Laurent Jaffro, Le Miroir de la sympathie. Adam Smith et le sentimentalisme, Vrin, 2024

Laurent Jaffro, Le Miroir de la sympathie. Adam Smith et le sentimentalisme, collection Problèmes de la raison, Vrin, 2024 (290 pages).

Laurent Jaffro, professeur de philosophie morale à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, vient de publier un livre sur la systématicité et sur la méthode d'Adam Smith à propos du problème de l'évaluation morale, tel qu'il le traite en particulier dans La Théorie des sentiments moraux.

Il a accordé un entretien à Jeanne Szpirglas.

Laurent Jaffro - Le sentimentalisme d’Adam Smith (youtube.com)

 

 

 

Jeanne Szpirglas - Laurent Jaffro, merci beaucoup de nous recevoir. Vous êtes professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne depuis 2009, spécialiste de la philosophie morale de langue anglaise, en particulier du XVIIIème. Vous avez notamment travaillé sur Shaftesbury, mais aussi sur Francis Hutcheson, Hume, Reid et très récemment sur Adam Smith, sur lequel porte votre dernier livre. Vous êtes directeur de La Revue de métaphysique et de morale. Vous coordonnez le projet Humour, titre intriguant dont on se demande s’il renvoie aux théories de l’humour très présentes et révélatrices philosophiquement dans la pensée anglaise, également le projet REACT, soutenu par l’ARN. Peut-être pouvez-vous pour commencer nous dire quelques mots de ces deux projets ?

Laurent Jaffro - Merci de cette présentation. D’abord, je vais rectifier un point sur La Revue de métaphysique et de morale. C’est une entreprise collective : nous sommes quatre, avec Denis Kambouchner Raphaële Andrault et Jean-Pascal Anfray, à nous occuper de cette revue. J’en suis venu à Adam Smith et à La Théorie des sentiments moraux dans ce livre, parce que j’avais abordé la question dans un livre précédent La Couleur du goût. Psychologie et esthétique au siècle de Hume (Vrin, 2019). Il y était déjà question des théories esthétiques et artistiques de Smith. Mais je n’avais pas mobilisé La Théorie des sentiments moraux. Ce livre sur Smith est une sorte de prolongement du premier. C’est d’ailleurs complètement en phase avec d’autres préoccupations, dont celles auxquelles vous avez fait allusion à propos de certaines attitudes ou émotions dites réactives, comme la colère, la gratitude, l’amour, etc. (il y a une liste qu’on trouve dans l’article de 1962 de Peter Strawson, « Freedom and Resentment »). C’est cela qui fait le lien entre mes deux sujets. Adam Smith a inauguré une méthode qui consiste à porter l’attention sur les réactions sentimentales ou émotives pour rendre compte de l’évaluation, y compris de notre sens de la responsabilité. Cette méthode, je l’étudie dans le livre sur Smith. Par ailleurs, avec des collègues, nous l’avons mobilisée à propos d’objets dans une perspective non historique, dans le cadre du programme REACT sur les réactions devant l’injustice ; et nous nous sommes en particulier intéressés à la question de la punition, à la question du pardon et notamment des attitudes à l’égard des personnes dans l’addiction. C’est une chose qui s’est terminée, et qui donne lieu à plusieurs publications, notamment sur les peines et sur le pardon. Une suite de ce programme porte sur l’humour – ce qui est une vieille histoire : déjà dans La Poétique d’Aristote il est question du rire comme d'une réaction qui sanctionne des fautes mineures, légères. Il y a un rapport entre toutes ces réactions devant l’injustice, telles que la colère évidemment, la punition, mais aussi l’humour. Peut-être que l’humour peut être vu comme une sorte de punition ou quelque chose qui remplace la punition. Ce sont donc toujours les mêmes questions qui sont l’objet de ces recherches.

Jeanne Szpirglas - Peut-être peut-on revenir sur votre itinéraire, pour que vous nous le retraciez. Vous l’avez fait déjà un peu. Peut-être peut-on remonter encore plus loin. Qu’est-ce qui vous a conduit vers Shaftesbury, un philosophe assez peu lu, je suppose, même encore aujourd’hui ? Comment avez-vous cheminé vers lui ?

Laurent Jaffro - Il y a des rencontres et un peu de hasard. Initialement, j’avais fait ma maîtrise avec Pierre Aubenque sur la morale d’Aristote et ses présupposés biologiques. Je n’ai pas poursuivi sur Aristote, parce que je n’avais pas les compétences linguistiques et philologiques requises pour faire une thèse. Mais c’est la philosophie ancienne qui m’intéressait. J’ai donc été très frappé quand je suis tombé par hasard sur Shaftesbury en bibliothèque : la présence de la philosophie grecque et romaine dans Shaftesbury, pas seulement les Stoïciens, mais aussi Xénophon, enfin nombre de choses, tout cela a été ma première motivation. J’ai fait une thèse sur Shaftesbury, parce pour moi c’était une façon de continuer à faire l’histoire de la philosophie ancienne à travers sa réception. Tel était mon premier motif. Mais par ce moyen j’ai découvert la question du sentimentalisme, puisque Shaftesbury est rangé dans l’histoire du sentimentalisme. Je me suis aperçu que c’était beaucoup plus compliqué, puisqu’à certains égards, il était rationaliste autant que sentimentaliste : l’opposition entre les deux devait être nuancée. Voilà comment cela a commencé. Au début, j’ai trouvé que l’étiquette sentimentalisme était peu adéquate pour décrire mon objet, Shaftesbury, dans une perspective d’histoire de la philosophie. Ensuite, quand j’ai vu l’ampleur du mouvement sentimentaliste avec Hutcheson, Hume, Adam Smith, d’autres auteurs encore, et son renouveau constant, ainsi que le fait que le sentimentalisme a fourni une méthode qu’on retrouve dans les sciences sociales aujourd’hui, j’ai découvert quelque chose que j’ignorais complètement, la fécondité du sentimentalisme comme approche - qui est devenue mon objet principal.

Jeanne Szpirglas – Faites-vous des théories du sens moral un cas particulier du sentimentalisme ?

Laurent Jaffro - L’idée de sens moral, c’est en gros l’idée selon laquelle on a une disposition à évaluer les attitudes et les actions d’un point de vue moral sans passer par la médiation d’un raisonnement qui considèrerait les conséquences ou l’utilité. Il s’agit de l’idée que nos évaluations reposent sur des réactions immédiates - réactions qui peuvent être affectives. Il y a donc des théories du sens moral qui sont proprement sentimentalistes, parce que ce sont des réactions affectives. Cependant, le sentimentalisme va au-delà. Avec Hume et Adam Smith, il jette le soupçon sur ce que l’idée de sens moral conserve de l’idée d’une faculté spécialisée - ce que les auteurs véritablement sentimentalistes comme Hume et Smith rejettent. Pour eux, il y a plusieurs sentiments ou plusieurs émotions qui ont cette fonction dans l’évaluation morale, et qu’au fond dissimule l’étiquette sens moral. Aussi faut-il remplacer le sens moral par ces émotions-là, ces sentiments.

Jeanne Szpirglas - Peut-on dire que Hume et Smith, qui eurent tous deux Hutcheson pour professeur, substituent au sens moral dont il parlait quelque chose comme une genèse des sentiments ?

Laurent Jaffro - C’est tout à fait juste. Hutcheson est leur interlocuteur commun. Là où Hutcheson posait l’existence d’une faculté, voire des facultés et des sens, eux s’intéressent à des processus psychologiques qui mobilisent les sentiments, les émotions, l’imagination, puis d’autres choses comme la sympathie, que Hume et Smith n’entendent pas exactement de la même façon. Hume et Smith substituent à l’idée d’une faculté toute constituée une explication psychologique qui en détaille davantage les mécanismes. Cela dit, ce que ces auteurs conservent de Hutcheson à mon sens, c’est l’idée qu’il y a quelque chose de contingent, c’est-à-dire de non-nécessaire, dans notre constitution psychologique : nous sommes faits d’une certaine manière ; et, dans cette certaine manière d’être fait, il y a effectivement cette disposition qui est le sens moral. L’approche psychologique, naturaliste en fait, est commune à ces auteurs.

Jeanne Szpirglas - Quand vous parlez de sentimentalisme radical chez Smith, que faut-il entendre par radicalité ?

Laurent Jaffro - La radicalité ici tient au fait que le rôle du raisonnement est vraiment minorisé. Certes, tout ne repose pas sur des processus émotionnels. Il y a des ressources cognitives mobilisées, selon Smith, dans l’évaluation morale, notamment la capacité qu’on a à se représenter la situation des autres - capacité liée à celle de l’imagination ; et c’est manifestement une ressource cognitive que d’arriver à avoir une idée assez fine de la situation des autres. Si donc ce n’est pas purement émotionnel, ce qui est radical chez lui, c’est qu’il suffit de consulter la manière dont on réagit émotionnellement, dans des circonstances où l’on est correctement ou suffisamment informé, pour rendre compte de l’évaluation, sans s’appuyer sur le raisonnement. On aurait pu imaginer - c’est ce qu’ont fait certains lecteurs de Smith encore récemment - qu’il y avait un calcul des conséquences qui pouvait jouer un rôle dans La Théorie des sentiments moraux. Quand on y regarde de près, on s’aperçoit que ce n’est pas le cas. Ce qui est proprement ou radicalement sentimentaliste, c’est par conséquent l’idée que, dans leur immédiateté, les sentiments nous dispensent de raisonner.

Jeanne Szpirglas - Il y a là une double question. D’abord, n’y a-t-il pas une continuité de l’affect à la raison ? La raison n’est-elle pas en définitive comme le résultat d’un processus initialement affectif ?

Laurent Jaffro - Vous avez tout à fait raison. En réalité, il faut revenir aux termes du problème. Si je parle de sentimentalisme radical, c’est pour l’opposer à une doctrine qui ferait jouer au raisonnement un rôle premier, et qu’on pourrait qualifier de rationalisme tout simplement. La critique du rationalisme par le sentimentalisme vaut pour autant qu’on présente la raison comme un canal complètement indépendant des sentiments. Cela suppose une idée de la raison et une idée des sentiments sans doute simplistes. L’idée de la raison comme coupée des sentiments et l’idée du sentiment comme n’ayant aucun contenu cognitif, voilà ce qu’il faudrait critiquer. Et c’est ce que font ces auteurs. C’est ce qu’avait fait Hume. C’est ce que fait Adam Smith peut-être de manière moins explicite. On peut donc dire que ce qu’on appelle raison est un ensemble de processus qui reposent sur des sentiments et qu’au fond l’opposition n’est pas si profonde.

Jeanne Szpirglas – S’il peut y avoir continuité du sentiment à la raison, cela veut-il dire qu’il y a moins d’immédiateté dans les sentiments qu’on ne le croit, et que le sentiment est à la fois spontané et le résultat de la médiation des affects antérieurs par exemple ?

Laurent Jaffro – Oui, il est le résultat de la médiation des affects antérieurs, mais aussi de la comparaison interpersonnelle, de l’imagination. Tous ces processus peuvent s’analyser ; derrière cette apparente immédiateté, il y a des circuits plus complexes qu’on peut analyser. L’immédiateté elle-même peut être mise en cause en ce sens : elle est l’immédiateté d’une constitution psychologique qui fait qu’on a ce type de réaction de manière irréfléchie. Quant au rôle de la raison, il revient sous d’autres aspects. Qu’il s’agisse de Hume ou de Smith, la raison joue un rôle important. Chez Hume plus encore : toutes les leçons qu’on tire de l’expérience peuvent être rangées sous la rubrique raison. Pour Smith, dans toute la partie de La Théorie des sentiments moraux sur le sens du devoir, c’est-à-dire sur l’usage des règles, il est clair qu’on a affaire à la raison, puisque la vie morale n’est pas faite que de réactions sentimentales ou émotionnelles :  elle est aussi faite de devoirs sociaux, de règles de conduite que nous suivons. C’est une partie de la vie morale que Smith range sous la rubrique raison sans difficulté

Jeanne Szpirglas – Sur la question des règles générales de moralité, qui se forment elle aussi empiriquement et subjectivement, diriez-vous qu’il faut les distinguer des règles de justice ?

Laurent Jaffro - Il y a là une difficulté particulière. Quand Smith parle des règles générales, il parle à la fois des règles de justice et d’autres règles, des règles morales qui ne sont pas les règles de justice. Quand il donne des exemples en général, il s’agit de règles de justice, mais tout en précisant que les règles de justice ont une particularité que n’ont pas les autres règles : les règles de justice exigent une très grande exactitude. On le comprend quand on envisage la justice comme ce qui concerne notamment les réparations. Quand on subit un dommage, la réparation est supposée correspondre au dommage avec une exigence d’exactitude. Même dans la justice pénale, il y a une exigence de régularité et d’exactitude : si on a commis telle faute, très grave, il faut que la punition soit la mesure exacte, autant que possible, de cette faute, etc. La difficulté est la suivante : Smith a une théorie des règles générales assez générale, dans laquelle il y a un cas particulier qui devient central dans sa théorie, celui des règles de justice. Voilà pourquoi le lecteur a du mal à se repérer dans ce que Smith dit à ce sujet.

Jeanne Szpirglas - Dans un chapitre très riche du Miroir de la sympathie, vous faites la distinction entre le désir de recevoir l’éloge et le désir de mériter l’éloge. Or, les deux sont issus de la sympathie. Pourrait-on dire que le désir de mériter l’éloge soit un désir de sympathie pour soi, pour autant que celle-ci s’obtienne indirectement par la sympathie que les autres ont pour nous ?

Laurent Jaffro – Je me demande si ce que vous appelez sympathie pour soi n’est pas simplement la sympathie du spectateur impartial idéal, c’est-à-dire de cet être d’imagination, de représentation correspondant à l’idée que l’on a du point de vue que tout autre pourrait avoir sur nous et sur notre attitude. Est-ce que la sympathie pour soi, ce n’est pas simplement un autre nom de cette sympathie qu’on espère qu’un spectateur impartial idéal aura pour nous ?

Jeanne Szpirglas – C’est elle qui affranchit de la sympathie du spectateur réel.

Laurent Jaffro - On pourrait dire, en revenant au début de votre question sur la distinction entre le désir de l’éloge et le désir de mériter l’éloge ou de l’éloge mérité, que cette distinction est très importante, parce qu’elle permet de distinguer entre les valeurs morales proprement dites et les valeurs sociales, qui ne sont pas des valeurs morales au sens positif du terme, qui même peuvent être immorales à certains égards d’ailleurs. La question est de savoir comment on va distinguer entre ce qui a moralement de la valeur et une valeur sociale qui joue un grand rôle, et dont il y a des tas d’exemples, comme le désir d’avoir une bonne réputation, la recherche de la notoriété, etc. Comment distinguer les deux ? Et comment distinguer les deux sans entrer dans un débat substantiel sur ce qui a de la valeur, donc sans faire un livre de philosophie morale classique qui expliquerait : « il y a de vraies valeurs d’un côté… puis il y a de fausses valeurs de l’autre… on va vous dire lesquelles… on va distinguer les vertus et les vices, etc. » Cela, ce n’est pas la méthode de Smith. Il est sentimentaliste au sens où il propose de regarder du côté des sujets, de leurs dispositions affectives, pas seulement leurs sentiments et leurs émotions, mais aussi leurs désirs. Il soutient qu’on a deux sortes différentes de désir, le désir de l’éloge, dont vous avez raison de dire qu’on peut le rapporter au désir d’avoir l’approbation des spectateurs réels, et le désir de mériter l’éloge, qui est le désir d’avoir l’approbation d’un spectateur impartial idéal. Mais les choses se compliquent. En vérité, ces deux désirs ne sont pas en conflit nécessairement. Ils peuvent s’aider et se renforcer l’un l’autre. Par exemple, dans une éducation morale, on s’appuie manifestement sur le désir de l’éloge pour enseigner, pour apprendre la manière d’exercer le désir de mériter l’éloge. L’éducation morale mobilise les deux ressources.

Jeanne Szpirglas – Diriez-vous que la sympathie pour soi est le comble de la sympathie, le plus difficile étant de s’estimer soi-même, au point que le sacrifice de soi se comprendrait toujours comme une recherche de l’estime qu’on peut avoir pour soi-même et dont l’approbation des autres est un moyen ?

Laurent Jaffro – Oui, à la réserve près qu’une estime de soi qui serait entièrement nourrie par l’éloge des autres, c’est la vanité, et que Smith la critique, parce qu’il endosse la critique commune de la vanité. Personne ne la recommande !  Mais il y a une véritable estime de soi, qui, elle, n’est pas nourrie par ce désir de l’éloge des autres réels, mais par la satisfaction des efforts que l’on fait pour mériter l’approbation d’un spectateur idéal, qu’il appelle « l’homme en dedans », « l’homme intérieur ». Là est la véritable estime de soi. Au fond, c’est s’estimer comme un autre nous estimerait

Jeanne Szpirglas – Oui, comme on pense qu’un autre nous estimerait. On vient de parler de cette figure du spectateur impartial. On a compris à travers vos propos qu’il s’agit d’une représentation, d’un spectateur idéal, qui se forge quand même lui aussi à partir des expériences. Victor Cousin, parlant de la sympathie impartiale, quoiqu’il fût un très grand amateur de la philosophie écossaise, se moquait un peu de ce concept d’Adam Smith, en pensant qu’il y avait là une contradiction : une sympathie peut être impartiale comme un rond carré. Pensez-vous qu’il était fondé à penser ce concept contradictoire, à juger partial le spectateur soi-disant impartial ? Qu’est-ce que le spectateur impartial conserverait de partialité ?

Laurent Jaffro - Il y a plusieurs choses dans votre question. D’abord, si ce fut un reproche de Victor Cousin à l’égard d’Adam Smith, c’est un peu injuste.

Jeanne Szpirglas – Plus une moquerie qu’un reproche.

Laurent Jaffro – C’est un peu injuste, parce qu’Adam Smith est extrêmement attentif à la partialité des êtres humains. Il soutient que la proximité sociale, par exemple les liens familiaux, facilite la sympathie : on a plus de facilité à se représenter en détail de manière sensible la situation d’un autre qui est proche de nous, typiquement d’un familier. La sympathie elle-même est la correspondance des sentiments qui peut survenir ou non dans cette situation qui repose sur l’imagination. La sympathie, d’ailleurs, ne fait pas appel simplement au spectateur impartial idéal. Le spectateur impartial est partout. Nous sommes des spectateurs impartiaux les uns par rapport aux autres pour des raisons situationnelles, simplement parce que nous sommes une autre personne et que nous ne sommes pas engagés dans ses affaires : je ne suis pas engagé dans vos affaires ; vous n’êtes pas engagés dans mes affaires, etc. Il y a une impartialité même entre des personnes réelles, qui est relative. Je crois donc que cette moquerie est injuste à l’égard de Smith. C’est tellement injuste qu’il arrive à Smith lui-même de suggérer que le spectateur n’est pas absolument impartial, qu’il peut même être assez partial : tout dépend des contextes. Il y a un effet d’impartialité lié à la situation d’altérité, mais qui est relatif.

Jeanne Szpirglas – Si le spectateur impartial conserve quelque chose de la partialité, cela veut-il dire qu’on ne peut pas le penser comme une instance universelle ?

Laurent Jaffro – On ne le peut pas.

Jeanne Szpirglas - Par exemple, puisque vous avez parlé du contexte, le spectateur impartial a-t-il une existence historique et variable à ce titre ?

Laurent Jaffro – Oui. La représentation que l’on a de cet être d’idée qu’est le spectateur impartial idéal repose sur notre expérience des spectateurs réels. C’est tout à fait dépendant du contexte. D’ailleurs, j’insiste sur le fait qu’il y a une condition de visibilité, d’ouverture sociale, qui est très importante. Il faut qu’on ait accès aux sentiments et aux émotions des autres. Dans une société où ces émotions seraient très dissimulées, les processus ne pourraient pas fonctionner comme le suppose Smith. De plus, le terme idéal ne signifie pas parfait. Un spectateur idéal n’est pas un spectateur parfait, mais un spectateur en idée : c’est l’idée d’un spectateur, l’imagination d’un spectateur. Cela n’implique pas de perfection. Et l’impartialité n’est pas à prendre comme un superlatif. C’est un comparatif. Un spectateur impartial est un spectateur moins partial, plus équitable, parce qu’il est désengagé, moins concerné et capable de comparer des points de vue différents. Ce qui fait qu’il a certaines dispositions auxquelles nous n’accédons pas facilement. Notamment, il est absolument insensible aux différences d’éloignement et de proximité dans le temps ou dans l’espace. Il évalue les choses indifféremment, sans être influencé par ce type de considération. Typiquement, un spectateur impartial vous conseillera de ne pas dépenser tout de suite vos économies.

Jeanne Szpirglas - La frugalité est peut-être un idéal universel.

Laurent Jaffro – C’est possible aussi.

Jeanne Szpirglas - La théorie de la sympathie permet-elle d’apprécier ou de comprendre autrement la proposition très célèbre d’Adam Smith sur la bienveillance du boucher et du boulanger ? Vous vous rappelez cette phrase : il ne faut pas s’adresser à la bienveillance du boulanger, mais à son intérêt. C’est une phrase qu’on comprend toujours, peut-être un peu hâtivement, comme une expression de l’intérêt. Cela a donné lieu au fameux Das Adam Smith Problem, la contradiction qu’il y aurait entre l’intérêt de La Richesse des nations et la sympathie. Est-ce que vous diriez que la théorie de la sympathie permet d’en faire une lecture un peu différente ?

Laurent Jaffro – Oui, certains interprètes essayent de défendre ce que vous suggérez, à savoir que la sympathie est à l’arrière-plan.

Jeanne Szpirglas - C’est la lecture qui domine aujourd’hui.

Laurent Jaffro - Elle se défend tout à fait. Dans La Richesse des nations, cet exemple du boulanger, du boucher, etc., donné en I, 2, revient à plusieurs reprises. On le résume généralement en disant qu’il ne faut pas attendre de la bienveillance ce qui ne peut venir que du self-interest, de l’intérêt. On le comprend souvent comme une thèse sur la motivation des acteurs économiques : Smith nous dirait que le boulanger est motivé par son intérêt privé dans son commerce, et non pas par la bienveillance. Cette lecture-là est tout à fait simpliste ; et je pense que l’autre lecture, dont vous rappelez l’existence, attire l’attention sur le fait que, dans le contexte, il s’agit en vérité de quelqu’un qui s’adresserait à un boulanger ou un boucher qui n’aurait pas envie de vendre et de commercer. Cette autre lecture dit : Smith n’est pas en train de nous expliquer que les vendeurs sont motivés par l’intérêt ; il est en train de nous expliquer simplement que la meilleure manière de persuader quelqu’un de nous vendre quelque chose est de faire appel à son intérêt et non pas à sa bienveillance.

Jeanne Szpirglas - Là on retrouve peut-être la sympathie, c’est-à-dire la capacité d’imaginer l’intérêt de l’autre aussi.

Laurent Jaffro – Absolument. En tout cas, ce qui est évident, c’est qu’on retrouve une idée qui est présente dans l’enseignement de Smith sur la rhétorique, l’importance de la persuasion, puisqu’il s’agit d’un contexte où on suppose que quelqu’un ne serait pas disposé à vendre quelque chose : il s’agit de le persuader de vendre. Or, pour persuader un auditoire ou un interlocuteur, il faut se mettre un minimum dans son esprit, savoir ce qui le préoccupe ou ce qui peut le préoccuper. Et c’est là qu’intervient la sympathie. Je dirai donc ceci : si Smith avait pensé à la sympathie dans ce contexte, je ne vois pas pourquoi il n’aurait pas utilisé le mot, d’autant plus que c’est un théoricien systématique ; aussi peut-être n’a-t-il pas été jusque-là ; mais en tout cas la persuasion, oui ! Dans le contexte, il est évident qu’il s’agit d’une discussion : il y en a un qui s’adresse à tel aspect de l’autre interlocuteur. Donc, indirectement, on retrouve la sympathie, parce qu’on pourrait dire que ce qui est commun à la doctrine de la sympathie et à ce passage de La Richesse des nations, c’est l’importance de la persuasion. C’est la source commune. Dans les relations sociales, nous cherchons aussi à nous persuader les uns les autres. Et la persuasion suppose la capacité à se représenter ce qui se passe dans la tête d’autrui ou dans sa situation.

Jeanne Szpirglas - Vous citez Emma Rothschild et son essai, Economic Sentiments: Adam Smith, Condorcet and the Enlightenment (2001). Elle travaille beaucoup sur l’idée que l’économie aussi est une affaire de représentations.

Laurent Jaffro - C’est vrai que c’est une approche qui est dominante maintenant et qui est pertinente dans les études sur Smith, puisque, comme vous l’avez dit, elle met en cause cette vieille idée qu’il y aurait une contradiction entre les deux livres de Smith, le problème Adam Smith, un Smith de la sympathie qui serait un Smith de la bienveillance (bien que la sympathie soit un processus qui n’est pas spécialement lié à la bienveillance), puis un Smith économiste de l’intérêt. C’est le même auteur en réalité.

Jeanne Szpirglas – Considérant qu’il a fallu cette relecture qu’on vient d’évoquer pour restituer Adam Smith à la philosophie, pensez-vous que la lecture d’Adam Smith puisse être désormais féconde pour la philosophie et que Smith puisse être apprécié plus justement qu’il ne l’a été jusqu’à présent par les philosophes ?

Laurent Jaffro – Certainement, et à plusieurs égards. D’abord, il y a une systématicité de la philosophie de Smith qui n’a rien à envier à d’autres systèmes philosophiques. C’est un auteur qu’on peut lire en essayant d’apprendre de lui un certain nombre de choses, y compris sur des hypothèses qu’il essaie de corroborer par de multiples exemples. Il est très systématique et très théoricien. Simultanément, c’est aussi un écrivain qui a un art consommé des caractères, au même titre que les moralistes français, comme La Bruyère. Il y a des passages dans Smith qui n’ont rien à envier à La Fontaine, qui décrivent des types humains et des comportements typiques. Il y a vraiment des morceaux qui sont de petits chefs-d’œuvre littéraires, dont des tableaux de conduites, qui ne sont pas seulement des vices d’ailleurs, toutes sortes de caractères humains. Et c’est aussi quelque chose dont on a beaucoup à apprendre, parce que, sur plan de la méthode, il n’est pas seulement théoricien ; il est aussi phénoménologue en un sens un peu léger du terme. C’est quelqu’un qui sait très bien décrire et restituer de manière descriptive l’expérience sociale. Je pense donc qu’il y a encore beaucoup à apprendre de lui. D’autant qu’il est supposé être un des fondateurs des sciences sociales – ce qu’il fut certainement, mais pas toujours comme on le croit. C’est toujours intéressant de revisiter ces sources.

Jeanne Szpirglas - Nous arrivons au terme de cet entretien très riche pour lequel nous vous remercions infiniment. Quelles sont les pistes qui s’ouvrent philosophiquement à vous après l’écriture de ce livre sur Adam Smith ?

Laurent Jaffro - On commence en groupe, puisque la recherche est aussi quelque chose de collectif, un projet sur l’humour. Mais, pour ce qui concerne mon travail propre, l’objet depuis quelques temps est le mépris. Avec une méthode qui est tout à fait dans la continuité, du moins je l’espère, de la méthode de Smith.

Jeanne Szpirglas – Dans le mépris, vous allez retrouver certainement l’humour, parce qu’il me semble que chez Hobbes il y a une théorie de cette sorte.

Laurent Jaffro - Des auteurs qui rabattent l’humour du côté de la moquerie le font tomber dans la catégorie mépris très souvent. Il y a des rapports étroits entre ces questions-là. Il y a le mépris interpersonnel, le mépris statutaire ou mépris de classe. Mais il y a aussi d’autres choses. Il y a le mépris dans la vie de l’esprit, dans la vie intellectuelle : on peut mépriser des idées ou des points de vue qui ne sont pas les siens. C’est une question qui ne concerne pas simplement la morale sociale.

Jeanne Szpirglas - Monsieur Jaffro, merci infiniment pour cet entretien.

Laurent Jaffro - C’est moi qui vous remercie.