Fichant & Roux (dir.), Louis Couturat, Classiques Garnier 2017, lu par Vincent Alain
Par Romain Couderc le 08 juillet 2019, 06:00 - Épistémologie - Lien permanent
Fichant, M., Roux, S., (dir.), Louis Couturat (1869-1914), Mathématiques, langage, philosophie, Paris, Éditions Classiques Garnier, collection Histoire et Philosophie des Sciences, 2017 (363 pages).
« On ne saurait lui (Kant) reprocher de n’avoir pas prévu l’avenir, encore que sur ce point, Leibniz ait vu plus clair et plus loin » écrivit Louis Couturat en 1905 à propos de la philosophie des mathématiques de Kant inaugurant ainsi « un retour à Leibniz » concurrent du « zurück zu Kant » de l’École de Marbourg. De l’œuvre de Louis Couturat, on ne retient, le plus souvent, que la classique et incontournable étude sur la Logique de Leibniz d’après des documents inédits et la thèse d’un Leibniz précurseur de la logique moderne. Pourtant, Louis Couturat n’a jamais voulu être un historien de la philosophie au sens strict, mais bien un philosophe à part entière cherchant à distinguer la vérité des systèmes de leur roman.
Louis Couturat (1868-1914) ne fut rien de moins, rappelons-le, que le successeur de Bergson au Collège de France, le correspondant de Russell et son traducteur, l’introducteur de la logique des relations, un des philosophes les plus importants des sciences et des mathématiques en dialogue avec Poincaré, Frege, Husserl et Peano, un historien majeur de la philosophie leibnizienne dont il édita, après les avoir découverts, les textes logiques, un des plus importants contributeurs de la Revue de Métaphysique et de Moral (RMM), un ardent défenseur et promoteur de l’Ido, langue internationale concurrente de l’Esperanto, un républicain partisan de Dreyfus. Bref, Louis Couturat fut un nouveau Mersenne en correspondance avec les plus importants savants et philosophes, une figure majeure de la philosophie de 1890 à 1914.
Michel Fichant et Sophie Roux réparent cette injuste confidentialité en publiant aux Éditions Classiques Garnier en 2017 les actes d’un important Colloque qui lui fut consacré les 22 et 23 mai 2014 à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm à l’occasion du centenaire de sa mort. Ce fort volume de 363 pages regroupe quatorze articles rédigés par les meilleurs spécialistes auxquels s’ajoutent trois utiles annexes sur le fonds et l’édition des œuvres du philosophe. Cette série d’études a été complétée en 2017 par une édition électronique[1] rendant enfin accessible les principaux textes de Louis Couturat. L’ensemble, l’édition des œuvres et les actes du Colloque, offre donc deux indispensables instruments de travail. Ils dressent non seulement l’état des lieux des connaissances actuelles, mais ouvrent également d’importantes perspectives de recherches. Ces études, appelées à devenir des références incontournables, sont donc d’indispensables synthèses permettant d’entrer dans une philosophie parfois difficile, puisqu’elle porte à la fois sur la logique, les mathématiques et l’histoire de la philosophie moderne. Pourtant, ce volume est bien plus qu’une commémoration, il révèle la fécondité et la richesse d’une pensée qui reste, cent ans après, essentielle non seulement pour l’histoire de la philosophie, mais également pour l’épistémologie, la philosophie des sciences et la métaphysique.
Au travers de ces différents articles, une question fondamentale se dégage : qu’est-ce que le rationalisme ? L’originalité de l’œuvre de Couturat tient alors dans son « adhésion à un rationalisme rigoureux sans concession aux modes nouvelles »[2], comme l’écrivent Michel Fichant et Sophie Roux, c’est-à-dire dans la défense des droits de la raison contre les attaques répétées du psychologisme, du sociologisme, du moralisme et du pragmatisme. Cette position philosophique conséquente conduit Couturat à chercher dans le perfectionnement de la logique et des mathématiques non seulement un instrument d’analyse, mais également une perspective nouvelle permettant de dépasser les antinomies de la métaphysique. Elle le conduit à soutenir la thèse leibnizienne d’une définition analytique de la vérité résumée par la formule praedicatum inest subjecto, tout prédicat est contenu dans le sujet.
Ce volume se divise en trois parties qui correspondent aux trois axes majeurs de cet œuvre : d’une part, la réflexion sur les mathématiques, les sciences et l’épistémologie, d’autre part le travail d’éditeur et d’historien de la philosophie, enfin la réflexion sur le langage et les discussions menées avec ses contemporains, notamment Bergson.
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La première partie porte sur la philosophie des sciences et regroupe cinq études : celle de Dominique Pradelle « Sur l’infini mathématique », celle d’Anne-Françoise Schlaudt sur « La théorie de la mesure », celle d’Anne-Françoise Schmid sur « La notion de critique », celle de Gerhard Heizmann sur le débat avec Poincaré et enfin celle de Sébastien Gandon sur la traduction des Principles de Russell.
Cette réflexion sur les mathématiques est inaugurée par l’article de Dominique Pradelle sur le grand livre de Couturat De l’infini mathématique datant de 1896. Dominique Pradelle y étudie la première philosophie de Couturat qui porte sur la genèse rationnelle des idées mathématiques. Couturat soutient, en effet, que le nombre suppose une intuition de la grandeur. Dès lors, les ensembles de nombres (entiers naturels, entiers relatifs, décimaux, rationnels, réels, complexes) ne renvoient pas simplement à des définitions opératoires, mais bien à une intuition intellectuelle. En ce sens, Couturat s’oppose à la thèse réductionniste du mathématicien allemand Leopold Kronecker (1823-1891) qui réduit l’ensemble des nombres aux seuls entiers. Or, le prix à payer d’une telle fondation de la théorie des nombres est de privilégier une approche opératoire et nominaliste. Par exemple, le nombre complexe se définit par une opération, extraire une racine carrée d’un nombre négatif tel que i2 = -1. Un tel nombre complexe est alors un symbole opératoire. Comme Leibniz avant lui, Couturat se méfie des pensées sourdes (cogitanitiones coecas) et tente de fonder l’idée de nombre dans une intuition de la grandeur non pas arithmétique, mais géométrique. Couturat défend alors l’idée d’une genèse extra-arithmétique des concepts arithmétiques que l’on peut résumer en remarquant que l’idée d’infini renvoie, à la différence de Descartes, avant tout à l’intuition d’une grandeur continue dont le prolongement indéfiniment d’une ligne géométrique est le symbole. Dès lors, pour Couturat, les nouveaux nombres (entiers relatifs, rationnels, irrationnels, réels, complexes) « ne se réduisent pas à de simples notations (…), mais constituent bien des entités numériques idéales dont la fonction est de représenter certaines grandeurs existantes. Ainsi, l’existence de grandeurs « concrètes » est-elle la garantie de la signification des différents concepts de nombres : ce ne sont ni des symboles vides, ni des concepts sans intuition »[3], écrit Dominique Pradelle. L’inspiration de cette thèse est nettement kantienne puisqu’elle rend compte des concepts mathématiques à partir de la grandeur et en les rapportant à leur domaine d’application hors du champ de l’arithmétique pure. Le travail de Couturat ne porte donc pas uniquement sur l’idée d’infini, mais avant tout sur la genèse rationnelle des concepts mathématiques qui doivent s’enraciner dans une intuition rationnelle de nature métaphysique et non mathématique. Dominique Pradelle peut alors proposer un rapprochement très instructif entre la position de Couturat et celle de la phénoménologie, notamment celle d’Adolf Reinach (1883-1917) qui soutient également une intuition philosophique des « essentialités mathématiques fondamentales »[4]. Toutefois, cette première philosophie des mathématiques d’inspiration kantienne est profondément modifiée par la découverte des Principles de Russell qui conduit Couturat à opérer un tournant logiciste. Dès lors, il ne soutient plus l’existence d’un fondement extra-mathématique, mais il reconduit les mathématiques aux définitions rigoureuses de la logique et de la théorie des ensembles.
Les interventions suivantes s’attachent alors à corriger l’image d’un Couturat simple vulgarisateur de la philosophie de Russell et promoteur de la logique des relations. Olivier Schlaudt montre la nouveauté et la fécondité des analyses de Couturat quant à la théorie de la mesure. En effet, Couturat anticipe et critique la théorie représentationnelle de la mesure qui a dominé le XXe siècle. Cette théorie consiste à présenter la mesure comme une correspondance univoque et réciproque entre l’ensemble des nombres et celui des grandeurs. Or, Couturat soutient que la « matière brute ne possède pas, par elle-même, les propriétés qui constituent le nombre »[5]. L’idée de nombre n’est plus alors empirique, mais a priori. Il en va de même de la notion de grandeur qui n’est pas issue de l’expérience, mais qui est une condition de l’expérience. Bref, Couturat développe une conception néo-kantienne de la mesure proche de celle d’Ernst Cassirer. Toutefois, cette approche rencontre une objection : comment une telle structuration de la matière par le nombre et la grandeur est-elle possible ? Olivier Schlaudt soutient, contre toute attente, un pragmatisme de Couturat : « ce n’est pas par la pensée, mais par nos mains que nous imposons une structure au monde »[6], c’est-à-dire par la fabrication et l’usage d’instrument de mesure. Cette position est risquée puisqu’elle va à l’encontre de la critique par Couturat des arguments pragmatistes. Elle conduit néanmoins à réévaluer le sens et la portée de cette critique du pragmatisme
L’article de Anne-François Schmidt s’attache à élucider le sens de la notion de critique et les liens qui unissent la philosophie aux sciences. En effet, si la pensée de Couturat est marquée par l’abandon d’une position kantienne et son adhésion au logicisme de Russell, des permanences se dégagent cependant au sein des deux grandes périodes de sa philosophie. Après sa découverte de Russell, Couturat veut être « pour Leibniz contre Kant ». Anne-François Schmidt étudie alors le sens et les inflexions de cette confrontation de Leibniz et de Kant. En montrant que l’œuvre de Couturat n’est pas un travail d’historien de la philosophie, mais au contraire une tentative pour séparer ce qui relève de la vérité du système (la logique) et du roman (Monadologie), elle dégage alors un invariant de la pensée de Couturat : la critique de la philosophie à partir du progrès des sciences et la fondation des sciences sur des principes philosophiques.
Gerhard Heinzmann reconstruit, pour sa part, le débat entre Couturat et Poincaré sur le statut de l’espace géométrique en crise depuis la découverte des géométries non-euclidiennes. Comme il l’écrit de manière très suggestive « autour de 1900, on assiste à un triple « assassinat » de Kant, commis par Couturat, Poincaré et Hilbert »[7]. Or, si Poincaré s’accorde avec Couturat pour célébrer la « mort »[8] de Kant, ils ne s’accordent pas sur la cause du décès. Pour Couturat ce qui ruine le kantisme, c’est la reconstruction logique de l’analyse, pour Poincaré, c’est la découverte des géométries non-euclidiennes. Or, si Couturat s’accorde à reconnaître avec Poincaré que l’espace géométrique n’est pas l’espace empirique, il refuse pour autant une position conventionnaliste. Gerhard Heinzmann suggère alors que la position de Couturat impose une « révision intellectuelle de l’intuition kantienne » qui poussera Poincaré à préciser sa propre conception de l’espace qui bien que « n’étant pas une donnée intuitive n’en est pas dépourvue de données intuitives »[9].
Cette première partie s’achève alors par le travail de Sébastien Gandon qui étudie la lecture de Russell par Couturat. Outre la correspondance avec Russell, Couturat publie en 1905 Les principes des mathématiques qui se présentent « ni comme une traduction, ni comme une discussion, ni comme un ouvrage original, mais comme une réécriture »[10] des Principles of Mathématics de Russell. Le rapport de Couturat à Russell est ainsi plus complexe qu’il semble au premier abord. Sébastien Gandon s’attache à repérer les principales divergences techniques, logiques et philosophiques. Russell accuse Couturat d’ignorer ses doutes et de rigidifier sa pensée alors que Couturat reproche à Russell de fabriquer artificiellement des antinomies. En effet, Russell, fut confronté en 1902 à un paradoxe alors qu’il avait écrit l’essentiel des Principles : la notion d'ensemble des ensembles qui ne sont pas éléments d’eux-mêmes est contradictoire. Sébastien Gandon peut alors écrire qu’aucun « passage Des Principes de Couturat n’exprime ne serait-ce qu’une légère inquiétude à ce sujet »[11]. Pourtant, la lecture de Couturat n’est pas une simplification, mais une interprétation anti-kantienne qui cherche non seulement à « expulser l’intuition »[12], mais également à définir les mathématiques à partir de la notion d’ordre et non plus à partir de l’idée de grandeur. Or, une telle interprétation s’écarte de la pensée de Russell. La notion d’ordre joue certes « un rôle central dans la théorie des ordinaux, mais elle n’intervient pas de façon essentielle dans les autres branches principales des mathématiques comme l’arithmétique, la théorie de la quantité, la géométrie »[13]. Par sa conception de la division du travail entre philosophie et mathématiques, Couturat se distingue donc de Russell.
Quelles conclusions peut-on tirer de cette première partie ? L’anti-kantisme de Couturat semble devoir être nuancé. Comme l’écrit Gerhard Heinzmann « l’histoire des sciences n’est pas une archéologie empirique, elle doit savoir non seulement identifier un texte, mais reconnaître dans quel langage et dans quel style il a été écrit. »[14] La réflexion de Couturat sur les mathématiques ne peut être simplement présentée comme le passage d’une position kantienne à une position russellienne. Elle reste marquée par son style, son langage et ses préoccupations par Kant. Dans cette perspective, la première philosophie de Couturat apparaît riche de développements et de prolongements, notamment en direction de la phénoménologie.
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La deuxième partie de ce recueil porte sur l’apport de Couturat à l’histoire de philosophie. Celui-ci est majeur bien que Couturat n’ait jamais voulu être à stricto sensu un historien. Il écrit en effet : « j’ai toujours eu peu de goût pour l’histoire, et j’ai en horreur les commentateurs, qui généralement obscurcissent leur auteur »[15]. Par un paradoxe de l’histoire, Couturat s’impose aujourd’hui avant tout comme un historien de premier plan.
Dans son article « Couturat, éditeur et interprète de Leibniz », Michel Fichant reconstruit, puis déconstruit, magistralement l’interprétation de Leibniz. Il rappelle que l’œuvre de Leibniz au début du XXe siècle fit l’objet de trois études majeures : celle de Russell, de Cassirer et de Couturat, en dialogue constant, et qui soutinrent tous trois une forme de panlogisme. Couturat publie en 1901 La logique de Leibniz d’après des documents inédits, puis en 1903 Leibniz, opuscules et documents inédits. Il fait donc un travail d’historien au double sens du terme. Il édite une partie importante de l’œuvre logique de Leibniz encore inconnue et en propose une interprétation. Cet intérêt pour la logique de Leibniz a pour origine un article sur « L’algèbre universel » de Withehead publié en 1899 dans la Revue de Métaphysique et de Morale (RMM). La Caractéristique universelle y est présentée comme l’origine des idées de Boole, de Grassmann. Couturat interprète alors la philosophie leibnizienne comme un panlogisme. « Je me suis efforcé de faire voir que sa logique est le centre ou le foyer de son système »[16] écrit-il à Russell dans une lettre du 30 juin 1900. Alors que la rédaction de la Logique de Leibniz est presque achevée, Couturat se rend à Hanovre en août 1900 et retranscrit un ensemble considérable d’inédits de Leibniz sur la logique. Ce travail d’éditeur ne modifiera pas cependant de manière substantielle sa thèse principale. Couturat soutient en effet que pour Leibniz « toute vérité est analytique »[17] ou selon la formule consacrée praedicatum inest subjecto. Le Principe de raison suffisante prend alors un sens précis et signifie que tout prédicat est contenu dans le sujet dans toute proposition vraie, universelle ou singulière, nécessaire ou contingente. La conséquence de cette thèse est de supprimer la différence entre les vérités contingentes et les vérités nécessaires puisque les premières sont en droit, sinon en fait, déductibles. Une telle lecture, comme le montre Michel Fichant, est une interprétation « forcée et fragile à la fois »[18]. Elle se fonde sur un unique fragment, « Primae veritates »[19], présenté comme « un résumé de l’ensemble de la philosophie de Leibniz »[20] et qui sera publié en janvier 1902 dans la RMM. Elle repose sur une équivoque puisque le terme de logique renvoie à la fois au praedicatum inest subjecto et à la Caractéristique universelle. Michel Fichant développe alors une passionnante étude des discussions suscitées par la thèse de Couturat lors de la séance du 27 février 1902 de la Société française de philosophie. Victor Delbos, notamment, attaque la thèse du panlogisme au moyen de quatre arguments : l’irréductibilité des vérités contingentes et des vérités nécessaires, le refus leibnizien de réduire l’existence à l’inhérence d’un prédicat, l’impossibilité d’ériger le sujet logique en substance et l’affirmation anti-spinoziste de la pluralité des substances. Dès lors, il devient possible de parler d’un dogmatisme de Couturat qui isole et surestime l’importance des textes logiques de Leibniz au détriment des essais sur la dynamique. Michel Fichant montre alors que la thèse selon laquelle la substance ne doit rien à la mécanique soutenue par Couturat s’avère intenable et rappelle que « Leibniz a eu effectivement recours à l’expérimentation et à la discussion des résultats observés »[21]. Si l’interprétation panlogique de Leibniz par Couturat s’avère être un dogmatisme intenable, il n’en reste pas moins que le travail de Couturat sur Leibniz ne saurait s’y réduire. Il demeure à bien des égards novateur. Michel Fichant peut alors conclure que « Couturat a contribué à rendre possible une nouvelle façon de lire Leibniz, et à faire de son étude une chose sérieuse »[22]. Il est donc un moment essentiel de l’histoire de la philosophie leibnizienne en tant celle-ci est inséparable de ses différentes interprétations.
Dans l’étude suivante, Jean-Pascal Anfray compare « Le Leibniz de Couturat et le Leibniz de Russell ». L’un et l’autre soutiennent que la philosophie de Leibniz repose sur la logique. Toutefois, cette interprétation commune cache de profondes divergences. Pour Couturat, la logique de Leibniz désigne avant tout un calcul, une algèbre universelle qui permettrait de réaliser le projet d’une mathesis universalis. La logique renvoie à l’idée d’une Caractéristique universelle, conçue à l’âge de vingt ans, et que Leibniz publia en 1666 sous le titre De arte combinatoria. Ce panlogisme culmine dans la thèse d’un praedicatum inest subjecto, c’est-à-dire d’une définition analytique de la vérité. Russell, quant à lui, sans ignorer l’importance de l’idée d’une « spécieuse générale »[23], voit dans la logique de Leibniz une logique des propositions. La philosophie de Leibniz dépend alors d’une analyse de la forme logique du jugement. La structure de la proposition en sujet, copule, prédicat (S est P) apparaît, aux yeux de Russell, comme un héritage pesant d’Aristote qui a empêché Leibniz de développer une véritable logique des relations de la forme F(x,y). La seconde raison pour laquelle la philosophie de Leibniz se fonde sur la logique, c’est parce qu’elle est un système déductif. Elle repose tout entière sur quelques prémisses fondamentales (cinq). Cette découverte pousse Russell à écrire : « il m’apparaissait que ce système qui semblait fantastique (Monadologie) pouvait se déduire d’un petit nombre de prémisses simples (…). »[24] La pensée de Leibniz semble alors anticiper le travail des Principles of mathematics. Toutefois, Russell ajoute que ces principes sont inconsistants entre eux puisqu’il est contradictoire d’affirmer que S est à la fois un sujet logique différent de ses prédicats et une substance individuelle. Pour Russell, si on maintient la thèse S est P (S étant différent de P) alors on doit renoncer à la pluralité des substances individuelles. On est alors reconduit au monisme spinoziste ou néo-hégélien. Afin de résoudre cette contradiction, Russell considère que Leibniz aurait en fait soutenu deux philosophies, une philosophie exotérique à destination des princes et des princesses compatible avec la morale et la religion de son temps et une philosophie ésotérique aux implications spinozistes inavouables. « Leibniz », écrit-il alors, « tomba dans le spinozisme, chaque fois qu’il s’autorisa à être logique »[25]. À la différence de Russell, Couturat estime qu’il n’y a pas de contradiction à ériger le sujet logique en substance. À ce premier désaccord s’ajoute un second qui apparaît dans la correspondance. Il porte sur la racine de la contingence. Russell estime que toutes les propositions ne sont pas analytiques, donc nécessaires et que les propositions existentielles sont pour Leibniz synthétiques, ce que Couturat rejette absolument. Toute vérité est, à ses yeux, pour Leibniz analytique et la contingence se réduit à l’infinité de l’analyse. La publication par Couturat du fragment « Primae veritates » conduit Russell à adopter la thèse d’une stricte analyticité de la vérité. Russell y voit une incohérence supplémentaire de Leibniz. Jean-Pascal Anfray conclut alors cette étude en rappelant que pour Couturat comme pour Russell la lecture de Leibniz fut décisive. Elle conduit Russell à passer du monisme idéaliste au pluralisme et à développer une logique des relations (F(x,y)) qui bannit la notion de substance. Elle pousse Couturat à rejeter la lecture de Cassirer et à réhabiliter le réalisme leibnizien contre le criticisme.
Elisabeth Schwartz conclut cette deuxième partie en approfondissant la critique de Kant par Couturat. Or, cette critique est-elle bien un rejet du kantisme au nom des progrès des sciences mathématiques et de la nouvelle logique ? Elisabeth Schwartz restitue toute la complexité et la désinvolture de l’interprétation de Couturat à partir des textes de 1904-1905 et non plus simplement à partir du livre de 1896 sur L’infini mathématique. Couturat en voulant « philosopher positivement »[26] et en jugeant de la valeur du criticisme à partir des progrès des mathématiques et de la logique est conduit à trahir Kant. Elisabeth Schwartz montre notamment qu’une telle lecture méconnaît la portée de l’esthétique transcendantale et tend à confondre le transcendantal avec l’a priori. Elle établit alors l’ambiguïté de l’attitude de Couturat qui en adoptant une position anti-kantienne cherche avant tout à s’opposer à l’épistémologie réflexive défendue par Léon Brunschvicg, par la Société française de philosophie et par la RMM. Couturat fait alors de la pensée kantienne une philosophie de la réflexion qui remonte « de la nature des choses aux lois qui les régissent » et qui « demeure une connaissance de l’univers mais au second degré »[27]. La Critique, loin de « ruiner la métaphysique »[28], y « prépare » et y « achemine naturellement »[29]. La rupture avec cette interprétation intellectualiste et réflexive de Kant est ambiguë. Couturat s’oppose à la fois à ce néokantisme et reste en même temps profondément marqué par Kant. Bref, cette critique du kantisme prend la forme d’une autocritique.
Cette deuxième partie permet donc de mesurer la puissance et l’originalité du travail de Couturat en histoire de la philosophie. La thèse du praedicatum inest subjecto a fait date et constitue toujours un jalon essentiel des études leibniziennes. Si elle est désormais en l’état difficilement tenable, il n’en reste pas moins qu’elle a ouvert la voie à de nombreux travaux sur la logique de Leibniz et a ainsi permis de renouveler en profondeur la compréhension de cet auteur.
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La troisième partie replace Couturat au sein de son époque et explore ses relations avec la RMM, le projet de vocabulaire Lalande, le nominalisme d’un Le Roy, le spiritualisme d’un Henri Bergson et le rationalisme français. C’est ainsi un véritable « moment » Couturat, pour reprendre le concept forgé par Frédéric Worms, qui semble se dégager.
Stéphan Soulié retrace l’histoire de la RMM et montre l’importance de la contribution de Couturat dans son article intitulé « Louis Couturat et le réseau intellectuel de la RMM ». Il rappelle que Couturat, ami de jeunesse des fondateurs Xavier Léon et Élie Halevy, fait partie du premier cercle des collaborateurs de la revenue. À ce titre, « il contribue à mettre en œuvre une définition collective et militante de la philosophie, à la fois rationaliste et anti-positiviste »[30]. Il y collabore non seulement par son travail théorique, mais également en cherchant à structurer la communauté philosophique. Organiser consiste alors, comme l’écrit Stéphane Soulié, à « provoquer des opportunités de rencontre, ouvrir des lieux de sociabilités, créer des liens, mais également forger des outils au service de la circulation du savoir et de la régulation de la controverse »[31]. C’est au lycée Condorcet dans la classe d’Alphonse Darlu que se forgent ses premières convictions rationalistes. Stéphane Soulié restitue toute l’importance de ce maître qui « incarnait un rationalisme idéaliste soucieux de défendre les prérogatives de la philosophie face aux disciplines concurrentes, et fidèle à la tradition de Platon à Kant en passant par Descartes, Spinoza et Leibniz. (…) Darlu défendait alors les droits d’une métaphysique rationaliste qui faisait de la pensée logique et critique le fondement de toute action » et déclarait « que nul n’entre ici s’il n’est logicien »[32]. On mesure toute l’importance de l’enseignement de Darlu sur l’itinéraire intellectuel de Couturat. Or, les membres du premier cercle de la RMM, Xavier Léon, Élie Halévy, Léon Brunschvicg, Maximilien Winter sont tous des anciens de la classe de Darlu, tout comme Marcel Proust d’ailleurs. À ce premier groupe viendront s’agréger des condisciples de l’École Normale Supérieure, notamment Célestin Bouglé et Émile Chartier. Couturat sera de 1893 à 1906 l’un des premiers contributeurs de la RMM. Cette participation ne cessera de décliner en raison de son engagement militant en faveur de l’Ido. L’article de Stéphane Soulié retrace les traits saillants de cette histoire, notamment l’organisation de la section « Logique et histoire des sciences » du Congrès international réuni à Paris en 1900 et qui sera suivi de la fondation de la Société française de philosophie. Il rappelle que Couturat critiqua avec Alain l’ouverture de la RMM au spiritualisme et qu’il s’opposa à Bergson dont il refuse la « pseudo-psychologie » qu’il estime n’être « qu’une métaphysique honteuse et rétrograde »[33]. Il montre enfin que Couturat fut un dreyfusard résolu. Le rationalisme de Couturat apparaît alors indissociable de son républicanisme et le conduit à rejeter aussi bien le cléricalisme que le positivisme dont le socialiste matérialiste est à ses yeux une émanation.
Après cette éclairante présentation du rôle et la place de Couturat dans la vie intellectuelle, Sophie Roux pose la question de la collaboration en philosophie. Dans cette perspective, elle étudie les rapports entre Louis Couturat, défenseur d’une langue universelle l’Ido et André Lalande, auteur du Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Elle expose les enjeux d’un tel rapprochement : « comprendre quelles ont été les conceptions de la philosophie, et plus généralement du travail intellectuel, qui ont fait qu’ils se sont dévoués à mettre en place des instruments de collaboration et de communication »[34]. Couturat comme Lalande ont donc travaillé à favoriser l’échange et la collaboration en philosophie. Tous deux développent une réflexion approfondie sur la pensée, le langage et ses limites. Couturat participera activement jusqu’en 1906 à la rédaction des articles du Vocabulaire. Et Lalande intégrera le projet d’une langue artificielle en utilisant dans son dictionnaire les radicaux internes aux langues. Couturat comme Lalande paraissent ainsi penser que le dialogue et la collaboration en philosophie passent par l’établissement d’une langue commune et que l’une des principales causes d’obscurité tient moins à des particularismes historiques, à des idiosyncrasies, qu’à l’usage de langues diverses et confuses. Cependant, le projet du Vocabulaire s’inscrit dans le prolongement de la critique par Lalande des illusions de l’évolutionnisme de Spencer. Ce dernier affirme l’existence d’une loi universelle, commune aux phénomènes physiques, biologiques aussi bien que moraux, conduisant de l’homogène à l’hétérogène, de l’unité à la diversité. Or, Lalande soutient, au contraire, que l’évolution culturelle est une « involution »[35]. Elle tend non pas à la fragmentation, mais à l’unité, à l’universel. Passant alors du descriptif au normatif, le projet du Vocabulaire entend participer à cette « involution » et à travailler « à l’assimilation des esprits »[36], donc à favoriser sur le modèle des sciences un véritable travail collectif. Il s’agit alors de lutter contre « l’anarchie du langage »[37] en tentant de fixer un vocabulaire malgré les objections des bergsoniens qui arguaient qu’il était « contre-productif de définir quoi que ce soit en philosophie » (…) et que « ce serait trahir une sorte d’intuition indécomposable »[38]. Sophie Roux montre, contre toute attente, que l’engagement de Couturat faveur d’une réforme du langage et la promotion de l’Ido comme langue internationale ne fut pas le prolongement direct d’une conception leibnizienne du langage. Le combat en faveur de l’Ido qui l’occupa presque exclusivement à partir de 1907 et jusqu’à sa mort en 1914 n’est donc pas la conséquence directe de ses travaux sur la logique leibnizienne. Certes, Couturat reconnaît que son intérêt pour une langue universelle vient de Leibniz. Toutefois, il pensait que le projet d’une langue philosophique universelle était voué à l‘échec. L’Ido, langue internationale auxiliaire, n’en était donc pas pour lui l’accomplissement. Le projet leibnizien suppose la saisie a priori d’idées d’emblée universelles indépendantes des langues. Par contre, la langue internationale entend « reprendre les radicaux les plus communs des langues naturelles »[39] dont « elle n’est jamais qu’un auxiliaire »[40]. Bref, la langue internationale défendue par Couturat n’est pas la reprise de l’idée leibnizienne de langue universelle. L’Ido n’est pas non plus une langue réservée aux seuls savants, mais bien l’invention d’une langue nouvelle rendant plus facile la communication et permettant le développement « d’un esprit de paix, d’harmonie et de fraternité entre les peuples »[41]. Couturat préférera l’Ido (littéralement fils de) à l’Esperanto en raison de sa plus grande perfection logique. Sophie Roux peut conclure que si Lalande a souhaité réformer la philosophie de l’intérieur d’une langue, Couturat s’est fait, quant à lui, le promoteur de deux langues artificielles : le symbolisme mathématique et l’Ido.
Frédéric De Buzon poursuit l’étude des rapports de Couturat avec les principaux philosophes des années 1900 en étudiant la critique du nominalisme, c’est-à-dire essentiellement de la pensée d’Édouard Le Roy (1870-1954). Or, cette critique vise indirectement Bergson avec qui Le Roy était lié puisque son nominaliste et son conventionnalisme étaient la conséquence de son ralliement à l’intuitionnisme de Bergson. D’ailleurs, il succédera à ce dernier à l’Académie Française. Cette opposition résolue au nominalisme prolonge la lutte contre les quatre grandes erreurs : le psychologisme, le sociologisme, le moralisme, le pragmatisme. Or, qu’est-ce que le nominalisme selon Couturat ? C’est, tout abord, la subordination de la pensée rationnelle au langage qui conduit à confondre la grammaire et la logique et à soutenir l’absurde existence de plusieurs « logiques ». Cette critique du nominalisme renvoie ainsi à l’opposition de Leibniz à Hobbes. Si Leibniz adopte le principe d’économie d’Ockham en refusant de multiplier les êtres sans raison, il rejette cependant la réduction des universaux à de simples noms et par conséquent l’assimilation de la vérité à la volonté arbitraire des hommes. Dès lors, les concepts ne sauraient être créés par l’entendement, ils ont une objectivité, un contenu et une vérité qui ne dépendent pas de leurs expressions. L’opposition de Couturat à Le Roy prolonge la position leibnizienne en refusant l’assimilation des lois et des théories scientifiques à un ordre artificiel créé par le savant et plaqué sur le réel. En effet, Le Roy s’attaque notamment aux notions de fait, de loi et de théorie. Il estime que le fait scientifique est fabriqué, que les lois sont essentiellement quantitatives et qu’elles ne sauraient rendre compte de la qualité et enfin que les théories sont artificielles et simplificatrices. Couturat s’oppose alors vigoureusement à Le Roy en dénonçant des paralogismes, notamment la confusion de la mesure et la grandeur. « À cette tendance nominaliste et conventionnalisme », résume alors Frédéric De Buzon, « Couturat oppose un réalisme des faits en affirmant la réalité des choses extérieures à l’esprit, et l’indépendance de certaines de leurs propriétés »[42]. Couturat dénonce alors la reprise de l’aphorisme de Condillac, « les sciences ne sont que des langues bien faites »[43]. Or, la logique et le rationnel ne se confondent pas. C’est en ce sens que le conventionnalisme de Le Roy est aux yeux de Couturat un nominalisme qui réduit les sciences à un jeu formel. Le conventionnalisme de Le Roy ne fait alors que reprendre pour Couturat la thèse hobbessienne déjà réfutée par Leibniz. Couturat écrit, en effet, « Hobbes soutenait déjà que les vérités mathématiques sont arbitraires (…). À quoi Leibniz répondait : sans doute, les définitions sont arbitraires, mais la vérité de nos pensées n’en dépend pas »[44].
Frédéric Worms retrace, quant à lui, la confrontation de Couturat à la « nouvelle philosophie », c’est-à-dire à Bergson lui-même. L’opposition résolue et irréconciliable éclate dans la Leçon inaugurale que Couturat prononce au Collège de France le 8 décembre 1905 alors qu’il succède à Bergson. Frédéric Worms s’attache à isoler un « moment » Couturat dans le « moment » Bergson en montrant que cette opposition, bien qu’irréductible, doit être nuancée puisqu’elle s’inscrit dans un cadre commun à la fois institutionnel, le Collège de France, et philosophique, un même horizon intellectuel. La querelle porte bien entendu sur les fondements et les limites de la logique. Couturat reproche à Bergson son biologisme qui le conduit à affirmer le primat de l’action sur la connaissance et la réduction de toute théorie de la connaissance à une philosophie du vivant. Bergson répond aux critiques de la leçon de 1905 dans L’évolution créatrice de 1907. Bergson soutient alors une « déduction de la géométrie et de la logique à partir de l’évolution des espèces »[45] qui « semble réduire la raison à l’intelligence »[46]. Il soutient d’autre part un écart irréductible entre la logique humaine et celle de la nature, c’est-à-dire du vivant. La querelle porte moins sur la valeur de la logique et des mathématiques, indispensable à la connaissance de la matière, que sur l’analyse de l’esprit et de son pouvoir. Dès lors, aux yeux de Frédéric Worms, Bergson et Couturat appartiennent au même « moment », malgré leurs divergences irréductibles. Tout en s’affrontant, ils partagent non des thèses, mais des problèmes et des préoccupations communes : ceux de la nature de l’esprit et de ses opérations. Le conflit entre Bergson et Couturat est alors non pas le conflit entre un rationalisme et son contraire, mais entre deux formes du rationalisme.
Pascal Engel conclut ce passionnant et important colloque en replaçant le rationalisme de Couturat au sein de son époque. La revendication du rationalisme n’est en rien originale, elle est même une position commune à de nombreux philosophes français des années 1900, elle est presque une position banale. Or, qu’est-ce que le rationalisme d’un Condorcet, d’un Cournot, d’un Taine, d’un Renouvier ou d’un Brunschvicg ont de commun ? Loin d’être une doctrine unifiée, le rationalisme est divers et pluriel. Or, parmi les définitions du rationalisme à l’époque de Couturat, deux retiennent particulièrement l’attention. D’une part, celle d’un Renouvier, d’inspiration kantienne, qui soutient que la connaissance n’est possible que pour un « esprit qui possède une raison au sens d’un ensemble de principes universels et nécessaires organisant les connaissances empiriques »[47], d’autre part, celui de Brunschvicg, d’inspiration hégélienne, qui voit dans le rationalisme un « effort de compréhension total » et qui se définit non par des thèses et des doctrines toujours provisoires (spinoziste, leibnizienne, etc.) mais qui s’identifie plutôt au « devenir de l’Esprit »[48]. Couturat lie, pour sa part, le rationalisme à la « logique nouvelle » et s’oppose à ses formes dévoyées. Pascal Engel le définit ainsi comme un « rationalisme d’entendement »[49] ou, comme Couturat l’appelle lui-même, un intellectualisme. Ce rationalisme de Couturat repose alors sur trois thèses distinctes : primo, une thèse épistémologique qui soutient qu’une partie de notre connaissance repose sur des connaissances a priori, secundo, une thèse réaliste qui soutient que « la raison peut comprendre la nature des choses et parvenir à un savoir. »[50], c’est-à-dire à une réalité objective indépendante de notre esprit, tertio, une thèse normative qui affirme l’existence de principes universels de la raison qui sont autant de lois de l’esprit. Couturat écrit en ce sens « la logique ne dit pas : « C’est ainsi que l’on pense toujours, ou même le plus souvent » ; elle dit : « C’est ainsi que l’on doit penser, si l’on veut penser normalement et correctement. »[51] Dès lors, « le rationalisme » de Couturat « n’est autre », comme le souligne Pascal Engel, « que l’exercice critique de la raison d’après la logique qui en énonce les normes »[52]. Ce rationalisme est alors un néo-dogmatisme puisqu’il soutient que la raison, en s’appuyant sur la nouvelle logique, peut saisir la nature des choses et ne s’en tient donc pas aux simples phénomènes. Enfin, cet intellectualisme reproche au kantisme d’avoir voulu subordonner le savoir à la foi et la théorique à la pratique. Couturat s’oppose ainsi à un rationalisme de la raison, c’est-à-dire à Renouvier, qui affirme le primat de raison pratique. Estimant l’esprit humain empêtré dans la métaphysique, le rationalisme de la raison limite la raison théorique et étend au contraire dangereusement la raison pratique. Il se confond alors avec un volontarisme déjà critiqué par Leibniz. Couturat s’oppose alors également au « rationalisme mystique »[53] d’un Bergson qui défend les droits d’une l’intuition capable de fusionner avec l’intimité des choses. Il rejette donc l’idée d’un « rationalisme élargi »[54] (Bergson) et il affirme que le rationalisme n’est pas dépassé, mais qu’il est au contraire une idée nouvelle qu’il convient de fonder et de développer.
Cette troisième partie prouve que l’adhésion de Couturat à la nouvelle logique ne le conduit nullement à tomber dans un formalisme vide et à confondre la pensée rationnelle avec une langue, fut-elle bien faite. Les réflexions sur la logique et les mathématiques, tout comme le combat en faveur de l’Ido, montrent au contraire une fine analyse des rapports de la pensée et du langage ainsi que l’irréductibilité de la raison aux catégories linguistiques. Bref, le rationalisme défendu par Couturat est avant tout un réalisme qui ne confond en rien le symbolique et le conceptuel, le logique et le rationnel.
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Il est difficile de résumer, sans les trahir, ces remarquables interventions qui placent le lecteur au cœur même d’une époque, d’une œuvre, d’une philosophie. Ce recueil est en tout point magistral tant par sa méthode que par l’intérêt et l’importance de chacune des différentes contributions. Il est un modèle, notamment de clarté, d’érudition et de rigueur. Il ne peut que faire date et s’imposer comme une référence incontournable.
Il restitue pleinement la richesse de la pensée de Louis Couturat. Comme épistémologue et philosophe des sciences, Couturat se confronte à quelques-uns des problèmes les plus importants : ceux du nombre et la mesure, ceux de la grandeur, de l’espace et de l’infini, ceux de valeur des sciences et de son rapport à la philosophie, ceux du statut des mathématiques et de la logique, ceux enfin de la raison, du langage et du réel. La présence discrète de Couturat au sein des débats contemporains alors s’impose et les actes de ce colloque permettent de mesurer la puissance et la portée de son travail. Couturat est alors davantage que le promoteur de la logique et l’introducteur de Russell en France, il est le nom d’un nœud de questions dont les développements donneront autant de bifurcations. En remontant au « moment » Couturat, nous remontons à l’origine des antinomies et nous nous plaçons au cœur de l’élaboration des problèmes et des thèses devenues classiques et qui structurent toujours notre horizon intellectuel. À travers ses combats, nous saisissons la profonde unité d’une même raison à l’œuvre et nous mesurons l’exigence de probité intellectuelle qu’implique un rationalisme rigoureux.
De ce colloque, on retiendra, également, la discussion de la thèse attribuée à Leibniz d’une définition analytique de la vérité. Leibniz, pour Couturat, est davantage que le précurseur des progrès de la logique moderne, toute sa philosophie repose à ses yeux sur la formule d’un preadicatum inest subjecto qui donne son sens au Grand Principe, celui de raison suffisante. Michel Fichant, tout en montrant qu’une telle interprétation n’est plus tenable en raison des progrès de l’édition des œuvres de Leibniz et des connaissances, rappelle, cependant, l’importance et l’originalité de cette lecture. Elle reste cent ans après incontournable puisqu’elle permet véritablement d’appréhender les nouvelles interprétations de l’auteur des Essais de théodicée et joue le rôle d’une indispensable propédeutique. Michel Fichant énonce alors un principe herméneutique qui doit guider tout travail sérieux en histoire de la philosophie : « comme Léon Brunschvicg a pu dire que « l’histoire de l’Égypte, c’est l’histoire de l’égymptologie », je dirais volontiers que l’histoire de Leibniz, c’est l’histoire de la « leibnizologie », entendant par là la pluralité de ses interprétations historiques (…). »[55]
Enfin, de la lecture des actes de ce colloque se dégage une question essentielle : qu’est-ce que le rationalisme ? Tel est, en définitive, le problème décisif à laquelle chacune de ces quatorze études nous confronte. En lisant ces articles, on saisit sur le vif l’effort d’un homme pour être conséquent, qualité toujours si difficile, et définir une position cohérente. Ce rationalisme de Couturat se fonde sur trois principes issus d’une connaissance de première main d’auteurs majeurs (Platon, Leibniz, Kant) et d’une parfaite maîtrise tant des mathématiques que de la logique. Rappelons ces principes : l’a prioricité épistémologique, le réalisme métaphysique, la normativité logique. Cette position tient donc en une thèse : celle de lien indéfectible du rationalisme et de la logique. Cet impressionnant travail conduit Couturat à rejeter alors quatre impasses : primo celle du psychologisme qui réduit la logique et la raison à la psychologie, secundo celle du sociologisme qui confond les lois logiques et les normes sociales, tertio celle du moralisme ou du volontarisme qui subordonne la raison à la foi, la théorie à la pratique, quarto celle du pragmatisme qui juge de la vérité d’une proposition à partir de ses conséquences pratiques. Ce rationalisme rigoureux et exigeant pousse Couturat à s’opposer vigoureusement aux kantismes dévoyés d’une raison pratique outrepassant toutes limites, aux nominalismes et aux conventionnalismes épistémologiques qui ne font que sauver les phénomènes et à la nouvelle philosophie des bergsonniens qui entend élargir le rationalisme en se fondant sur une intuition directe du réel et de l’absolu. Ce rationalisme peut alors être résumé par une belle citation relevée par Jean-Pascal Anfray.
« Le rationalisme n’est pas un moment transitoire ou un point de vue unilatéral de la philosophie : il est la forme même et la méthode de la philosophie, de cette perennis philosophia que Leibniz voulait fonder sur la vraie logique, et élever, par la puissance des idées claires et des démonstrations rigoureuses en dehors et au-dessus de tous les systèmes et de toutes les sectes »[56].
Alain Vincent (17/09/2018)
[1]COUTURAT, Louis. Logique, mathématiques, langue universelle : Anthologie 1893-1917. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2018.
Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/enseditions/7048
[2]Fichant, M., Roux,S., (dir.), Louis Couturat (1868-1914), Mathématiques, langage, philosophie, Paris, Éditions Classique Garnier, 2017, p. 9
[3]Ibid., p. 29
[4] Ibid., p. 38
[5] Ibid., p. 53
[6] Ibid., p. 58
[7] Ibid., p. 87
[8] Lors du jubilé de Kant, organisé par la Société française de philosophie le 20 mars 1904, « Poincaré en rapporte la boutade : « j’ai entendu mon voici dire à mi-voix : « on voit bien que c’est le centenaire de la mort de Kant. » Op. cit., p. 88.
[9] Fichant, M., Roux,S., (dir.), Louis Couturat (1868-1914), Mathématiques, langage, philosophie, Paris, Éditions Classique Garnier, 2017, p. 9, p. 106
[10] Ibid., p. 109
[11] Ibid., p. 116
[12] Ibid., p. 129
[13]Ibid., p. 118
[14] Ibid., p. 90
[15] Ibid., p. 162.
[16] Ibid., p. 138
[17] Ibid., p. 142.
[18] Ibid., p. 145
[19] Ibid., p. 144
[20] Ibid., p. 144
[21] Ibid., p. 154
[22] Ibid., p. 159
[23] Ibid., p. 165.
[24] Ibid., p. 167
[25] Ibid., p. 171
[26] Ibid., p. 200
[27] Ibid., p. 205
[28] Ibid., p. 205
[29] Ibid., p. 205
[30] Ibid., p. 213
[31] Ibid., p. 214
[32]Ibid., p. 216
[33] Ibid., p. 219
[34] Ibid., p. 232
[35] Ibid., p. 238
[36] Ibid., p. 240
[37] Ibid., p. 241
[38] Ibid., p. 244
[39] Ibid., p. 249
[40] Ibid., p. 249
[41] Ibid., p. 253
[42] Ibid., p. 286
[43] Ibid., p. 286
[44] Ibid., p. 292
[45] Ibid., p. 297
[46] Ibid., p. 297
[47] Ibid., p. 306
[48] Ibid., p. 307
[49] Ibid., p. 311
[50] Ibid., p. 311
[51] Ibid., p. 312
[52] Ibid., p. 312
[53] Ibid., p. 320
[54] Ibid., p. 322
[55] Ibid., p. 158
[56] Ibid., p. 188