Frédéric Allouche, Être libre avec Sartre, Eyrolles éd., lu par Thibault Saint Sauveur

Frédéric Allouche, Être libre avec Sartre, Eyrolles éd., 143 pages.


Cinquième volume de cette collection, cet ouvrage est une introduction à la philosophie de la liberté de Sartre et s'appuie sur des exemples de la vie quotidienne. L’existentialisme s’inscrit ainsi dans un projet de vie. 

 

Se découvrir libre et transformer sa vie en surmontant les conditionnements, identifier les rapports conflictuels avec les autres pour s’en détacher, agir et transformer les obstacles en opportunité. L'ouvrage est divisé en quatre parties  :

 

1/ Le carcan du déterminisme ;

2/ La conscience, libre, puissance créatrice ;

3/ Agir pour exister librement ;

4/ Un athéisme dynamique ;

 

1/ Le libre arbitre présupposé et institué dans la société est vécu comme « un leurre ». Au premier plan est au contraire « le sentiment d'être prédéfini par notre nature ou notre enfance ». Nous « subissons » la « perspective déterministe » infligée par autrui aussi bien que nous-même : ce qui ne dépend pas de nous nous enferme fatalement. Le sujet s'expérimente et se pense comme un « objet fabriqué (…) par un artisan qui s'est inspiré d'un concept ». L'auteur énonce qu'« adhérer à une vision déterministe de l'existence, c'est ainsi se sentir condamné à la fatalité en raison de son sexe, de ses origines ou de son enfance ». La religion et son Dieu, la sagesse grecque et son devoir de tendre vers la sagesse, la philosophie des lumières et son idée d'une nature humaine sont selon l'auteur des exemples d'une même façon de penser :

« nous évoluerions sur fond d'éléments que nous n'avons pas choisis et qui nous façonnent ».

L'essentialisme et le déterminisme sont alors tenus par l'auteur pour responsables de la persécution contre « la femme », « l'Arabe », le « Juif », le« Noir », contre l'individu singulier cette fois en fixant une fois pour toutes dès l'enfance son caractère : « Cet innéisme est d'ailleurs relayé de nos jours par la génétique » (L'auteur précise heureusement « ou du moins parce qu'il est possible d'en faire »). Prisonnier du passé, nous tomberions forcément dans « le piège du ressentiment ou même de la vengeance ». L'auteur glisse de l'essentialisme au fatalisme pensant surtout à une essence constituée de propriétés négatives.

L'auteur applique cette analyse aux « autres » : ils sont « l'enfer » mais « nous ne sommes rien » sans eux. Suivent des descriptions bien menées et très parlantes: les autres nous permettent d' « éprouver notre susceptibilité », d'avoir conscience de nous-même, de penser (la pensée est relation), notre conscience ayant « pour condition ce qui n'est pas elle ». Dépendant d'autrui, nous le réduisons pourtant « à un statut d'objet », « quelque chose de bien déterminé ». Nous sommes piégés par « un entourage jamais à court d'arguments déterministes ». Nous-mêmes éprouvons un « sentiment jouissif de domination » à regarder des passants par exemple. Mais la chosification se retourne dès lors que nous sommes pris sur le fait, nous laissant à notre « honte ». Et cette chosification est aussi une stigmatisation : « les jeunes de banlieue, les musulmans (…) les gens du voyage. »

 

2/La liberté de chacun se joue donc au sein d'un conflit entre consciences. Le garçon de café doit incarner le garçon de café stéréo-typique : « se conformer », « être ce qu'on attend de lui ». Le choix qui semble nécessaire est soit d'être exclu soit d'être aliéné, en famille, à l'école, dans une entreprise : « les institutions rechignent au changement », condamnant à « vivre dans le mal-être, la phobie sociale et l'isolement ».

Comme une jeune femme chosifiée « au salon de l'automobile, dont le corps sert de faire-valoir à une machine à quatre roues », « nous » voulons surmonter ce déterminisme. Par sa conscience, l'homme dépasse « la logique déterministe » de « l'ordre naturel ».

 

3/ Nous rêvons nos vies. Nous remettons à plus tard par lâcheté, nous qui sommes définis par un néant qui résumera le « gâchis » de notre vie. Morts, il sera trop tard. Pesant le pour et le contre, réfugiés dans l'imaginaire, enfermés « dans une irrésolution », le sujet libre est confronté à l'angoisse, responsable par exemple de « l'amertume » (la conscience du temps à jamais perdu) d'être passé à côté d'une occasion : « Le virtuel supplante le réel de notre vie en sommeil ».

« Un homme s'engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n'y a rien » ; Se heurter au réel constitue donc le devoir par excellence : « Il n'y a de réalité que dans l'action ».

« Il n'y a pas de liberté sans imprévisibilité » et l'expérience de la conversion demeure impossible tant que l'individu reste persuadé que les obstacles ne sont pas ce qui fait le prix et la satisfaction de leur dépassement. Ces obstacles n'en sont que dans un contexte que nous pouvons faire varier. Se mentir et nier le réel —la mauvaise foi— renvoie au fait de ne pas tenir « compte de notre situation ». Pourtant c'est toujours au sein « de notre passé, notre présent, et du regard des autres » que nous exprimons notre liberté. Être authentique c'est donc :

« accepter consciemment le paradoxe de l'existence humaine : nous sommes toujours ce que nous ne sommes pas et nous ne sommes pas ce que nous sommes ».

L´humanité est un projet à concevoir en partant de sa situation. De cette authenticité naît nécessairement l'aventure qui surgit d'une « perception plus vive de la contingence, de la singularité des êtres et des choses ».

 

4/ Rien n'est nécessaire, le monde n'a pas de sens. Mais il y a une aventure à vivre en lui donnant un, « en inventant notre vie en relation étroite avec les autres ». Nous sommes « délaissés » c'est-à-dire incapables « de donner une raison aux êtres et aux choses ». Sartre est ici relativiste: « Tout est permis », « A chacun sa morale ». Mais on doit dire à la fois que « Tout est permis » (p.107) et que : « En réalité, tout n'est pas permis ! » (p.110), puisque l'homme invente des valeurs. C'est donc un conventionnalisme et un contextualisme moral que Sartre adopte : « Aucune morale générale ne peut vous indiquer ce qu'il y a à faire ».

Contingence et délaissement engendrent une angoisse nécessaire pour « obtenir la dignité d'une existence qui se choisit en dehors de toute essence ». Le « lâche » et le « salaud » (« à combattre sans relâche ») sont ceux qui fuient leur responsabilité en ne voulant pas affronter l'angoisse de ce choix. Les choses auraient pu être autrement sans ces deux catégories d'hommes mais ceux-ci refusent d'être le sujet de leurs actes par « mauvaise foi ». Tout n'est donc pas permis aussi puisque « Responsables de nous-mêmes, nous le sommes aussi de l'humanité », ce qui redouble aussi l'angoisse. L'auteur rappelle enfin que pour Sartre l'engagement est nécessaire, l'incarnation d'un projet d'existence, quel qu'il soit.

 

Frédéric Allouche s'est employé à expliquer les thèmes centraux de la philosophie de Sartre. L'exercice imposé par cette collection n'est pas simple, qui promet que la lecture de l'ouvrage va « changer nos vies » (p.VII). Au milieu d'explications éclairantes on trouve aussi quelques facilités. Par exemple, puisque nous sommes féministes, anti-racistes (tout ceci est heureusement obvie) et pour la liberté, bien sûr nous sommes (là c'est beaucoup moins obvie) sartriens... et pas platoniciens, leibniziens ou de ces gens qui considèrent qu'il y a une nature humaine. L'auteur a raison de s'en prendre aux expressions absurdes « nature féminine », « nature homosexuelle » etc., mais cela ne suffit pas à invalider a priori toute réflexion sur « la » nature humaine ou faire des auteurs employant « nature humaine » des homophobes ou des machistes.

On peut enfin regretter la multiplication des incantations : « c'est de notre capacité à transformer les évènements que dépendra la réalisation de notre vie future » ; « Une joie extraordinaire peut naître des expériences les plus banales ! » (p.98) ; « aucune raison de baisser les bras ! » (p.51). Il y a un effet « recettes pour être libre » qui promet peut-être plus qu'il ne peut tenir.

Thibault Saint Sauveur