Pierre Vesperini (dir.), Philosophari, Usages romains des savoirs grecs, Garnier 2017, lu par Julien Barbei

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Pierre Vesperini (dir.), Philosophari, Usages romains des savoirs grecs sous la République et sous l’Empire, Classiques Garnier, Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, Paris, 2017.

Philosophari, Usages romains des savoirs grecs sous la République et sous l’Empire, est un recueil d’études, en la matière les actes d’un colloque organisé par Pierre Vespirini, ancien élève de l’École française de Rome (2012). Le livre rassemble vingt productions qui tentent d’approcher la pratique et les influences de la philosophie à l’époque de la République et de l’Empire romain.

Panorama de l’ouvrage

À la lecture se dégage une indéniable impression d’hétérogénéité, tant à l’égard des langues employées (sur les 20 études, 12 sont en français, 2 sont en anglais, 6 sont en italien), qu’au niveau des thèmes abordés (Les sages ont-ils été assimilés aux mages sous Domitien et exclus comme tels ? Y avait-il une manière d’être, de paraître et de s’annoncer comme philosophe dans l’espace public romain ? Quelle impact une philosophie (le stoïcisme) a-t-elle pu avoir sur la classe dirigeante de l’Empire ? La fréquentation de la Grèce et de ses penseurs était-elle un engagement philosophique ou un pur signe de distinction de la part des élites romaines ? Quelles convergences entre la rhétorique des comédies romaines mettant en scène le philosophe, et celle des conférences de philosophie ? Quels rapports (chez Cicéron) entre la philosophie et la rhétorique ? Quel est le statut de la pensée hébraïque et de ses « sectes » dans une Rome hellénisée (religion, philosophie, pensée politique) ? Quel valeur porte le substantif de philosophie chez Porphyre, plus précisément dans sa Vie de Plotin ?), hétérogénéité des thèmes à laquelle s’ajoute la bigarrure des champs disciplinaires (à travers ces vingt études sont mobilisés tous azimuts des savoirs archéologiques, anthropologiques, stylistiques, sociologiques, géographiques, rhétoriques, architectural, historiques, juridiques, épigraphiques et même statistiques).


La cohérence de l’ouvrage

C’est ainsi avec raison que Pierre Vesperini se pose la question de l’unité de l’ouvrage dans sa « Présentation ». Outre celle, en partie arbitraire, de la période et du lieu arrêtés, il s’agit d’évaluer les ramifications d’une activité, celle du « philosopher », dans une culture romaine qui est un bain d’adoption et de reprise, et non une terre natale. Dès lors, l’un des enjeux qui traversent le livre est celui de la position de Rome par rapport à la Grèce vue à travers le prisme des usages de la philosophie. Les Romains furent-il de simples « passeurs », comme on le crut longtemps ? se demande P. Vesperini. Et quelle valeur accorder à ce statut par trop vague et imprécis de « passeur » : celui de « compilateurs sans originalité », ou au contraire celui d’une Rome qui fut, comme l’abeille apporte toujours quelque chose d’elle-même à la fleur qu’elle butine, tout autant saisie par cet héritage qu’elle s’en saisit à son tour pour le travailler ?

 Dans la droite ligne de ce qui vient d’être dit, à l’heure de la République et de l’Empire se pose donc la question de la nature et du destin de la philosophie. Née en Grèce, pratiquée et écrite dans la langue grecque, devait-elle confondre son existence avec l’exercice de cette langue ? Changer de langue et de culture, et c’est ce qu’implique le passage à la romanité, était-ce se perdre comme telle, ou alors migrer, muer et évoluer ?

 On s’en doute, aux deux dernières interrogations disjonctives, le propos du livre tend à conforter les secondes options soumises. L’unité d’un tel ouvrage se trouve également à deux autres niveaux. Le premier est méthodologique : plutôt que d’adopter une stratégie substantialiste, en définissant a priori la philosophie au risque de l’hypostasier, pour se demander ensuite quels écarts il existe entre cette définition-type et ce qu’en ont dit les acteurs latins (écrivains, politiques, personnes privées ou publiques, dramaturges, etc…), l’approche est diamétralement opposée. Il s’agit de se couler dans un nominalisme de principe où tout ce qui est décrit comme philosophia et philosophos est reçu comme tel, et fait l’objet d’une enquête qui met au jour les présupposés et attentes ayant permis cet étiquetage. Ce parti pris méthodologique a le mérite de libérer le regard que les latins portaient sur la philosophie du propre regard que notre contemporanéité porte sur le regard latin, et qui pourrait jouer comme un prisme déformant. L’objectif, quasi ethnographique, est de rendre à elles-mêmes les conceptions que la romanité s’est faite de ce(s) « savoir(s) grec(s) ».
En second lieu, la bigarrure des questionnements consignés peut être partiellement réduite, comme le remarque P. Vesperini, si l’on centre les interventions autours de trois foyers : 1) le premier est celui des rapports entre « la vie politique romaine et les différents discours et comportements se réclamant de la philosophia », rapports qu’il conviendrait de préciser. S’il ne s’agit évidemment pas de causalité,  il peut être question , selon les études, « d’influence », « d’opposition » ou de « dissidence ». 2) Le foyer suivant se pense comme le jeu (au double sens du terme) qui existe entre la philosophie ludique, participant de la sphère de l’otium, presque conçue comme un prélassement fécond à tonalité élitiste, et la philosophie sérieuse, comme engagement d’une vie et lecture-étude des auteurs (grecs). Là encore, selon les intervenants et les chapitres, la compatibilité se présente comme plus ou moins harmonieuse. 3) Enfin, après les questions politique et ludique, celle de l’éthique ou plutôt de l’ethos. « Qu’est-ce qu’être philosophe ? » comme le demande P. Vesperini. Quelles conditions son être, son paraître et son faire doivent-ils satisfaire pour que l’on soit reconnu comme philosophos ? Ici se concentrent les chapitres les plus sociologiques et ethnographiques.

Il ne nous est pas possible, dans les limites de cette recension, de nous appesantir sur les apports spécifiques de chacune des vingt études. Nous n’en mentionnerons donc que quelques unes, en ayant à l’esprit l’exigence de diversité de l’ouvrage.

- « Visiblement différent ? Considération sur les philosophes de la période romaine impériale », par Michael Trapp (texte en anglais). Cette intervention se penche, à travers l’étude de trois textes, sur ce qu’on pourrait appeler une « phénoménologie au quotidien » du philosophe. L’un d’eux, tirés des Nuits Attiques 19.1 d’Aulu-Gelles, met en scène l’auteur lui-même, ainsi qu’un équipage et un « stoïciens distingué d’Athènes » (nous traduisons), tous pris dans une tempête alors qu’ils naviguent sur l’Adriatique. Aulu-Gelles se met alors à observer les réactions faciales de l’Athénien pour s’assurer qu’elles ne traduisent aucun sentiment de peur, toute chose qui trahirait les principes de la philosophie professée. La tempête passée, un débat éclate : les tics nerveux du stoïcien étaient-ils le signe de la faiblesse de son engagements philosophique, voire de l’inanité d’un tel engagement, ou simplement une réaction (un réflexe dirait-on aujourd’hui) « purement physique », qui ne dit rien comme tel du philosophe et de sa philosophie ? Cette « étude de cas », comme les deux autres du chapitre, insiste sur l’idée que l’engagement philosophique n’était pas qu’un choix théorique et doctrinal, mais obligeait à une attitude quotidiennement scrutée et impliquait des attentes chez le public non philosophe.

- « Des philosophes domestiques ? Production statuaire et paysages culturels dans l’habitat de Pompéi », par Hélène Dessales (texte en français) Ici, il est question d’une « étude archéologique […] et architecturale », mais dont les conséquences pourraient bien être sociologiques, sur l’usage et la fonction des statuettes de philosophes retrouvée à Pompéi. Un plan de la ville ainsi que des demeures munis de ces statuettes nous est d’ailleurs fourni (une trentaine de pages illustrées accompagnent l’ensemble des articles pour mieux les « imager », qu’il s’agisse de photographies, de plans, de tableaux statistiques ou d’histogramme), plan de Pompéi qui renseigne aussi sur la géographie sociale de la ville. Après quelques pages érudites sur les conditions et l’histoire des fouilles de la ville, on apprend que l’exposition de statuettes n’obéissait pas à une logique d’appartenance et / ou de revendication doctrinale (je me sens des affinités stoïciennes, j’expose donc un buste de Chrysippe ou Cléanthe), mais souscrivait à des stratégies sociales de distinction et d’ambition. Ainsi, « importe moins qui est représenté que comment […] et  ».

- « Les écoles philosophiques hébraïques entre religion et politique", par Ariel S. Lewin (texte en italien)

 En ayant à l’esprit l’approche nominaliste qui traverse l’ouvrage, l’auteur remarque que le judaïsme et la nébuleuse des courants qui s’y déploient ont parfois pu être appréhendés en leur temps comme une activité philosophique et non une ratiocination religieuse. Philon par exemple dit du judaïsme qu’il est une « philosophie », Flavius Josèphe parle des Saducéens, des Pharisiens et des Esséniens comme de mouvements philosophiques. Se pose alors la question de savoir pourquoi tant d’études ont caractérisé ces appartenances comme des « sectes » en les tirant du côté du religieux ? L’une des raisons avancées par l’auteur est celle-ci : l’étude et la transmission scrupuleuse de la « loi religieuse hébraïque » ont pu apparaître comme la prérogative dogmatique d’une secte religieuse et non d’une philosophie. Mais trop s’attacher à cela, c’est laisser dans l’ombre une diversité de problèmes typiquement philosophiques à laquelle se sont précisément attachés les pharisiens et les saducéens. Pour n’en citer que deux, ceux du « libre-arbitre » et de la « vie supraterrestre» (nous traduisons). L’apport majeur de cette étude concerne donc la réévaluation de nos grilles taxinomiques concernant l’hébraïsme à l’heure romaine.

 

On l’aura compris, c’est avant tout le caractère protéiforme des objets abordés ainsi que les angles souvent « mineurs » et donc surprenants sous lesquels ils sont traités, qui représente la plus-value majeure de ce travaille collectif. Malgré notre enthousiasme, on se sent toutefois obligé de préciser que le degré de détail de certains passages semble les destiner parfois plus aux spécialistes de la période qu’au grand public cultivé.

 

Julien Barbei