’a vu, ou bien encore, comme le rappelle le passionnant premier chapitre doxographique (« Gloire à l’écrivain ? »), à la façon de ceux qui ont constitué le style cartésien en objet de débat au milieu du XIXème siècle - certains se faisant les thuriféraires de la phrase de Descartes, « ce grand géomètre devenu grand écrivain » selon le mot de l’académicien Désiré Nisard (p. 13) pour qui l’auteur du Discours de la méthode notamment a « porté la langue française à son point de perfection » (p.14), d’autres au contraire, comme Gustave Lanson, s’inquiétant de ce que l’éloge hyperbolique de l’écrivain Descartes fasse oublier son œuvre de mathématicien, de savant et de philosophe au point de prendre le parti opposé, tout aussi excessif sans doute, pour déplorer une phrase « longue, enchevêtrée d’incidentes et de subordonnées, alourdie de relatifs et de conjonctions, qui sent enfin le latin et le collège » (p. 16) -. Cette première interrogation revient à revendiquer le droit pour le philosophe, qui ne serait pas plus démuni en ce domaine que l’historien de la langue, à aborder la question du style de Descartes. Plus précisément, et sans verser bien sûr dans les excès qui accorderaient trop au style en l’investissant d’une puissance indûment créatrice, D. Kambouchner examine la question de savoir si ce n’est pas aller trop vite en besogne que de négliger la question du style en philosophie, pour cette raison que, si, comme le disait Boileau, « ce qui se conçoit clairement se dit aisément », il reste encore à prouver que la question de l’expression est une pure formalité ou que « les mots pour le dire viennent aisément ». En d’autres termes, l’hypothèse mise à l’épreuve tout au long de l’ouvrage est que la manière dont Descartes écrit nous dit quelque chose, plus encore que sur son époque, sur les incontestables bénéfices de sa formation pour autant qu’elle a été judicieusement métabolisée, sur la réflexion qu’il a très précocement menée quant à la communauté des règles que « la lumière naturelle de l’esprit » (Règle I) doit appliquer méthodiquement dans l’invention aussi bien que dans la disposition, sur son projet philosophique enfin ou plus précisément peut-être sur sa conception du rôle du philosophe. Il est grand temps de liquider une fois pour toutes l’exaspérant poncif selon lequel le style de Descartes « sent le latin et le collège » pour, comme J. Cocteau l’avait fait intuitivement, mais d’une manière autrement plus méthodique comme le fait D. Kambouchner, se donner enfin les moyens de reconnaître à Descartes un style véritablement original.
Pour ce faire, l’auteur procède en plusieurs étapes qui, en même temps qu’elles scandent sa progression dans l’analyse du style de Descartes, lui fournissent l’occasion d’écarter, comme autant d’obstacles à sa recherche, quelques idées reçues solidement implantées en dépit des faits (historiques ou textuels). Ainsi D. Kambouchner s’emploie-t-il dans le second chapitre (« Une phrase dans son siècle ») à défaire une première objection, venue de G. Lanson notamment, selon laquelle Descartes n’aurait pas de style à proprement parler tant il se contenterait d’écrire comme les autres auteurs de son siècle (Richelieu, Jean-Louis Guez de Balzac, Gabriel Naudé…) en adoptant ce que G. Lanson appelle la phrase « Louis XIII », soit une phrase « lentement déroulée, solidement étayée, d’une pensée qui travaille à tout mettre en ordre et qui prétend avant tout manifester son enchaînement » (cité p. 20). Ce serait par manque de familiarité avec le style de ses contemporains qu’on imputerait à Descartes un style qui devrait tout à l’époque et n’aurait donc rien de proprement cartésien. Mais, objecte D. Kambouchner, outre le fait que la phrase « Louis XIII » identifiée par G. Lanson relève d’une catégorisation peut-être historiquement discutable (apparue autour de 1620, elle était encore en usage aux alentours de 1680), le fait principal reste que tout le monde n’écrivait pas de la même manière à l’époque et que des phrases au « rythme vif » et beaucoup moins arborescentes concurrencèrent une phrase « Louis XIII » bien moins usitée que ne l’affirme G. Lanson. Sans nier aveuglément l’importance du contexte historique ni non plus les affinités littéraires de Descartes avec certains auteurs de son temps, force est tout de même de constater que, s’il n’est certes pas « le créateur de cette phrase complexe et architectonique » (p. 25), Descartes ne se l’en ait pas moins appropriée en ceci qu’il « la rend plus pleine et sans doute aussi plus lisible, plus habitée et plus équilibrée qu’aucun autre auteur de son temps » (ibid.).
Les trois chapitres suivants, qu’on peut considérer comme analytiquement solidaires, donnent de substantiels arguments pour comprendre, dans un second temps, comment précisément la phrase « Louis XIII » a pu en quelque sorte se « cartésianiser ». Les circonstances historiques de ce que Marc Fumaroli a appelé « l’âge de l’éloquence », qui a vu les élites françaises d’alors « forger une langue adulte, unifiée, policée et différenciée, avec une volonté d’épuration et de codification qui rompait avec l’effervescence linguistique du siècle précédent » (p. 26), ne suffisent pas à comprendre ce qui a rendu la question du style aussi intéressante aux yeux du jeune Descartes, au point qu’il lui a consacré une réflexion approfondie. Cette division tripartite de l’ouvrage montre qu’elle a été rendue possible par trois conditions qui font évidemment système. En premier lieu, pourvu bien sûr qu’on ne caricature pas les considérations de Descartes au début du Discours de la Méthode concernant l’éducation qu’il reçut chez les Jésuites et les irrémissibles désillusions qu’elles auraient suscitées chez lui, force est de considérer « l’éducation littéraire » qui donne son titre au troisième chapitre comme une condition nécessaire mais non suffisante à l’élaboration d’un style proprement cartésien. « Nourri aux lettres dès [son] enfance » tout au long d’un cursus faisant se succéder, entre autres, l’étude de la grammaire d’abord puis celle de la rhétorique et des humanités, Descartes a peut-être contracté alors certaines dispositions pour développer le goût de la poésie, du bien-dire et de la prose rythmée. Est-ce pour autant l’étude des lettres seule qui a permis à Descartes de nouer des affinités électives avec un auteur comme Guez de Balzac dont le style soigné, passé au crible de l’analyse, l’a aidé à mieux comprendre comment cultiver lui aussi la « concordia rerum cum sermone » qu’il loue chez son ami dans son Jugement sur quelques lettres de M. de Balzac, en 1628 ? Certainement pas, puisque, comme il le confie lui-même vers la fin de la « Première Partie » du Discours sur la Méthode, il lui a fallu « sortir de la sujétion de [ses] maîtres » et « quitter entièrement l’étude des lettres » pour « voyager, voir des cours et des armées, fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, [s]’éprouver [lui]-même dans les rencontres que la fortune [lui] proposait » (cité pp. 33-34). Avoir des lettres ne pouvant suffire pour bien écrire, il fallait encore « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui », comme le voulait Montaigne, pour s’ouvrir à de nouveaux horizons et de nouvelles manières de penser.
S’il s’en était tenu là toutefois, Descartes n’eût certainement rien fait d’autre que se constituer un catalogue des manières de penser et de dire, sans que cela l’aide pour autant à découvrir l’art de restituer verbalement les pensées même les plus complexes. Le quatrième chapitre (« La rhétorique inutile ? ») met opportunément en étroite relation la méthode, énoncée dans les Regulae, dansle double but d’exposer d’abord les règles que Descartes s’est assignées en matière d’écriture, en toute cohérence bien sûr avec les grands principes de sa méthode, avec l’idée de nuancer ensuite l’interprétation commune qu’on fait de l’apparent rejet de la rhétorique apprise chez les Jésuites au début du Discours de la Méthode. Si, comme Descartes l’écrit dans la Règle I, « toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure une et la même, si différents que soient les sujets auxquels on l’applique » (cité p. 37), on comprend aisément que « le même esprit sain et persévérant qui, en usant bien de lui-même, doit pouvoir découvrir toutes les vérités qui lui sont utiles, doit aussi, dans le discours, régner non seulement sur l’invention (du sujet, des arguments), mais sur la disposition et sur l’élocution ». L’erreur des Jésuites en somme est d’avoir enseigné la rhétorique comme une discipline autonome, sans voir qu’elle devait faire système avec les autres disciplines pour ne pas tourner mécaniquement à vide. Sans doute est-ce un effort quotidien pour la raison que de mettre de la convenance entre le discours et les choses, mais, observe D. Kambouchner, celle-ci « n’est ni immédiate ni impossible, ni particulièrement aisée, ni particulièrement difficile » (p. 42).
Sans doute alors, et c’est la troisième condition indispensable pour exprimer au plus juste ses pensées qu’envisage le cinquième chapitre (« La culture nécessaire »), « la lumière naturelle de la raison » trouve-t-elle à s’aiguiser et à articuler plus solidement ses idées en se nourrissant de la lecture des bons livres plutôt que de ses seules forces naturelles (les fameuses « premières semences de vérités »). De fait, « ce qu’il y a d’essentiel et de remarquable dans les écrits des meilleurs esprits n’est pas contenu dans telle ou telle formule qu’on pourrait en extraire : cela surgit du corps entier du discours, ex integro corpore orationis ; et ce n’est pas immédiatement, à la première lecture, mais peu à peu, par une lecture fréquente et souvent réitérée que nous l’assimilons sans nous en rendre compte et le convertissons en notre propre sève (in proprium succum), en même temps que quelque chose de leur style passe dans nos propres écrits » (p. 50). Où l’on comprend comment un brillant spécialiste de Descartes peut avoir de profitables idées à défendre en matière d’éducation, étant entendu que ce sont là les deux grands thèmes sur lesquels D. Kambouchner travaille et publie le plus régulièrement.
A ce stade de l’analyse déjà, le titre du livre est justifié : Descartes a cultivé un style qui lui est propre en se fixant des règles qui trouvent leur matrice dans les grands principes de la méthode qu’il a conçue pour guider la raison dans la recherche du vrai, quel que soit l’objet considéré. Du latin et du collège, le style de Descartes n’a quasiment rien gardé, sinon sous une forme métabolisée par ce que ses expériences et sa fréquentation des bons auteurs lui ont permis de découvrir réflexivement. Toutefois, a-t-on tout dit du style de Descartes une fois qu’on a déterminé les modalités de sa genèse et ses principales exigences ? Qu’il faille mettre de la convenance entre ses pensées et ses discours, c’est là après tout en effet un précepte qui peut valoir pour tout un chacun, mais qui, pour le moment, ne justifie pas encore le choix cartésien de la phrase arborescente et complexe, à l’architecture si subtile, qu’on évoquait en commençant. C’est cette question que les sixième et septième chapitres du livre examinent. Le premier mérite de D. Kambouchner dans cette séquence est d’éviter l’écueil de la surinterprétation métaphysique de la phrase cartésienne qui a donné lieu à divers excès sans doute de la part de quelques commentateurs - chaque phrase de Descartes incarnerait par exemple une certaine « vision du monde » (cité p. 56) et ferait « œuvre d’ordonnancement du monde », l’emportant toujours un peu plus sur son chaos et son « obscurité menaçante » -. A cette conception cosmique de la phrase cartésienne et de ses articulations, D. Kambouchner objecte que « ce que la phrase cartésienne compose et ordonne en elle-même (« digère »), ce sont des pensées [plutôt que des « fragments du réel »] », de sorte que, et les propositions concessives fréquentes chez Descartes en sont probablement l’indice, « il ne s’agit pas ici de vaincre la résistance du réel, mais d’intégrer à l’examen de la question dont on s’occupe toutes les considérations pertinentes » (p. 61). L’autre mérite qu’on peut trouver à l’auteur dans ces deux chapitres est de faire sentir, dans le style de Descartes, la « présence » devinée par J. Cocteau d’un homme posé, policé et très soucieux en vérité des devoirs d’un philosophe envers ses lecteurs. Voilà pourquoi, comme l’expose brillamment le septième chapitre (« La grande phrase et ses paradigmes »), Descartes recourt à plusieurs « modèles » ou « paradigmes » de phrase (p. 62 et sq.) qui, quel que soit leur domaine d’application (physique, mathématique, métaphysique, etc…) et quelle que soit leur fonction (analytique, « cinématique » ou « plastique »…), ont pour dénominateur commun de diriger avec probité l’attention du lecteur sans la contraindre. Pour saisir les implications de cette démarche dans laquelle l’écriture donne toute la mesure de l’éthique à laquelle doit s’astreindre, selon Descartes, celui qui a dû embrasser « le métier de faire des livres » de philosophie, rien n’est plus éclairant sans doute que de citer ces lignes de D. Kambouchner : « la saturation des phrases et des textes cartésiens en termes de liaison et en indicateurs de relations logiques ne signifie pas une perte de liberté. Il d’agit d’étais, d’une sorte de quadrillage à partir de quoi la substance significative de chaque phrase peut être mieux appréhendée, autrement dit d’indicateurs pour une réflexion qui seule peut opérer la synthèse requise. La synthèse elle-même n’est jamais préformée - elle reste ouverte. Et le refus notoire de Descartes d’adopter en métaphysique le style synthétique (procédant méticuleusement par définitions, axiomes, postulats, propositions et démonstrations graduées) pour lui préférer l’analyse qui « montre la vraie voie par laquelle la chose a été méthodiquement inventée » s’inscrit dans le respect plus général de la liberté du lecteur, qui devrait se rendre attentif à tout ce que la phrase contient, mais de qui l’on n’obtiendra rien si on l’entraîne sur des chemins trop balisés » (p. 71). A cette condition alors, la phrase cartésienne peut donner lieu pour le lecteur, comme cela a probablement été le cas pour le philosophe pendant la phase de l’invention, à d’authentiques « événements de pensée toujours surprenants » (p. 74).
A ce compte, Descartes incarne vraiment la figure d’un homme à qui rien d’humain n’est étranger, d’abord parce que tout l’intéresse dans les productions de la pensée humaine, ensuite parce qu’il lui importe de mettre efficacement en commun ce qu’il a cru pouvoir y ajouter. Si cette formule qui ramasse en quelques mots l’idéal de l’humanisme est empruntée à Térence, c’est plus du côté de Cicéron qu’il faut chercher des affinités, non pas en matière de doctrine philosophique mais bien plutôt de culture oratoire - moyennant évidemment une transposition de l’art de dire à l’art d’écrire -. Telle est la thèse originale mais séduisante que défend D. Kambouchner dans les deux derniers chapitres (« Et ego sum Cicero » d’abord, « Affleurements » ensuite). Tout, dans ce magistral petit livre de 93 pages, donne à penser que Descartes n’aurait aucunement renié la leçon de Cicéron en matière d’éloquence, après en avoir fait une affaire de style pour les besoins plus contemporains de l’écriture qu’imposait l’époque : comme le théoricien de la culture oratoire, Descartes eût certainement repris à son compte l’idée que « les dispositions naturelles font beaucoup, mais aussi le savoir technique (l’art), et l’exercice ou l’application (exercitatio) », ou bien encore que « c’est une grande erreur d’attendre le succès de l’observation mécanique ou religieuse de règles particulières » (p. 82), ou bien enfin « que tout est affaire de jugement, d’attention et de connaissances », c’est-à-dire « que pour être sûr de persuader, il faut posséder à fond son sujet » et « que tout ce qui appartient à la vie humaine est sa matière » (p. 83).
Parce que la question de l’éducation semble bien souvent constituer un horizon possible de cette passionnante étude du style de Descartes (sauf erreur d’appréciation de notre part, toujours possible pour des raisons quasi-sacerdotales aisées à cerner), on peut d’autant plus regretter, comme l’auteur deux chapitres auparavant, que, étant donné ce qu’on a vu du rôle de la culture selon Descartes d’une part (cinquième chapitre), et, d’autre part, dans la mesure où « lire Descartes, c’est apprendre à suivre ses phrases, entrer dans leurs plis, mesurer toutes leurs modulations » (septième chapitre), « le sacrifice [par la mise à disposition pour les élèves de trop brefs extraits en lieu et place d’œuvres complètes, même brèves], courant en milieu scolaire ou académique, transforme en une petite suite de dogmes ingrats la pensée la plus déliée, réfléchie et délicate » (p. 75). Il est vrai qu’en classe, le gâchis ici déploré est moins souvent l’effet d’un choix que d’une nécessité imposée par des lacunes accumulées en grammaire notamment, enseignement qui précédait celui de la rhétorique et des humanités chez les Jésuites...
Cécile Nail