Céline Spector, No demos ?, Seuil 2021, lu par Bastien Massé

Céline Spector, No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Éditions du Seuil, collection « L’ordre philosophique », 2021.

 

Traiter philosophiquement de l’Europe en tant que totalité, en questionnant la possibilité de décrocher la souveraineté démocratique de son territoire strictement national : telle est l’ambition du livre de Céline Spector. Pour ce faire, les six chapitres traitent de problèmes de philosophie politique classique – l’échelle de la démocratie (ch. 1), la souveraineté (ch. 3), la citoyenneté (ch. 4), le peuple (ch. 5), le développement des droits sociaux (ch. 6) –, en posant la question de leur application au niveau européen, dans une forme institutionnelle correspondant à une République fédérative européenne (ch. 2).

 

L’échelle européenne adoptée dans l’ouvrage est justifiée par la nécessité de penser la politique au niveau où elle s’exerce réellement, du fait de l’interdépendance croissante de nos sociétés européennes entre elles, et avec le monde. De ce fait, le concept philosophique de souveraineté est à questionner dans sa double dimension d’autodétermination d’un groupe politique et de capacité d’action de ce groupe vis-à-vis d’autres puissances. Ce questionnement porté non au niveau de la nation mais au niveau de la confédération européenne amène cependant à redéfinir le concept de souveraineté. Il s’agit de penser ce concept à travers ses compétences, ses pouvoirs et les actions qu’il entreprend, rompant ainsi avec la définition moniste et absolue de la souveraineté, c’est-à-dire concentrant tous les pouvoirs dans l’État (comme celle de Hobbes). « Nous préférons à ces théories monistes de la souveraineté des théories « gradualistes » ou « différentialistes » de la souveraineté, qui l’interprètent comme un faisceau de droits susceptibles, à certaines conditions, d’être dissociés » (1). C’est l’analyse de l’intégration concrète des nations européennes dans le projet européen, de leurs pouvoirs et de leurs compétences désormais partagées au sein de l’Union européenne, qui oblige à réinterroger un concept de souveraineté théoriquement trop marqué par ses conditions d’émergence stato-nationale (2). De fait, la souveraineté qui s’exerce actuellement n’est pas – si elle l’a jamais été – celle d’un État régulant un territoire relativement fermé sur lui-même.

Deux questions émergent alors, intrinsèquement liées. Pourquoi conserver le concept de souveraineté s’il ne correspond plus à l’intention, au sens logique, du concept originaire ? Dans quelle « forme de société » (3) peut émerger et se déployer cette nouvelle conception de la politique ? La permanence du concept de souveraineté s’explique d’abord par la nécessité pratique – géopolitique – « d’user d’un vocabulaire commun avec le reste des puissances face auxquelles il faut défendre ses principes et ses intérêts » (4). Il s’agit de la face externe de la souveraineté en tant que celle-ci rencontre d’autres puissances souveraines. Mais cette face externe ne se comprend que par rapport à la face interne de la souveraineté comprise comme autorité suprême, c’est-à-dire instance de référence la plus haute participant à l’édification de la loi.

Si la souveraineté est limitée par le droit international et les droits de l’homme, le concept reste néanmoins nécessaire pour entrevoir le niveau à la fois pratique et idéal vers lequel les membres du corps politique se tournent pour former la loi et pour approfondir les processus démocratiques. C’est pour cette raison que la pensée de Rousseau, non réductible à un souverainisme conservateur, est importante. Avec le principe de volonté générale, Rousseau a saisi l’idée que, dans nos sociétés démocratiques, il y avait une coïncidence entre le corps politique participant tout entier à la formation des lois et le niveau suprême de l’autorité politique qui émane de ce corps politique. C’est le lot de notre « forme de société démocratique » que d’hériter de cette coïncidence qui a historiquement permis d’instituer les droits de l’homme, la forme de société démocratique se définissant alors comme souveraineté populaire et respect des droits de l’homme (5).

Le détour par la théorie de Montesquieu et par l’analyse de l’institution de la République états-unienne par les fédéralistes permet de disjoindre le lien qui pourrait apparaître comme nécessaire ou naturel entre souveraineté et nations indépendantes. Le geste théorique réalisé est celui d’une dénaturalisation conceptuelle de la souveraineté et de la démocratie, en montrant la non-réductibilité de ces concepts à des territoires nationaux considérés comme les porteurs naturels de notre souveraineté et de notre démocratie (6).

L’entreprise de dénaturalisation du lien entre les citoyens composant un peuple et la nation, comme entité au-delà de laquelle toute autre forme politique est illusoire, s’appuie sur un double argument descriptif et normatif. D’une part, l’Union européenne constituée fonde et fait respecter pour les citoyens européens un certain nombre de droits (fondamentaux mais aussi directives et règlements). Plus encore, l’Union met en place des politiques communes – par exemple agricole ou monétaire – qui créent de facto une solidarité entre les citoyens européens et partagent de facto la souveraineté entre plusieurs instances. Les relations de tous les jours entre les citoyens européens, relations transfrontalières, intellectuelles et à travers les biens échangés dans l’Union, sont en fait le soubassement d’une société commune où la citoyenneté européenne est comprise comme un complément et non comme un substitut de la citoyenneté nationale (7). La spécificité du peuple européen est que celui-ci est à la fois très intégré par des habitudes communes tout en étant aussi différencié par des traditions nationales - différenciation qui semble plus importante que celle existant entre les États-Unis d’Amérique.

D’autre part, l’effort normatif consiste à penser, à partir de ces solidarités toujours déjà existantes, trois aspects : de nouvelles articulations entre les instances porteuses de l’autorité politique, plus de démocratisation – c’est-à-dire l’approfondissement de la coïncidence entre la souveraineté populaire européenne et les décisions politiques prises –, et des propositions d’orientation pour la politique concernant la justice sociale et écologique.

Cependant, c’est précisément sur les deux derniers points, la démocratisation et la question de la justice sociale et écologique, que les arguments du livre peinent peut-être à convaincre. Premièrement, comprendre philosophiquement le concept de démocratisation et mieux articuler description de la société européenne et propositions normatives supposerait de comprendre le processus de démocratisation en tant que processus, une approche trop centrée sur le droit empêchant de saisir le mouvement à l’œuvre. La « forme de société démocratique » suppose une réflexion sur le processus d’approfondissement, ou symétriquement d’appauvrissement, de la démocratisation. Ce point est pourtant saisi dès le début de l’ouvrage lorsqu’est faite une référence à Norbert Élias. « [S]i ce qui conditionne la liberté est l’autodétermination politique associée à la formation d’un « moi commun », rien n’interdit que l’intégration européenne y parvienne : comme le souligne Norbert Élias, l’Europe peut surmonter l’indifférence ou l’hostilité et constituer un « Nous » sans reprendre les mêmes voies psychogénétiques et sociogénétiques qu’emprunte l’intégration nationale » (8). Pourtant, cette voie qui amènerait à comparer philosophiquement la sociogenèse des États européens afin de comprendre comment a pu émerger en pratique une Union (9) ayant la possibilité de déboucher sur une République fédérative n’est pas suivie. Peut-être y découvrirait-on de quoi réellement mener à bien l’ambition normative de l’ouvrage.

Deuxièmement, le livre présente comme un risque pour l’Europe le « capitalisme mondialisé » (10), mettant en danger les principes de justice et les droits sociaux datant de l’après seconde guerre mondiale. Face à cela, il n’est pas certain que la référence à la théorie solidariste de Léon Bourgeois – fondée sur la redevabilité de l’individu envers tous ceux qui l’ont construit – ne suffise à comprendre ni à traiter ces problèmes, relatifs à l’allongement des chaînes de production et du capitalisme financiarisé qui s’est mis en place depuis les années 1970. En effet, ces chaînes de production dépassent de loin le territoire de l’Europe, sans parler de celui des nations européennes. La théorie solidariste de Léon Bourgeois ne donne pas les outils analytiques pour penser les transformations économiques récentes, ce qui aurait permis de proposer un concept de souveraineté pouvant répondre à ces défis.

Une tension apparaît en plus lorsqu’est traitée la question écologique en soulevant les questions de biens publics européens et de dette environnementale (11). Cela est-il pourtant compatible avec le modèle de justice sociale défendu ? Ce dernier renvoie à une redistribution accrue des richesses, d’inspiration keynésienne, en phase avec le récent Green Deal européen (12) : « la surcroissance engendrée doit améliorer le sort des plus défavorisés à l’aide de mécanismes plus égalitaires que le « ruissellement » issu des profits » (13). Cependant, il n’est pas certain que le keynésianisme soit compatible avec l’écologie, le keynésianisme étant indissociable d’un productivisme – insoutenable aujourd’hui – accompagnant le capitalisme de l’après seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1970. Cette épineuse question de l’articulation entre la justice sociale et la justice écologique reste peu traitée dans l’ouvrage. Le traitement philosophique de cette question s’avèrera néanmoins nécessaire pour penser notre temps présent, ainsi que nous enjoint à le faire Céline Spector.

Bastien Massé.

 

(1) Céline Spector, No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Paris, Éditions du Seuil, 2021, p. 195.

(2) Ibid., p. 87.

(3) Ibid., p. 62.

(4) Ibid., p. 175.

(5) Ibid., p. 44.

(6) La dénaturalisation socio-historique a commencé à être entreprise par Céline Spector et Antoine Lilti dans un autre ouvrage, voir Antoine Lilti et Céline Spector (eds.), Penser l’Europe au XVIIIème siècle. Commerce, civilisation, empire, Oxford, Voltaire Foundation, 2014.

(7) C. Spector, No demos?, op. cit., p. 233.

(8) Ibid., p. 68.

(9) Voir Norbert Elias, La société des individus, traduit par Jeanne Etoré-Lortholary, Paris, Fayard, 1991, p. 285.

(10) C. Spector, No demos?, op. cit., p. 25.

(11) Ibid., p. 395.

(12) Ibid., p. 397.

(13) Ibid., p. 366.