Jean-Marc Mandosio, Le Discours de la méthode de Denis Diderot, Editions de l’Eclat, Paris, 2013, lu par Alain Champseix

Jean-Marc Mandosio, Le Discours de la méthode de Denis Diderot, Editions de l’Eclat, Paris, 2013, lu par Alain Champseix

L’auteur part de la critique que Diderot effectua en 1758 du traité d’Helvétius De l’esprit. Le rédacteur de l’Encyclopédie lui reproche son caractère méthodique comme contraire tant à la nature de la science qu’à celui de la philosophie

Jean-Marc Mandosio, Le Discours de la méthode de Denis Diderot, Editions de l’Eclat, Paris, 2013, 143 pages.

L’auteur part de la critique que Diderot effectua en 1758 du traité d’Helvétius De l’esprit. Le rédacteur de l’Encyclopédie lui reproche son caractère méthodique comme contraire tant à la nature de la science qu’à celui de la philosophie. Jean-Marc Mandosio rappellera, cependant, que le philosophe ne fait pas pour autant l’éloge d’une spontanéité débridée. Bien au contraire, il insistera, comme on le voit p. 18 et suiv., sur le caractère apparent, étudié et finalement artificiel de ce qui se fait passer pour spontanéité. Nous ajouterions volontiers que la médiation du langage exclut inévitablement toute conception naïve du spontané. Il nous invite plutôt à réfléchir : que peut bien être une méthode paradoxale qui vise à libérer l’esprit humain de la notion même de méthode ? Dans un premier temps, il envisage comme une anti-méthode. Ensuite, il oppose le caractère organique de la connaissance à l’idée même de méthode avant de voir en celle-ci une valeur principalement négative. Enfin, le concept de création (poiesis) permettra de dépasser toute prétention à la méthodologie.

 

I/ De l’esprit de méthode et de la nécessité d’une anti-méthode

 

Toute méthode a pour objectif d’éviter la dispersion de l’intelligence et vise donc, par là-même, la construction d’un système. Or Diderot considère qu’une telle perspective conduit à tourner le dos à la vérité, que l’on parte à sa découverte ou que l’on se fixe pour tâche de l’enseigner. En effet, on ne peut se mettre en marche sans se libérer des préjugés et faire comme si la raison était directement opérationnelle. La maïeutique convient mieux car elle permet de préparer l’esprit et le conduit à chercher par lui-même. Diderot ne cache pas son affiliation à Socrate. Le chemin est à faire, il n’est pas tracé à l’avance sur un plan quelconque.

 

II/ Des principes de l’enchaînement des connaissances, et de cet enchaînement, qui est l’encyclopédie

 

            L’auteur montre, cependant, qu’un tel rejet de la méthode est inséparable de ce que l’on pourrait appeler le rationalisme de Diderot. En aucun cas son « antiméthodisme » ne peut être confondu avec un quelconque irrationalisme. Bien au contraire, comme l’explique avec précision Jean-Marc Mandosio, le rejet de la métaphysique traditionnelle, ce système du réel auquel toute méthode ramène, s’effectue au nom même de la raison et, par conséquent, de la métaphysique. Diderot revendique ce dernier terme : dans l’Encyclopédie, celle-ci, définie comme « la science de la raison des choses », désigne, par exemple, ce qui rend compte des opérations d’ « un peintre, (d’)un poète, (d’)un musicien, (d’)un géomètre ». Si l’on veut rendre raison ou parvenir à la métaphysique de telle ou telle classe de phénomènes, il convient de renoncer à la généralité de la notion d’être et à l’idée d’un système de la nature. À cette condition et à cette condition seulement, il est possible de ne pas se payer de mots. Dans la foulée, peut-on dire, on comprend que le scepticisme ou, à l’inverse, le théisme et le déisme deviennent inutiles. Il ne reste plus que l’athéisme et la matière.

            Dans cette perspective, on admettra assez facilement que, les phénomènes étant liés les uns aux autres, la connaissance de l’un supposant la connaissance de l’autre, la nature est une alors même que l’on ne peut s’en faire une idée générale. Il n’y pas lieu, aussi, dans de telles conditions, de poser d’emblée une séparation entre l’animé et l’inanimé : le vivant n’est pas nécessairement mécanique et une machine (du moins dans le processus de sa conception et de son invention) autre chose qu’un organisme. On passe ainsi de l’unité de la nature à sa continuité. Alors qu’il y a une parenté entre méthode et mécanisme – n’y aurait-il pas comme un point de départ commun à Diderot et Bergson ? – il y a une parenté entre connaissance encyclopédique et organisme, non que l’Encyclopédie, à l’instar de ce qu’elle sera chez Hegel, soit également le système de la nature, car celle-ci dépasse toujours ce que le tour des connaissances humaines à un moment donné peut en dire mais, plus simplement, parce que les renvois permettent de corriger la linéarité et l’arbitraire de l’ordre alphabétique d’une part et, d’autre part, empêchent qu’il n’y ait qu’une seule lecture et qu’une seule pensée. L’Encyclopédie n’est pas un système et n’a pas d’ancrage métaphysique au sens classique du terme.

 

III/ De l’insuffisance de la méthode pour chercher la vérité dans les sciences

 

            Encore faut-il s’entendre sur la notion de rationalisme. L’auteur donne trois précisions décisives dans ce chapitre.

1)    Dans les Pensées sur l’interprétation de la nature, Diderot insiste : le spéculatif et l’expérimental ne doivent pas être séparés au moins pour éviter cette division du travail, difficilement évitable cependant, qui fait que « les uns ont, ce me semble, beaucoup d’instruments et peu d’idées ; les autres ont beaucoup d’idées et n’ont point d’instruments. » Seulement, c’est l’expérimental qui doit primer car c’est ce qui se passe dans la nature et non ce qui se passe dans la tête qui importe.

2)    Une méthode expérimentale peut et doit donc être envisagée. Il convient d’observer bien sûr mais, aussi, de dépasser l’observation par la réflexion qui, grâce à des hypothèses et des analogies, compose avant de se retourner vers l’expérience pour vérifier ou se corriger.

3)    Malgré tout, Diderot n’est pas Claude Bernard non parce qu’il appartiendrait à un autre univers de connaissances mais parce qu’il s’agit, pour lui, d’ouvrir l’esprit à la philosophie expérimentale non de figer celle-ci en des règles définitives. Or cette même philosophie n’a de sens que si l’on tient compte du rôle du pressentiment, du plaisir ou du génie, autant de qualités qui n’existent pas chez tous mais qui ont la nature pour fondement : ils résultent de certaines configurations de la matière, de certaines fibres qui, certes, peuvent être cultivées. Autrement dit, alors que la méthode exclut l’inconscient, la science le suppose. Le génie ne suffit pas – il faudra, tout de même, dans le dernier chapitre distinguer le philosophe du poète – mais rien ne remplace l’enthousiasme. Le travail n’est pas premier mais second.

 

IV/ Du sujet de la connaissance, et des rapports entre philosophie, poésie et mystification

 

            Jean-Marc Mandosio signale cependant une conséquence quasi inévitable d’une telle ligne de pensée : « la philosophie programme sa propre disparition » et sa supplantation par les sciences et techniques particulières. Diderot en est parfaitement conscient mais il réfléchit à sa situation, celle de celui qui sait des choses mais aucune à fond. Il n’est le spécialiste de rien. Selon lui, tel est le philosophe : moins sérieux, plus fou que le scientifique en un sens mais tout autant nécessaire car son désir est d’avoir des vues d’ensemble quitte à se tromper. Ainsi passera-t-il d’un dogmatisme à l’autre selon une dialectique qui serait plus marxiste qu’hégélienne car l’esprit n’intègre pas ses phases antérieures pour progresser et s’affirmer, s’affirmer en progressant : une théorie, vraie jusqu’à un certain point, s’avère dépassée le moment venu.

            Faut-il en conclure que le philosophe est condamné à la marginalité, notamment par rapport aux sciences ? Ne sera-t-il que la mouche du coche ? Mais il n’est jamais qu’un produit de la nature laquelle est toujours changeante, la matière ne cessant de former des combinaisons nouvelles, des êtres singuliers qui supposent tous les autres. Il n’est donc pas un modèle mais l’exemple vivant donné aux hommes de la liberté joyeuse, innocente et poiétique de la nature. Il ne la décrit pas et ne peut  prétendre la connaître, il l’imite. Ses mystifications mêmes (l’auteur du Discours de la méthode de Denis Diderot s’est référé à La Religieuse ainsi qu’au Neveu de Rameau au cours de son ouvrage) peuvent ramener à la raison ceux qui croient qu’une science peut méthodiquement toucher au fond des choses. L’homme doit se libérer d’un certain esprit de sérieux – à distinguer du sérieux - pour connaître le bonheur de la vérité – et c’est être dans le vérité qu’être certain de n’en avoir jamais fini avec elle. C’est la méthode et non l’erreur qui éloigne d’elle au plus haut point.

 

Conclusion

 

            Il faudrait, pour être plus complet et honnête, évoquer la grande diversité des sujets abordés par l’auteur que nous n’avons pas approchés ou que nous avons à peine signalés. Citons-en quelques uns : le paradoxe, l’heuristique, les rapports entre physique et mathématiques, entre matière, vie et pensée, l’importance et le sens des différents plaisirs, la manière d’écrire de Diderot, la question des jeux et du hasard, le combat pour les Lumières, la fabrication artisanale, la fiction, la rêverie, la conversation avec soi-même et, même, une recette de cuisine et la pataphysique d’Alfred Jarry. Il ne s’agit pas seulement d’un travail sur Diderot mais d’un ouvrage diderotien à bien des égards. Nous sommes bien au-delà d’un simple mémoire de maîtrise bien qu’il fût initialement cela, universitairement parlant. Nous avons seulement voulu considérer les tenants et aboutissants ainsi que la mise en perspective de la question de la méthode.

            Nous avouerons, cependant, une légère déception. En raison du titre, on aurait pu s’attendre à une confrontation avec Descartes plutôt qu’avec Helvétius. Celui-là montre, en effet, que, sans méthode, c’est-à-dire l’ordre que suppose l’entendement de par sa nature, la pensée ne produit aucune intelligibilité, le « partage » par tous du « bon sens » s’avère inutile et il est impossible « de marcher avec assurance en cette vie ». On ne saurait reprocher à Descartes « une méthode d’appareil ». Si, par ailleurs, on souhaite défendre et illustrer le matérialisme – ce que Jean-Marc Mandosio fait de façon excellente, nous semble-t-il - comment ne pas tenir compte des conséquences de la méthode d’après Descartes : la mise en lumière de l’essence de l’esprit d’une part et de celle de l’étendue de l’autre ? Il est vrai que l’initiateur de l’Encyclopédie raille la théorie des tourbillons (p. 14 de cet ouvrage) mais, philosophiquement, il conviendrait de cerner à quoi elle correspond. On peut se reporter, à ce propos, au Lire Descartes de Pierre Guenancia (cf. pp. 64-68, Folio-Essais) : l’auteur du Monde ou du Traité de l’Homme est certes loin du scepticisme mais, tout autant, du dogmatisme.

 

 

Alain Champseix