Béatrice Delaurenti, La contagion des émotions, Classique Garnier 2016, lu par Nicolas Combettes

Béatrice Delaurenti, La contagion des émotions. Compassio, une énigme médiévale, collection Savoirs anciens et médiévaux, Paris, 2016, éditions Classique Garnier (338 pages). Lu par Nicolas Combettes.

Le livre de Béatrice Delaurenti propose une étude de la notion de compassion, envisagée non pas en termes d’invariant culturel, mais comme concept pluriel et objet d’une double énigme, dans un champ encore peu exploré par les historiens, celui des émotions dans l’Occident médiéval des XIII e et XIVe siècles.

Le terme latin de « compassio » appelle en effet deux sens : le premier, courant, renvoie à ce que nous entendons aujourd’hui par empathie ou partage de la douleur d’autrui. Le second, plus technique, engage une compréhension plus large du concept  où se trouvent en jeu des réactions psychiques ou corporelles d’imitation involontaire d’un comportement. L’intérêt de ce second sens de la compassion réside dans sa diffusion énigmatique : produite par la culture savante à l’occasion de la traduction en latin, en 1260, d’un texte attribué à Aristote, les Problemata physica, traduction que prolonge, cinquante ans après, un commentaire de Pietro d’Abano, cette notion est reconnue rapidement dans le monde universitaire européen (ce qui lui vaut de jouer le rôle de « moment fondateur » selon l’auteur), sans pourtant être reprise par la culture scientifique susceptible de relayer cette innovation : la médecine scolastique ou la philosophie naturelle.  Pourquoi cet insuccès ? Première énigme.

La compassion intéresse en outre les interprétations des phénomènes de transmission non maîtrisée des passions : comment une contagion émotionnelle est-elle possible et doit-on pour cela penser une action à distance - voilà la seconde énigme, qui mobilise les savants de cette époque autour non plus du choix d’un mot (sympathie ? compassion ?), mais de réactions psychiques ou corporelles prenant différentes formes.

L’ouvrage s’organise autour de deux parties, qui examinent respectivement : la tradition des Problemata physica, c’est-à-dire les commentaires universitaires du texte pseudo-aristotélicien, et la présence de la compassion dans une culture médiévale élargie à la Théologie et aux traditions médicales principalement.

Retenons d’abord que la notion nouvelle de compassion se décline en quatre espèces, conformément aux indications données dans la section VII des Problemata : ainsi se développent des discours expliquant : 1. La souffrance à distance 2. La contagion du bâillement 3. Le frisson de compassion (provoqué par exemple par un son strident) 4. La transmission des maladies.

Pour le dire autrement : la compassion est d’abord un mouvement de l’âme (vision de la douleur qui se transmet d’une personne à l’ autre : « condolor » en latin) ou  une passion du corps (des gens qui bâillent nous font bâiller) ; mais la compassion peut jouer même en-dehors d’une relation interpersonnelle : le frisson comme réaction à un événement extérieur ne nécessite pas d’imitation mais repose sur la ressemblance entre une perception sensorielle et un mouvement physique. Enfin, les médiévaux parleront encore de « compassion » à propos de la transmission de ces affections corporelles que sont les maladies par le biais du regard, du souffle ou d’un contact physique.

Pour rassembler ces différents aspects, le principal commentateur du texte des Problemata, Pietro d’Abano, dégage trois éléments définitionnels : la compassion est passive, elle est naturelle (en tant qu’elle laisse peu de place à la volonté) et elle suppose une ressemblance ou une concordance de type harmonique des âmes et des corps. Sur ce dernier point, on attendrait peut-être une tentative de mesurer la distance avec la reprise du terme de compassion par les Modernes, Spinoza ou Rousseau  sur un plan anthropologique.

Parcourant les chapitres de la première partie, qui détaillent ces quatre espèces de manière aussi érudite que passionnante, nous apprendrons que les discours explicatifs se rejoignent, derrière la variété des phénomènes étudiés (aux exemples déjà cités on ajoutera des réactions « compassionnelles » telles que la chair de poule ou le saignement du corps en présence de l’assassin…), autour de l’ importance du rôle de l’imagination, même si cette faculté ne fait pas ici l’objet d’un examen systématique. Se fait jour également une préoccupation pour la dimension du « pâtir », essentielle dans l’existence humaine, mais envisagée toujours dans une perspective individuelle, jamais collective.

La seconde partie du livre étudie la notion de compassion en-dehors de cette tradition des Problemata, pour montrer que celle-ci n’a finalement pas fait école. L’innovation conceptuelle que représente le vocable de « compassio », surgi avec la traduction des Problemata, va s’éteindre et c’est la notion de « sympathie » (qui vient aussi d’Aristote) qui connaîtra un grand succès pendant la Renaissance. L’auteur note qu’il y a là un mouvement analogue à celui qu’a connu le concept de « mélancolie ».

Cette enquête conclut-elle à un cloisonnement disciplinaire, en ce sens que la compassion selon la Théologie se résumerait à la douleur psychologique, alors que pour les médecins, elle s’étend aux phénomènes physiques de contagion ? L’auteur refuse un tel bilan : en effet, selon elle, les exemples repris dans les commentaires universitaires ont en fait circulé dans la culture médiévale, indiquant par là un intérêt soutenu pour ce qui mettait en jeu les relations de l’âme et du corps et les mystérieux pouvoirs de l’imagination.

Comment expliquer que les émotions soient contagieuses, au fond ? Le livre s’achève sur l’opposition d’une sorte de théorie « standard » à une interprétation marginale : si la majorité des discours médiévaux insistent sur le rôle de l’imagination, intermédiaire entre l’âme et le corps, il existe une théorie qui affirme la possibilité d’une influence à distance, à la manière de la fascination. Ici, par le pouvoir du regard, la compassion s’explique non plus comme un mécanisme interne à l’âme ou au corps, mais comme un pouvoir s’exerçant sur un autre être. L’imagination n’est plus seulement active à l’égard du corps propre mais des corps extérieurs. A cet égard, cette idée d’une action à distance de l’imagination ouvrirait une porte sur ce qui constituera quelques siècles plus tard une autre énigme : celle de la psychologie des foules.

 

Nicolas Combettes.