Arlette Jouanna, Montaigne, Gallimard 2017, lu par Bertrand Vaillant

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Arlette Jouanna, Montaigne, coll. “Biographies NRF”, Paris, Gallimard, 2017, lu par Bertrand Vaillant.

Un pays divisé par les haines partisanes et le fanatisme religieux, une vie prisonnière des obligations sociales, le choix douloureux entre compromis politique et constance des convictions, le poids des mille soucis de la vie quotidienne qui fait obstacle aussi bien au repos qu’à l’activité de l’âme : les maux de Montaigne ne nous sont pas étrangers. Plus de quatre cents ans après sa mort, le “gentilhomme périgourdin” nous fascine encore par son actualité. C’est paradoxalement cette actualité qui transparaît de l’admirable travail que fournit Arlette Jouanna pour replonger Montaigne dans son temps, au cœur des jeux d’alliance nobiliaires, des guerres de religion et du tumulte politique de la France du XVI° siècle. Dans cette biographie passionnante, l’auteur trace avec nuance et clarté le portrait de celui qui a consacré son œuvre à se peindre lui-même, en suivant les lignes entrecroisées d’un parcours à la fois familial, social, politique et intellectuel.

 

L’ouvrage s’ouvre sur une invitation à l’étonnement (p.9) : pourquoi Montaigne, âgé de trente-huit ans seulement et en pleine possession de ses moyens, décide-t-il de quitter ses charges publiques et de se retirer dans son domaine ? Pourquoi fait-il peindre la déclaration de cette décision sur le mur de son cabinet, en la datant du jour de son anniversaire, comme s’il s’agissait d’un second acte de naissance ? Cette retraite annonce-t-elle une vie recluse dédiée à l’étude, ou au contraire une libération intérieure qui soutiendra l’action publique ? Ce sont quelques unes des questions soulevées par cette décision, dont le livre d’Arlette Jouanna s’efforce de retracer la genèse et de déployer les conséquences, en distinguant dans la vie de Montaigne trois grands moments.

1. Montaigne devient Montaigne

Dans la première partie, on assiste à la “lente naissance à soi-même” (p.17) de Montaigne, de sa naissance en 1533 à la décision de sa retraite en 1571. On y découvre l’étroit réseau des liens de parenté et de clientélisme à l’intérieur duquel prend place, dès sa naissance, la vie d’un gentilhomme de moyenne condition et de noblesse récente comme Michel Eyquem, futur seigneur de Montaigne. C’est au milieu de ces liens de dépendance - qui usurpent le beau nom d’amitié - que mûriront à la fois son désir de liberté et la conviction que celle-ci se trouve dans une indépendance intérieure, qui n’exclut pas de tenir son rôle mais permet de le faire avec assez de distance critique pour échapper à la servitude. La lecture du Discours de la servitude volontaire, dont les Essais se voudront d'abord un simple ornement, sera bien sûr essentielle dans cette maturation. L’amitié partagée (quelques années seulement) avec son auteur Étienne de la Boétie, la rencontre avec les “sauvages”, des indiens Tupinamba du Brésil, un accident qui lui fait croire sa mort prochaine et la confrontation aux certitudes dogmatiques de Raymond Sebond sont autant de moments cruciaux analysés par l'auteur qui permettent à Michel de devenir Montaigne: un homme chérissant à la fois la vie et la modération, un inlassable chercheur de vérité méfiant envers toute certitude, mais aussi un homme blessé par la perte d’un ami dont il ne retrouvera jamais l’égal. Cet ami digne de lui, il ne désespérera pourtant pas de le trouver parmi ses lecteurs, en adressant au monde le portrait intime des Essais comme une invitation à la conversation. Comprendre la lente et complexe genèse du projet de Montaigne constitue ainsi une clé de lecture précieuse pour en saisir le sens et la portée, et engager la discussion à laquelle ils nous invitent.

2. Essayer son jugement

La deuxième partie du livre suit Montaigne de 1571 à 1581, période inaugurée par sa retraite et qu’il va consacrer aux “essais” de son jugement. “La décision de vivre désormais chez lui n’a nullement représenté pour Montaigne une césure brutale, un repli dans sa tour d’ivoire, écrit l’auteur. Elle n’est que le signe extérieur d’un retournement intérieur, d’un basculement de son regard du “dehors” vers le “dedans”, non pour s’y enfermer, mais pour y observer avec curiosité le jaillissement de la réflexion au contact du monde environnant.” (p.121). C’est en effet l’un des grands mérites de ce livre que de nous montrer Montaigne vivant, s’occupant de son domaine, mettant tous ses efforts au service de la paix civile au beau milieu des guerres de religion, tâchant de jouer un rôle à la cour d’Henri III sans succomber à la servitude des courtisans, voyageant du Nord de la France jusqu’en Italie en passant par la Bavière et l’Autriche, résistant aux assauts de la maladie... On ne peut comprendre le projet introspectif des Essais sans un aperçu clair des multiples rencontres, expériences et confrontations qui sont la source de tant de pensées de Montaigne. Son introspection apparaît alors pour ce qu’elle est : un regard libre et détaché sur le monde, les coutumes, les croyances, les hiérarchies humaines, et non une narcissique obsession pour soi. Pour essayer son jugement, il ne faut pas se reclure mais “frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui” ( Essais I, 26) en toute occasion, dans les conversations amicales, les obligations sociales ou les voyages.

3. La liberté à l’épreuve de l’histoire

Enfin, c’est au “service désenchanté du bien commun” (p.235) que Montaigne consacre la dernière partie de sa vie. Élu maire de Bordeaux alors qu’il aspirait à la place plus importante et plus discrète de conseiller auprès du roi, pris entre les factions protestantes de la Navarre toute proche et les ligueurs ultracatholiques, Montaigne doit jouer de sa modération et de ses amitiés dans les deux camps pour favoriser une paix qui semble sans espoir. Les édits contradictoires se succèdent, tolérant et interdisant tour à tour le culte réformé, et les efforts d’un gentilhomme estimé mais provincial et de moindre lignage pèsent bien peu dans la balance de l’histoire. Ce récit donne tout leur poids aux pensées de Montaigne sur la relativité des lois humaines et la fragilité des sociétés, et alimentent son désir d’une véritable retraite sans lui en laisser le loisir. Le beau chapitre IX d’Arlette Jouanna, “Penser la liberté”, articule de manière éclairante l’enfermement de Montaigne dans ces drames politiques et sa pensée de la liberté, liberté intérieure mais incarnée, qui ne sépare pas le dedans et le dehors mais consiste à la fois à se plier avec lucidité aux nécessités de la vie politique, à se juger soi-même avec acuité – et souvent avec ironie, et à vivre pleinement la vie qui nous est offerte : “Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors.” écrit-il ainsi, ( Essais III, 13) éloignant de nous l’image d’un homme soucieux de se scruter au point d’en oublier de vivre.

Conclusion : la vie et l’œuvre

La biographie d’Arlette Jouanna s’adresse à tout lecteur curieux : à ceux qui ignorent tout de Montaigne, elle fournit une belle introduction à la lecture des Essais, en redonnant chair à leur auteur, aux joies, aux servitudes et aux déchirements qui ont été la source et l’objet de son œuvre entière. À ceux qui connaissent l’œuvre, elle offre un complément bienvenu qui ne prétend pas en être un commentaire, mais qui donne à voir l’homme derrière son autoportrait, et le replace dans un contexte historique dont on ne saurait faire entièrement abstraction. Son travail de biographe est précis sans ennuyer par des excès de technicité, nuancé sans affadir le si vivant Montaigne, et prend soin d’exposer quand il y a lieu les hypothèses impossibles à départager, ou ses divergences avec d’autres biographes. Loin d’alourdir le récit, ces divergences parfois surprenantes donnent à voir la multiplicité des vies de Montaigne, les images parfois très différentes qu’a retenues de lui la postérité, et les zones d’ombre qui obscurcissent encore sa vie. Sans jamais prétendre se substituer à la lecture des Essais mais en éclairant la radicale originalité de leur projet à la lumière de la vie de leur auteur, Arlette Jouanna réussit le pari de donner à lire une biographie passionnante en elle-même, mais qui ne manquera pas de susciter chez le lecteur le désir de se plonger ou de se replonger dans le texte de Montaigne.

Bertrand Vaillant