Alain Corbin, Histoire du silence, Albin Michel 2016. Lu par Alexandre Klein
Par Karim Oukaci le 17 juillet 2020, 06:30 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Alain Corbin, Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours, Albin Michel, mars 2016 (216 pages), lu par Alexandre Klein.
Notre société connectée nous aurait fait perdre le sens du silence. Pire, le flot continu de paroles produit par l’hypermédiatisation nous le ferait désormais craindre. Pourtant, le silence est une source inestimable de vertus tant méditatives et réflexives que jouissives. C’est ce qu’entend nous rappeler l’historien français Alain Corbin dans son nouvel opus. Après avoir étudié les transformations de notre sensibilité aux odeurs, dans son célèbre Le Miasme et la Jonquille (1982), ou plus récemment notre rapport aux arbres ou au temps qu’il fait, ce spécialiste de l’histoire des sensibilités s’attache ici à écrire une histoire de notre relation au silence.
Rappelant que ce dernier n’est pas uniquement absence de bruits, il se propose d’en décrire tant la profonde richesse, que la discrète, mais incontournable présence dans nos existences. Pour ce faire, il en détaille en neuf chapitres les espaces, les usages et les représentations. Des chambres à coucher où il façonne l’intimité entre les êtres, aux forêts et aux déserts qui le magnifient, en passant par la nuit où il se réfugie, le silence est d’abord associé, dans notre imaginaire, à des lieux où il s’offre en majesté. Mais, au-delà du don, le silence est également, rappelle Corbin, l’objet d’apprentissages et de disciplines. À l’écolier, au militaire, au moine ou au courtisan, on demande souvent de se taire. Il faut dire que le silence est aussi une parole, il est porteur de sens. Il est, selon la belle expression de l’historien, cette « langue de l’âme » (p. 105) s’exprimant sur la page blanche comme dans l’œuvre d’art. Langage sans mot, le silence est en outre, et par conséquent, un outil stratégique. Servant les ambitions les plus diverses, il peut signifier l’ennui ou l’indifférence, autant que le mépris ou l’admiration, et trouve ainsi une place de choix au cœur de la conversation et surtout de son art. Véritable instrument tactique permettant d’administrer ses relations aux autres, le silence détermine également les relations à soi. Il est par excellence le temps d’exploration de notre intériorité. C’est pour cette raison, nous rappelle Corbin, qu’il est si présent lorsqu’il est question de sentiment. « Ingrédient essentiel de la profondeur de l’amour » (p. 145), le silence rythme en effet la vie des amants autant qu’il orchestre le désir des âmes. Il assure l’érotisme ou l’abandon de soi, autant qu’il peut sceller la séparation. Car lorsque les amoureux n’ont plus rien à se dire, le silence de l’amour peut se muer en silence de haine. Finalement, comme le souligne l’historien dans son postlude, le silence porte en lui tout le tragique de l’existence humaine, depuis ce silence qui précéda la Création jusqu’à celui qui qualifie, froidement, la mort. Élément essentiel de notre humanité, il pourrait ainsi être, autant que la parole dont il est le revers, ce qui nous définit. Une chose est sûre, c’est lui qui qualifie - au sens même de donner de la qualité - nos existences. C’est ce qu’avaient compris et décrit les Anciens, et c’est ce que nous rappelle Alain Corbin dans ce nouvel ouvrage en nous plongeant dans leur univers sensible.
En historien des émotions, Corbin souhaite en effet, avant tout, nous faire ressentir le passé et ses mentalités, afin de mieux nous le faire comprendre. C’est donc au fil de citations nombreuses que l’historien construit ici, discrètement, comme à tâtons, son propos. Se plaçant dans le sillage des mots d’Hugo, de Gracq, de Maeterlinck, de Saint-Exupéry ou de Proust, mais aussi dans l’ombre des toiles de Magritte, de La Tour, Hopper ou Degas (dont certaines sont reproduites dans un cahier central), Corbin nous plonge délicatement et habilement dans le monde passé du silence en en dressant un portrait vivant et éminemment sensible. Il nous invite ainsi à nous questionner et à repenser le rôle et la place du silence dans nos vies contemporaines hyperconnectées et flottant constamment dans un flux ininterrompu d’informations. Avec la finesse, l’habileté et surtout la sensibilité qui caractérisent son approche, Corbin nous offre davantage qu’un ouvrage d’histoire original et accessible. Il nous adresse une réflexion profonde - et que l’on comprend personnelle - sur le sens de la vie et sur la direction prise par nos sociétés contemporaines.
Alexandre Klein - 11/10/2016