Freud, au cas par cas. Sous la direction de Gilles Ribault, Leuven University Press, 2016, lu par Anna Faivre.

         Gilles Ribault nous présente ici, associé à un collectif qu'il dirige, un recueil d'articles, constituant autant de lectures philosophiques de cas freudiens. Un peu à la manière de Ricoeur, les différents auteurs de cet ouvrage proposeront une analyse épistémologique et historique de textes  directement tirés de la pratique.

Les auteurs de ces articles présentent des profils variés issus de l'univers de la psychanalyse, de la philosophie mais aussi de la littérature. Cette approche pluridisciplinaire, non exclusivement psychanalytique, nourrit une lecture critique. C'est donc l'histoire d'une philosophie relisant la psychanalyse avec ses propres attentes qui se joue, psychanalyse dont on sait combien elle a inspiré les philosophes, toujours néanmoins soucieuse de repenser ses concepts.

         Comme nous le rappelle G. Ribault en introduction, la psychanalyse est aujourd'hui un champ d'études à part, isolé des neurosciences et de la psychologie cognitive, et souffrant cruellement de cet isolement dans le monde anglo-saxon. La philosophie, quoiqu'elle s'en éloigne, contribue à entretenir l'intérêt pour les études psychanalytiques. Elle rejoint dans cet ouvrage la métapsychologie et chaque article se propose d'aborder un problème de doctrine, au travers d'un cas.

         Les cas étudiés figurent parmi les plus célèbres et sont variés; l'hystérie n'y tient pas la seule place. Il s'agit notamment de Dora, dont on connaît l'importance dans l'avancée de l'interprétation des rêves, du petit Hans, qui a largement contribué à l'élucidation du complexe d'Œdipe, de l'homme aux loups et de l'homme aux rats, posant la question du rapport entre les figures animales et des archétypes de la vie libidinale, ou encore du Président Schreber. D'autres articles nous montreront pourquoi, dans son exploration du psychisme humain, Freud fut amené à se pencher sur les mythes, la littérature comme témoins d'un inconscient collectif.

         De l'intérêt épistémologique du cas

         Gilles Ribault s'interroge sur l'intérêt scientifique du cas, en comparaison avec le traité métapsychologique. Ce faisant, il soulève une question d'épistémologie: qu'est-ce qu'une science expérimentale, et à partir de là, qu'est-ce qu'un cas ? Il s'avère qu'un cas peut tout autant infirmer que confirmer une théorie. Ainsi, à travers l'éclaircissement des apports des plus célèbres de ces cas, c'est toute l'aventure de la psychanalyse qui se voit mise au jour, comme thérapie expérimentale, dont l'histoire fut parcourue de rejets et de soubresauts.

         Ces cas, féconds pour la doctrine freudienne, furent aussi des expériences cruciales pour cette thérapie, des moments de redéfinition de sa méthode et de ses concepts opératoires. Loin que les patients de Freud aient toujours offert une illustration de ses théories, ils lui offrirent bien plutôt l'occasion de la préciser.

 

         Au cas par cas

         Le cas Dora, abordé par Beatriz Santos, fut une expérience charnière dans l'œuvre de Freud. Le caractère inachevé de cette cure et son aspect fragmentaire ont renforcé son intérêt. S'articulant autour de deux rêves célèbres, celui de l'incendie et celui du cimetière, le cas Dora comporte une unité d'ordre libidinal. Davantage que dans d'autres cas d'hystérie, Freud doit ici interroger la patiente sur sa sexualité et les manifestations de celle-ci – masturbation, énurésie, bisexualité... Or, son appareil théorique concernant les différents aspects et phases de la libido infantile, parmi lesquels on compte la sensibilité des zones érogènes, la prédisposition polymorphe et le rôle fondateur des souvenirs, n'est pas encore au point. Il est difficile de distinguer dans les troubles de cette patiente ce qui relève du vécu, de l'expérience ou d'une prédisposition psychique à l'hystérie. De plus, le cas Dora fait intervenir des pulsions auxquelles Freud accordait peu d'intérêt, comme la bisexualité. Le schéma œdipien classique manque ici l'attachement de Dora pour Mme K. Enfin, l'interruption de la cure avant son terme complique l'élaboration conceptuelle de ses apports.

         L'étude de la Gradiva, que propose Gilles Ribault ensuite, soulève la périlleuse question du statut de l'amour chez Freud. Dans une doctrine où tout semble avoir un lien avec la sexualité, au point que l'on ait parlé de pansexualisme, où l'énergie libidinale est au cœur de la santé du patient, quelle place existe-t-il pour une forme d'amour qui ne soit pas immédiatement rabattue sur l'éros? La vie affective de l'enfance, en tant qu'elle fait retour, porte des enjeux affectifs autant qu'érotiques. Toutefois, l'auteur insiste sur le fait que l'amour doit être un renouveau davantage qu'un réinvestissement d'anciens désirs sur d'anciens objets. La vie d'une pulsion amoureuse est multiple et l'un de ses ancrages les plus féconds est artistique. La sublimation permet en effet de garder l'aspect sain d'un amour satisfait, tout en contournant les obstacles du principe de réalité et de la fixation sur un objet. Si les conclusions de l'analyse n'amèneront pas à dissocier fondamentalement l'amour de la sexualité, elles le rattacheront toutefois à une énergie vitale, faisant contrepoids aux pulsions de mort et aux tentations narcissiques.

         L'étude du petit Hans, menée par Herman Westerink, en lien avec les apports de Totem et tabou amène l'auteur à se pencher sur le lien entre la religion et la figure paternelle. De fait, ces deux textes ont en commun de traiter du complexe d'Œdipe et de ses figures de substitution: une image de cheval dans le cas du petit Hans et des esprits ou un Dieu dans le totémisme. C'est encore une fois l'occasion d'observer les ramifications multiples de la vie psychique

         Les deux études qui suivent se penchent sur l'agressivité. Philippe Van Haute et Tomas Geyskens se penchent sur la colère en tant qu'expression de la névrose de contrainte. Ils sont soucieux de distinguer la colère, affect passager d'objet changeant, de la haine, plus froide et portée sur un seul objet.

         En se penchant sur l'exemple de l'homme aux rats, ils entendent montrer la particularité de la colère comme affect. L'homme aux rats s'est surpris à souhaiter la mort de son père, suite à des brimades. Les deux auteurs reprochent à Freud de n'avoir pas vu qu'il s'agissait de colère et non de haine. L'objet est ici changeant, l'homme aux rats n'en veut pas qu'à son père mais aussi à un cousin ou à sa fiancée. Sous l'effet d'une névrose de contrainte, il réprime en permanence une colère qui se déplace par un mécanisme de défense, parfois pour se retourner contre soi-même. La disposition du patient à la névrose de contrainte explique bien plus ses troubles que son vécu ou les figures familiales.

         Dans la même lignée, l'étude conjointe de Caïn et d’Œdipe, effectuée par Jens de Vleminck, aborde l'agressivité, à travers des figures masculines ancestrales présentes dans l'imaginaire collectif. C'est sous l'angle de l'agressivité que sont analysés ces grands récits, et dans le souci de la distinguer du champ des pulsions sexuelles.

         Selon Freud, le mythe, comme le conte, sont des manières pour l'enfant de se confronter à ses pulsions sadiques ainsi qu'à ses pulsions de mort. Or l'histoire de Caïn et Abel, contrairement à celle d'Œdipe, est un mythe attestant d'une violence originaire. Le fratricide, décrit de manière concise voire elliptique dans les textes sacrés, serait l'expression d'une pulsion paroxystique, issue d'une montée en puissance de la colère à travers différentes phases s'achevant par l'agression. Cette explosion de colère s'exprimerait de manière épileptique. Si ce mythe a pu avoir une portée universelle, c'est parce qu'il montrait la proximité du normal et du pathologique dans nos pulsions d'agressivité et le penchant de chacun à commettre l'impardonnable.

         L'homme aux loups, abordé par Elissa Marder, porte sur les premières confrontations avec la sexualité dans l'enfance, époque où l'acte sexuel demeure mystérieux, indéfini. L'enfant ne ressent pas encore l'instinct reproductif et pourtant, sa libido est déjà en devenir, d'où le rôle majeur des expériences infantiles dans de nombreux cas. Une réappropriation symbolique de ces premières expériences s'effectue, notamment au travers du monde animal. On sait combien l'importance extrême accordée par Freud à la sexualité infantile fut critiquée. L'investigation freudienne se déploie fréquemment dans le passé, à la recherche de souvenirs vagues, refoulés ou occultés par des souvenirs-écrans et à l'origine des troubles.

         La pathologie de l'homme aux loups repose sur une scène primitive – la vision d'un coït parental répété – ayant provoqué un traumatisme mais aussi une grande incompréhension. Elissa Marder s'interrogera donc sur le rôle des figures animales, comme médiation infantile dans la compréhension de la sexualité humaine, mais aussi comme médiation humanisante dans la constitution d'une sexualité qu'on ne peut rabattre sur un simple instinct animal. Le fantasme, la vie symbolique, le rêve sont autant d'espaces permettant l'interprétation et la formation de la libido.

         En somme, l'étude des cas freudiens et de leurs difficultés permet de penser l'appareil théorique freudien et de le prolonger. L'efficacité thérapeutique doit ici être le guide de cette relecture conceptuelle. Les cas permettent d'élaborer des hypothèses quant au psychisme collectif, mais ils nous ramènent également à la nécessité d'envisager les limites de ce discours, face à des prédispositions individuelles au pathologique. Le thérapeute apprend de ses patients, bien qu'il étudie le pathologique à la lumière d'une normalité déviée.

                                                                                                                                                  Anna Faivre.