Félix Guattari, Lignes de fuite, pour un autre monde des possibles, L’Aube, 2011, lu par Alain Poirson

Félix Guattari, Lignes de fuite, pour un autre monde des possibles, L’Aube, 2011.

Il est toujours assez troublant, excitant intellectuellement, de voir resurgir une réflexion momentanément sous le boisseau, non pas intentionnellement écartée, mais presque oubliée ; c’est ce qui advient avec cet essai de Félix Guattari.

Lignes de fuite, rédigé en 1979, ou peut être 1980, est un rapport adressé au ministère de l'Équipement, le texte se situant donc entre L'Anti-Œdipe et la publication de Capitalisme et schizophrénie ou Mille plateaux rédigés avec Gilles Deleuze.

Il ne s’agit pas simplement d’un livre de philosophie, Guattari irrigue son texte de vastes connaissances en histoire, littérature, linguistique, et dans les interstices de sa rédaction, on comprend aussi ce que ce travail doit à la pratique professionnelle de l’auteur, qui accomplit toute sa carrière à la clinique de La Borde, sa réflexion s’enracinant dans l 'exercice de ce métier, sur ce site.

Lisant ce texte on s’interrogera assez vite sur cette pollinisation réciproque entre Félix Guattari et Gilles Deleuze, tentés que nous serions de lire cet inédit à partir de ce que nous serions supposés savoir de ces intellectuels. S’en tenir à ce prisme ne peut que créer un malentendu, car Lignes de fuite vaut par sa singularité, c’est un rapport qui correspond à une demande, par conséquent disons qu’il fournit un diagnostic sur la conjoncture, et formule des hypothèses explicatives dont il faudra prouver la pertinence. Il ne s'agit donc pas d’un texte dogmatique, Guattari n’est jamais péremptoire,  tel un sapeur il pérégrine dans un chantier, avançant quelques propositions, qu’il remanie, peaufine, raccoutre sans cesse, en ce sens sa démarche est la encore assez proche de l’analyste, cheminant par rectifications successives, lignes de fuite doit être lu comme un laboratoire un peu fouillis, ce n 'est vraiment une démonstration,  ceci s 'apparente plus à un processus d 'interrogation, laissant libre cours à la lecture critique.

Le propos de Guattari s’énonce en trois moments : l’assujettissement sémiotique et équipements collectifs, l’analyse pragmatique de l’inconscient social et les traits de la visagéite, dernier chapitre très original en particulier en ce qui concerne l’analyse de la petite phrase de la sonate de Vinteuil chez Proust. Le lecteur familier de l’œuvre de Guattari se retrouvera sur un terrain à la fois familier et inconnu, dans la mesure où cet inédit fourmille d’indications qui relèvent plus de l’histoire que de la philosophie ou de la sémiotique. Dans le fil de la dénonciation de la « dictature du signifiant », Guattari s’emploie à faire comprendre comment ce qu’il appelle les « équipements collectifs » en viennent à affadir, ruiner, éradiquer le désir, du même coup le champ des possibles s’en trouverait donc particulièrement réduit. Cette dénonciation s’articule à l’explicitation d’une interrogation politique, dans la mesure où le mécanisme mis en place pour fragiliser le désir est nommé, il s’agit du capitalisme, Guattari s’appropriant et maintenant aussi une certaine distance avec les analyses marxistes, florissantes dans le milieu universitaire ces années là.

Ceux qui s’interrogent sur la part propre de chacun dans la rédaction des écrits commun de Deleuze et Guattari seront sans doute déçus, car à l’occasion de cette lecture on peut parler en toute rigueur d’une pollinisation réciproque, chacun fécondant, enrichissant, rectifiant le trajectoire de l’autre sans que s’établisse une quelconque dispute, ou une incongrue chamaillerie à propos de la propriété intellectuelle des concepts mis en jeu. Ce mode d’investigation et de formulation eut peu d’exemples dans le domaine de la théorie, il suppose une très grande générosité intellectuelle, assez anachronique dans un espace aujourd'hui dominé par l’hypertrophie du moi et son corollaire, le souci exacerbé de la propriété intellectuelle.

Dans cet inédit, les concepts qui seront familiers pour les lecteurs de L'Anti-Œdipe et Mille plateaux sont déjà là : révolution moléculaire, rhizome, déterritorialisation, nœuds diagrammatiques, révolution molaire, analyse pragmatique de l’inconscient, visagéité, ritournelle ; et on sera sensible à cette rapsodie des concepts, dans la mesure où les notions, catégories et concepts sont sans cesse reprisés, remaniées, raccoutrées, en sorte qu’entre les interstices, le lecteur est en passe de soumettre ces analyses au jugement critique, quitte à s’en déprendre.

Car, au delà du diagnostic : « Chaque fois, c'est le même tour de passe-passe : à travers la défense d’un ordre transcendant fondé sur le caractère prétendument universel des articulations signifiantes de certains énoncés —le cogito, les mathématiques, le “discours de la science”— on cherche à cautionner un certain type de stratification de pouvoirs qui garantit à ses scribes leur statut, leur confort matériel et leur sécurité imaginaire » (p. 165) ; Guattari laisse se profiler un mode d’intervention fondé sur une vigilance particulière quant à l’affleurement, la résurgence, le surgissement des désirs, ce qu’il nomme dans son lexique « une pragmatique analytico-militante » : « il faut l'admettre, le déploiement de toute une économie de désir marquée de la même sorte de gratuité que celle qui caractérise le face-à-face humain avec la conscience de la finitude et de la mort » (p. 267). Et c'est là qu’un discret chagrin peut nous saisir : qu’est-il advenu ? Qu’advient-il de ce désir, désir sans objet, non fondé sur le manque ? Suffit-il d’être en état de veille pour le voir sourdre, surgir, se déployer. Au delà des appels roboratifs sur l'exacerbation de la puissance d’agir, peut on ignorer l'extrême fadeur qui aujourd'hui continue de régner ?  Hélas!

Alain Poirson.