Barberousse, Bonnay & Cozic (dir.), Précis de philosophie des sciences, Vuibert 2011, lu par Jonathan Racine
Par Cyril Morana le 09 juillet 2019, 06:00 - Épistémologie - Lien permanent
Barberousse, Bonnay et Cozic (dir.), Précis de philosophie des sciences, Vuibert, 2011.
Anouk Barberousse était déjà l’auteur (en collaboration) d’une utile introduction à la philosophie des sciences au 20ème siècle au format poche (Champs-Flammarion). Il s’agit ici d’un ouvrage bien plus imposant, qui se veut plus qu’un simple manuel d’introduction : les auteurs le conçoivent comme « le chaînon manquant entre l’initiation et la recherche ».
Cette volonté de proposer un ouvrage destiné aussi à des lecteurs déjà familiarisés avec la philosophie des sciences se manifeste dans la structure en deux parties : une première partie d’environ 250 pages propose une philosophie générale des sciences, alors que la seconde partie (presque 400 pages) offre une philosophie des sciences spéciales. Une telle épistémologie ‘régionale’ est généralement absente des manuels d’initiation.
La première partie est de teneur assez classique ; on y trouve les thèmes traditionnels de la réflexion épistémologique : explication, confirmation, causalité, réalisme scientifique et réduction / émergence (chapitres 1 à 4 et chapitre 7). A cela s’ajoutent deux chapitres qui ne portent plus directement sur les produits de l’activité scientifique (théories et modèles), mais sur les aspects diachroniques de celle-ci : le chapitre 5 porte sur le changement scientifique, tandis que le chapitre 6 traite de la confrontation de la philosophie des sciences avec ces disciplines éventuellement concurrentes que sont l’histoire et la sociologie des sciences.
La seconde partie est incontestablement plus originale : alors que l’on a parfois pointé que la philosophie des sciences était trop dépendante du paradigme de la physique, le chapitre portant sur celle-ci (chapitre 10) côtoie des chapitres sur les sciences formelles, logique et mathématiques (chapitre 8 et 9) ; sur cette autre science naturelle qu’est la biologie (chapitre 11) ; sur les sciences sociales et sur les sciences cognitives (chapitres 13 et 15) ; et enfin des chapitres plus inattendus sur la médecine, l’économie et la linguistique (chapitres 12, 14 et 16).
Première partie : philosophie générale des sciences.
Le premier chapitre porte sur l’explication scientifique : il présente le très influent modèle de Hempel et Oppenheim, dit modèle déductif-nomologique, ainsi que les objections qui lui ont été adressées.
Le chapitre 2 aborde le problème de la confrontation des théories scientifiques avec les données de l’expérience, lesquelles sont susceptibles de confirmer ou d’infirmer les théories en question. Ce problème de la confirmation est très proche de celui de l’induction. Le chapitre présente d’abord la théorie de la confirmation de Hempel, puis les théories hypothético-déductives – ou encore théories prédictives (lorsque la théorie fait une prédiction, et que cette prédiction se révèle correcte, la théorie est confirmée). Mais ces deux types de théories ne permettent pas de déterminer le degré de confirmation conféré par telle donnée à telle hypothèse ; or, c’est ce que permet au contraire la théorie bayesienne de la confirmation, qui constitue le cœur de ce chapitre.
Le chapitre 3 traite de la causalité, en commençant par examiner les arguments de Russell en faveur de l’élimination de ce concept. L’analyse déductive-nomologique, qui est présentée ensuite, est l’héritière de la réduction de la causalité aux régularités et aux lois de la nature. Mais les difficultés de cette conception préparent le tournant élaboré par Lewis : l’analyse contrefactuelle de la causalité. Cependant, la condition de dépendance contrefactuelle est peut-être trop faible pour garantir l’existence d’un lien causal. D’où la recherche d’un concept de cause comme processus – conception dont il existe différentes versions. Le chapitre s’achève sur l’examen de la conception probabiliste de la causalité, si importante notamment dans les sciences humaines.
Le chapitre 4 présente le réalisme scientifique, selon lequel la science permettrait de connaître la constitution de la nature, et les objections auxquelles il doit répondre, en particulier celle de la sous-détermination de la théorie par l’expérience (Duhem-Quine) et celle de l’incommensurabilité des concepts (Kuhn et Feyerabend). Outre une prise en compte rapide du cas de la physique quantique, le chapitre accorde une grande place à l’exposé du réalisme structural, selon lequel nous pouvons connaître les relations entre les objets, mais pas leur nature intrinsèque.
La position de Kuhn est également analysée en détail dans le chapitre 5 sur le changement scientifique. En effet, Kuhn remet en question une vision cumulative de la science, considérée comme un accroissement continue de nos connaissances : au contraire, les crises et révolutions seraient au cœur du changement scientifique.
Le chapitre 6, en traitant des relations (conflictuelles !) entre la philosophie des sciences et les science studies (notamment la sociologie des sciences), aborde des questions proches, puisque l’on retrouve le problème du relativisme historique (et social) des théories scientifiques.
Le chapitre 7 rejoint les préoccupations ontologiques et métaphysiques du chapitre 4 en s’intéressant à la question de la réduction et de l’émergence : on peut caractériser la position émergentiste en l’opposant au dualisme et au réductionnisme. Ensuite, le chapitre s’arrête sur la notion de survenance et sa problématisation par Kim. Face aux difficultés de cette notion, le chapitre se conclut par une distinction entre différents types de physicalisme.
Deuxième partie : philosophie des sciences spéciales
Le chapitre 8, « philosophie de la logique », fait le choix de s’arrêter sur « la question du contenu des différentes catégories d’expression du langage ordinaire », question qui se pose de façon particulièrement aiguë dans l’analyse des termes singuliers (noms propres, démonstratifs, descriptions…). Le chapitre commence par un examen de la position de Frege, qui se caractérise par le fait de tenir les descriptions définies pour des termes singuliers authentiques – ce qui induit la division de leur contenu en sens et dénotation. La partie suivante examine la position pour laquelle, si les descriptions définies sont encore tenues pour des termes singuliers, les noms propres n’ont plus rien à voir avec les descriptions (cf. notamment Kripke). Le chapitre se conclut sur la position de Russell, qui propose une analyse éliminative des descriptions définies en tant que termes singuliers.
Le chapitre 9 sur la philosophie des mathématiques cherche à mettre en rapport un questionnement ontologique (de quoi les mathématiques sont-elles l’étude ?) et un questionnement épistémologique (comment les connaissances mathématiques sont-elles possibles). Le débat entre les différents programmes réalistes et anti-réalistes est ainsi articulé aux difficultés épistémologiques de ces différentes positions.
Le court chapitre sur la physique repose sur la sélection des trois questions suivantes : tout d’abord, celle de la nature de l’espace-temps, qui permet de revenir sur le débat Leibniz-Newton, et d’introduire à la théorie de la relativité ; ensuite celle du déterminisme, lequel doit être distingué de la causalité et de la nécessité ; et enfin, celle du sens des probabilités en physique, question qui est traitée à travers l’étude des cas de la mécanique statistique et de la physique quantique.
Le chapitre 11 vise à montrer la diversité des problèmes traités en philosophie de la biologie en se concentrant sur six d’entre eux. Le premier est celui du statut de la théorie de l’évolution : y a-t-il vraiment une théorie de l’évolution, et s’agit-il vraiment d’une théorie ? Et si oui, de quel type (sémantique ou syntaxique) ?
Le deuxième problème est celui posé par le concept d’adaptation : comment définir celle-ci ? La position ‘adaptationniste’ n’est-elle pas ‘panglossienne’, selon la critique de Gould et Lewontin (tout trait biologique serait la preuve que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes biologiques possibles) ? Tout trait biologique doit-il recevoir une explication en termes d’adaptation ?
Le troisième problème concerne le vocabulaire téléologique employée en biologie. Peut-on faire l’économie de la référence aux fonctions – par exemple en remplaçant les énoncés fonctionnels par des énoncés causaux ?
Le quatrième problème est celui des unités de sélection, qui a donné lieu à de vifs débats, notamment suite à la publication du livre de Dawkins, Le gène égoïste, qui affirme que l’unité de sélection pertinente n’est pas l’organisme mais le gène.
Le cinquième problème aborde la question du développement de l’organisme, et de son rapport à la notion d’information : les gènes contiennent-ils toute l’information pertinente au développement de l’organisme ?
Pour finir, ce chapitre aborde le problème du réductionnisme et de la définition du gène : peut-on réduire la biologie macromoléculaire à la biologie moléculaire ?
Le chapitre 12, concernant la philosophie de la médecine, fait partie des chapitres les plus originaux : si la philosophie de la médecine est un domaine florissant de la philosophie contemporaine, son inscription dans le champ de la philosophie des sciences ne va pas totalement de soi. L’auteur remarque ainsi que si les questions épistémologiques sur le statut de la médecine occupent maintenant une place importante, la philosophie de la médecine s’est d’abord développée autour des concepts de santé et de maladie. Une partie importante du chapitre est ainsi consacrée à cette question. Le point suivant traite de la classification des maladies, question étroitement liée à celle de leur explication. Mais pour expliquer la maladie, quels sont les dispositifs de recherche causale dont dispose la médecine ? Le chapitre se termine sur une interrogation concernant la rationalité de la clinique : on passe ici des savoirs généraux sur la maladie à leur application à un cas individuel.
Le chapitre 13, écrit en partie par un auteur renommé (J. Elster), porte sur les sciences sociales, et pourra surprendre le lecteur français par certains de ses partis pris. Que faut-il entendre par sciences sociales ? Aussi bien l’économie, la sociologie, et l’anthropologie, que l’histoire et la psychologie. Le chapitre aborde trois thèmes principaux : le statut des lois en sciences sociales, l’individualisme méthodologique, comparé aux approches holistes, et enfin les hypothèses de rationalité et de motivations intéressées. Concernant le deuxième point, on peut noter que les auteurs incluent dans leur définition même des sciences sociales « la souscription à une forme d’individualisme méthodologique, même amendé, qui met au cœur des sciences sociales la notion de choix » ; concernant le dernier point, on rappellera que J. Elster est l’auteur d’un Traité critique de l’homme économique, qui aborde successivement ces deux questions, celle de la rationalité, et celle de la possibilité d’actions désintéressées.
Le chapitre 14 permet d’approfondir le chapitre précédent, puisqu’il est consacré à une science sociale particulière, à savoir l’économie et surtout sa méthodologie. Le chapitre est divisé en deux grandes parties. La première part de la conception déductive de Mill, et s’intéresse à ses prolongements : dans la mesure où il n’est pas possible d’expérimenter en économie, et qu’il faut se contenter d’observer des phénomènes où de très nombreux facteurs interagissent, il n’est pas possible de raisonner inductivement, et il faut user de raisonnements déductifs. Une des thèses caractéristiques de cette position, et qui n’est pas sans poser problème, est que « les propositions de la théorie économique ne sont vraies qu’hypothétiquement ou abstraitement, ou encore en l’absence de causes perturbatrices, ou enfin ceteris paribus ». Un problème pour le moins important concerne alors la confrontation avec les données expérimentales, qui ne semblent jamais suffisantes pour rejeter les hypothèses fondamentales. La deuxième partie s’intéresse au contraire à un courant inspiré par le néo-positivisme et qui accorde une importance déterminante à la comparaison entre les prédictions et les données empiriques.
Le chapitre 15 porte sur les sciences cognitives, dont on rappelle qu’elles se présentent comme un ensemble de recherches visant à constituer une science de l’esprit. Le premier point porte sur l’hypothèse de Fodor (mais que l’on peut faire remonter à Gall), d’une architecture modulaire de l’esprit : l’esprit serait une collection de facultés spécialisées. L’hypothèse fodorienne est mise en rapport avec l’héritage de Turing : peut-on concevoir l’esprit comme une machine de Turing universelle ? Mais l’idée d’intelligence générale est mise en question par Chomsky : celui-ci critique en effet l’idée selon laquelle le langage s’acquiert grâce à une capacité générale d’apprentissage appliquée à l’environnement. Ce modèle chomskyien permet d’introduire à la question de l’innéisme, puis, de là, peuvent être prises en compte les perspectives neuropsychologiques et évolutionnistes
Le second point de ce chapitre porte sur le cadre théorique générale des sciences cognitive : y sont étudiées différentes formes de fonctionnalisme et l’hypothèse d’un langage de la pensée.
Si le cadre initial des sciences cognitives a été très fortement marqué par le modèle de l’ordinateur, de nouveaux modèles sont apparus, dont le connexionnisme, et plus récemment encore, le ‘dynamicisme’, qui se caractérise par son rejet de tout recours aux représentations interne, par l’importance qu’il accorde à la temporalité, et par son holisme radical. Mais le chapitre se conclut en soulignant l’incomplétude des grands modèles théoriques et en relativisant leur importance.
Le long chapitre 16 n’est pas le moins original : il aborde la philosophie de la linguistique. Il commence par définir la linguistique. Puis, dans un second temps, il considère l’opposition entre la méthodologie structuraliste héritière de Saussure et l’approche générative initiée par Chomsky. Cette partie plutôt historique est suivie d’une partie plus attentive à la méthode, et aux problèmes épistémologiques (comment le linguiste constitue-t-il des données, comment formule-t-il des hypothèses explicatives, comment confirme-t-il ces hypothèses ?). On y discute notamment l’idéal déductif-nomologique forgé par Chomsky. Le quatrième point de ce chapitre concerne la notion d’universel en linguistique, l’un des postulats de l’entreprise générative de Chomsky étant en effet que la grammaire d’une langue doit être complétée par une grammaire universelle.
L’ouvrage correspond bien aux intentions des auteurs : la première partie constitue en elle-même un manuel d’introduction aux problèmes classiques de la philosophie des sciences, dont peut tirer profit même le lecteur déjà familier de ce domaine (alors que le lecteur parfaitement néophyte pourra trouver certains passages ardus). Quant à la seconde, elle permet un véritable approfondissement de ces questions à travers l’examen des problématiques propres à chaque science. La plupart des chapitres offrent des introductions extrêmement utiles sur des questions parfois très techniques.
Cette seconde partie, particulièrement stimulante, peut néanmoins laisser parfois un peu perplexe : il n’est certes pas possible de traiter tous les sujets dans un ‘précis’, mais l’histoire ne méritait-elle pas un chapitre, lorsque l’on connaît la richesse de la réflexion épistémologique dans ce domaine, aussi bien dans la philosophie analytique que continentale ? Par ailleurs, de nombreux chapitres de cette partie ont fait le choix de sélectionner des problèmes. La démarche est tout à fait légitime, surtout lorsqu’il s’agit de proposer une introduction synthétique. Mais certains partis pris posent véritablement question : on pense notamment à la délimitation des sciences sociales en référence à l’individualisme méthodologique et à la notion de choix, dans le chapitre 13 : combien d’œuvres classiques des sciences sociales sont-elles alors totalement exclues de la discussion ?
Jonathan Racine