Pierre Guenancia, Liberté cartésienne et découverte de soi. Encre Marine, 2013. Lu par Baptiste Klockenbring
Par Karim Oukaci le 10 février 2014, 06:00 - Métaphysique - Lien permanent
Pierre Guenancia, Liberté cartésienne et découverte de soi, Encre Marine, 2013. Lu par Baptiste Klockenbring.
Plus personnelle, mais aussi plus programmatique, est l’étude qui lui fait suite, et qui, sur un mode presque intimiste, fait le compte rendu étonné d’une lecture, comme au fil des pages, du premier tome de La philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, sorte de chronique de la découverte d’un Ricœur lecteur inattendu d’un Descartes méconnu mais cher à Guenancia et familier à ses lecteurs.
C’est ainsi l’entrecroisement de ces problématiques qui fait le cœur et la fécondité de cet ouvrage : l’idée qui émerge de ces deux méditations est que se joue dans la liberté un rapport du sujet à lui-même, que seul l’acte volontaire est de nature à rendre possible, suggérant en quelque sorte que le cogito est au fond originairement un volo ou plutôt un posso ou mieux encore un non posso, qui constitue le premier mode par lequel le sujet libre et agissant se saisit en son être le plus propre. Il s’agit dès lors de penser une liberté corps et âme, pouvoir proprement métaphysique de l’homme, qui révèle le sujet à lui-même, jusque, et peut-être d’abord, sur le mode de la défection et de l’échec, redonnant ainsi une nouvelle vigueur à l’idée réputée désuète et démodée du libre arbitre, et resituant résolument la liberté sur le terrain de la métaphysique.
De fait, les enjeux de cette réflexion sur la liberté, tout comme ceux de la réflexion autour de Ricœur, convergent vers cette idée que la liberté est au cœur de l’expérience que le sujet fait de lui-même. La liberté, en ce sens, telle est la thèse de l’auteur, n’est rien d’autre que la découverte de soi du sujet. Elle est au fond ce par quoi le sujet s’appréhende au-delà de tous les paradoxes de la réflexivité dans une expérience de soi, l’expérience du libre-arbitre (ou du volontaire) comme d’un pur pouvoir être, affectant profondément le rapport du sujet à lui-même, le dévoilant dans son être le plus propre, pour le dire dans un langage qui n’est pas celui de Guenancia, mais dont on retrouvera ici ou là quelques accents.
L’introduction de la première conférence pose ainsi les enjeux de la réflexion sur un mode résolument métaphysique : il s’agit pour Guenancia de resituer la problématique de la liberté en son principe même, sur le terrain déserté depuis Kant mais qui l’a vu pourtant naître, scil. celui du libre arbitre. Contre l’air du temps qui se détourne de la liberté en général et plus encore du libre arbitre, renonce à celle-ci comme à celui-là pour promouvoir la réflexion sur les libertés, censément post-métaphysiques et plus concrètes, Guenancia, sans s’appesantir sur la polémique, engage une réflexion qui conduira à montrer au contraire que rien n’est plus concret que l’expérience que le sujet fait de son libre-arbitre, suggérant que les libertés déterminées et parcellaires présupposent tout aussi bien la liberté métaphysique conçue comme libre-arbitre, que les branches de l’arbre de la philosophie en dépendent des racines.
Ière partie : Libre arbitre ou liberté ?
La première partie, intitulée Libre arbitre ou liberté ?, revient ainsi sur la querelle entre Descartes et Hobbes autour du libre arbitre. D’emblée, Hobbes oppose à Descartes que dans les Méditations,la liberté du franc-arbitre est supposée sans être déduite de l’ordre des raisons, et constitue ainsi une sorte de pétition de principe ; à quoi Descartes répond en renvoyant la liberté à l’évidence avec laquelle elle se manifeste en chacun de nous par la seule lumière naturelle – en quoi l’on voit que les débats sont dès l’abord mal engagés, les termes en lesquels ils se posent pour l’un étant d’emblée récusés par l’autre, et réciproquement. Là où Hobbes fait porter la question sur la liberté en tant que telle, Descartes se concentre sur son mode d’appréhension. Pour Hobbes en effet, en bon nominaliste n’admettant d’être que de ce que l’observation impose, la liberté n’est guère que la propriété phénoménale de certaines actions, à savoir celle de n’être pas empêchées extérieurement, avec comme enjeu la question de l’imputation des actions. La liberté doit ainsi être discutable sur une base purement factuelle, et non reposer sur une pure virtualité qui ne peut jamais être saisie comme telle dans l’effectivité ainsi que l’implique la notion de libre arbitre. Comme le note très justement Pierre Guenancia, Hobbes évoque ainsi les actions que l’on nomme libres, la liberté étant toujours appréhendée dans l’extériorité du monde effectif, faisant ainsi de la liberté une question de qualité que l’on peut ou non attribuer à une action déterminée, et non une problématique qui se joue dans le sentiment que l’agent a de lui-même. L’argument de Hobbes est du reste aussi bien nominaliste que théologique, puisque un véritable libre arbitre ne pourrait que contrevenir à la toute puissance divine. La volition est ainsi intégrée au déterminisme universel de la nature, et la conscience de cette volonté relève du constat et non du pouvoir : dès lors, je perçois mes volitions comme quelque chose d’extérieur à moi, sans m’y reconnaître en quoi que ce soit, et sans faire aucunement de ma volonté leur origine. Au contraire, mes volitions sont le résultat quasi computationnel de multitudes de causes antécédentes, concourant toutes mécaniquement à la volition finale, qui, note Hobbes, appartenant au mécanisme universel de la nature, pourrait tout aussi bien s’appeler décret de Dieu (p. 20). Il faut ainsi se représenter la liberté sur le modèle du cours d’eau qui n’est pas empêché, pouvant ainsi être attribué aux êtres animés et aux choses matérielles de façon parfaitement univoque. La question de la causalité étant réglée par la toute puissance divine, l’acte libre se ramène au volontaire et à la question de l’imputation, ce qui permet de limiter la question de la liberté à celle juridique de la responsabilité.
Si la transition de la délibération à l’acte est ainsi continue et mécanique chez Hobbes – sur le modèles des machines désirantes de Deleuze, avec lesquelles Guenancia fait, plus loin, une comparaison intéressante – elle est au contraire impensable chez Descartes ; non qu’il n’y ait des raisons d’agir, chez lui, il y en aurait plutôt en surnombre, note Guenancia, ce qui explique le paradoxe selon lequel le choix est plus aisé lorsqu’on a moins le choix : il est alors plus facile de se décider. Mais si la décision est chez Hobbes la résolution de la délibération, résultant infailliblement de celle-ci, elle est précisément ce qui chez Descartes, met en jeu le libre arbitre : la décision, le choix est ce qui n’est déterminé par rien si ce n’est l’agent lui-même, l’impliquant dans toute son ipséité. Le choix apparaît alors comme irréductible aux raisons qui l’ont pourtant précédé ; il est l’action du seul agent. Si dans la plupart des cas, la transition des raisons à l’agir est aisée et quasi naturelle (ce qui rend d’ordinaire la chose imperceptible et partant si disputée : Guenancia n’y insiste pas, mais on pourrait voir ici une faille dans la thèse de Descartes, qui fait reposer sa thèse sur le sentiment immédiat, c’est-à-dire sur le caractère manifeste de l’expérience intime, alors même que dans la plupart des cas, il passe justement inaperçu), il faut pourtant concevoir qu’il y a entre eux un saut qui rend l’un toujours indéductible de l’autre, aussi infranchissable que le passage de l’idée à l’affirmation. Le modèle est ici celui, incompréhensible, de la création ex nihilo : le choix instaure un ordre d’une radicale nouveauté. Là où les déterminants sociaux et les causalités matérielles sont complexes et enchevêtrés, la décision volontaire est simple, une, ponctuelle et hors du temps, sans prédécesseur ni ancêtre, causée par rien si ce n’est elle-même, bref, proprement originaire ; c’est du reste là, note l’auteur, l’une des significations de l’infinité de la liberté : étant infinie et sans degré, elle ne saurait être causée de l’extérieur. Or, Guenancia montre que c’est dans cet acte originaire de la volonté que le sujet s’appréhende dans son ipséité, sans équivoque possible comme celui qui, comme cause unique de la décision ; si l’idée que j’ai de moi-même ressemble à toutes les autres idées qui réfèrent à ce qu’elles désignent (par exemple, le je du je pense, pour autant qu’on envisagerait la question de la réalité à quoi ce mot réfère), le sujet tel qu’il se donne à lui-même dans l’acte de volonté ne saurait être contrefait, et se distingue de toute autre réalité au monde (par où Descartes rejoindrait peut-être l’Aristote de Eth. Nic. IX, 4, 1166 a 4). La liberté de la volonté ouvre ainsi sur un rapport du sujet à lui-même que l’entendement ne donne pas : c’est à l’occasion du vouloir que le sujet « se découvre comme sujet » en première personne, comme singulier absolu.
IIème partie : La liberté, notion première
Cela conduit Guenancia à distinguer d’une part l’idée que j’ai de moi-même (comme res cogitans, c’est-à-dire comme chose participant à un universel, la cogitatio) et l’expérience du libre arbitre ; or, l’expérience que je fais de moi-même dans l’acte de la volonté est inséparable de la conscience que j’ai de moi-même : le cogito, en tant qu’il relève tout aussi bien de l’idée (chose pensante) que de l’acte (ne serait-ce que celui de proférer), est tout aussi bien liberté, tout de même que le libre arbitre, est aussi un cogito : position d’existence, la liberté n’est pas une propriété du cogito, elle en est inséparable. Cette épreuve de moi-même comme libre dans l’acte d’affirmer ou de nier, (et donc aussi de douter, du reste, aimerait-on ajouter), contrairement au cogito, n’est pas découverte, elle est toujours déjà là (et donc dès le doute de la première meditatio, notera-t-on aussi au passage). Elle est ce par quoi, note Guenancia en une analyse intéressante quoique rapide, j’ajoute quelque chose au monde, en actes ou en paroles ; pour le meilleur ou pour le pire, du reste, car c’est par elle aussi que j’erre et je me trompe.
En ramenant la liberté à une expérience, Descartes la soustrait à toute contestation et à toute discussion : s’il est vrai qu’elle nécessite l’abandon de l’univocité de la rationalité que Hobbes maintient au contraire contre l’évidence de l’expérience, la liberté, du fait de sa simplicité (qui du reste est l’occasion d’une analyse rapide mais assez suggestive de la temporalité de l’acte chez Descartes), est indubitable ; c’est que la liberté est un acte et non un fait, ce qui renvoie à la différence entre passion et action ; or, un acte est inanalysable, donné d’un seul coup. Et Guenancia d’avancer ce qui nous paraît être le cœur de son propos : l’expérience du libre arbitre comporte une dimension de réflexivité plus constamment présente à nous que dans la cogitatio, suggérant qu’on atteindrait ici une strate de l’ipséité plus inamissible encore que le cogito.
IIIème partie : l’obstacle comme manifestation de la liberté
D’où le fait qu’en expérimentant sa liberté, le sujet éprouve davantage que dans le cogito son unité et son indivisibilité. Contrairement à la cogitatio qui se décline de façon extensive selon différents modes, la conscience de soi que donne l’agir libre « est circonscrite au pouvoir de choisir par lui-même » ; de là l’hypothèse intéressante de Guenancia : la singularité de l’âme comme substance (dont il est question dans l’Abrégé) ne tiendrait-elle pas davantage à la découverte de soi comme liberté plutôt que comme res cogitans – bref, pour le dire en une formule d’Alquié que P. Guenancia, récuse non comme excessive, mais précisément comme tautologique, le cogito est en somme un véritable volo ? De fait, si la vis cognoscens de la XIIème des Regulae est particularisée par les objets auxquels elle s’applique, il n’en va pas de même de la volonté, dont ni la nature ni l’apparence ne varie avec ses objets. Ainsi Guenancia finit-il par conclure que sans la liberté, il n’y aurait pas de soi. La volonté est donc bien ce par quoi, dans la Meditatio IV, comme dans les Principes je ressemble à Dieu. La volonté relève d’une perfection absolue qui s’éprouve toujours de la même façon, par où je m’éprouve aussi moi-même comme toujours le même, sans mode et sans variation, forme pure de la subjectivité. Cet ipse est ainsi toujours originaire, expérience de soi à chaque fois nouvelle et identique. De là vient que la liberté n’est pas une idée innée : elle ne préexiste pas à l’expérience que j’en fais. Elle est notion première.
Reste que de ce fait, on ne saurait accéder à la liberté sans faire ipso facto l’expérience de ce qui lui fait obstacle – le volo se fait alors posso, comme l’auteur l’avancera dans la conclusion. Guenancia se réfère alors à Maine de Biran pour montrer que le vouloir ne passe au pouvoir que dès lors qu’il se voit opposer un obstacle : ce n’est que dans l’épreuve de ce qui lui résiste que la volonté ouvre sur la prise de conscience de soi comme liberté ; l’épreuve serait alors à comprendre au sens propre, comme épreuve de l’effort et de l’obstacle, Guenancia parlant même de relation transcendantale de la liberté à ce qui la nie. Maine de Biran se montre ici, selon Pierre Guenancia, bien plus cartésien qu’il ne l’eût cru, en ce que, comme Descartes, il situe la liberté sur le plan du faire effectif, de l’effort, c’est-à-dire de l’épreuve immédiate et non seulement du dire. Ainsi, c’est en se croyant anticartésien et cherchant à renverser le dualisme, que Maine de Biran finit par aboutir à un dualisme plus radical encore, car situé en-deçà de la distinction du corps et de l’esprit : le caractère simultanée du mouvement volontaire et de la résistance du « corps propre » fait ressortir la nature différente et inséparable, et qui pourtant ne se connaissent que l’une par l’autre. C’est ainsi sur le fond de la passivité (on pense ici au récent ouvrage de Jean-Luc Marion, Sur la pensée passive de Descartes, qui effectue ce même retour en-deçà de la distinction âme/corps), sur le fond de l’inertie du corps organique, c’est-à-dire de ce corps donné avant toute réflexion que se détache l’activité du moi : celui-ci n’existe ainsi qu’en se découvrant comme pouvoir. Et Guenancia de comparer l’emploi par Descartes du terme de force pour décrire le moyen de l’âme de mouvoir le corps, et l’emploi par Maine de Biran de celui de « force hyperorganique » dont le moi a conscience et qui révèle son existence à lui-même comme un moi en se heurtant aux forces organique du corps : ce n’est pas, relève l’auteur, parce que deux notions ne se peuvent comprendre que l’une par l’autre qu’elles se comprennent l’une comme l’autre, et qu’elles doivent être de même nature. De là l’idée que c’est le plus souvent sur un mode défectif, par son échec que le pouvoir constitutif du moi prend conscience de lui-même dans sa singularité absolue. Il n’est par conséquent pas besoin de schème de la liberté : la liberté se connaissant par elle-même, comme la même à chaque fois, et en particulier dans ses expériences limites : ainsi sera-ce chez Descartes dans l’épreuve de la contrainte de l’évidence des raisons qui m’inclinent sans me déterminer, ou encore dans l’épreuve des passions qui me rend conscient de mon pouvoir le plus propre, lorsque je me révèle capable d’y résister, ou au contraire de la faiblesse de ce pouvoir lorsque j’y consens, que la volonté s’atteste comme pouvoir métaphysique.
C’est en ce sens que le soi peut être décrit à la fois comme relation (de l’effort du moi à cet autre, de manière radicalement immanente à la conscience) et en même temps substance, selon Guenancia, qui se réfère alors au Michel Henry d’Incarnation, à l’appui de son rapprochement : « la liberté a une signification phénoménologique, elle est le sentiment d’un pouvoir en exercice s’éprouvant soi-même en celui-ci et à ce titre irréfutable ». Du reste, telle est la considération qui clôt la conférence : si le libre arbitre joue finalement le rôle d’un principe d’individuation, me constituant en sujet radicalement singulier, il est aussi ce qui constitue le principal lieu de la société des hommes, en ce qu’il est le principe de reconnaissance et de liaison entre les individus ; ici prend place l’analyse de la générosité qui transporte l’analyse du libre arbitre dans l’ordre des passions : le généreux n’est-il pas précisément celui qui élargit à l’humanité ce qu’il éprouve en et par lui-même, sans se demander s’il est légitime de le faire, créant par là même, c’est-à-dire par la mise en œuvre de ce libre arbitre même, une communauté des hommes libres ? C’est-à-dire que la générosité ne consiste en rien d’autre qu’en l’universalisation de la forme du soi, lors même qu’il n’y aurait rien qui le permettrait : le généreux inclut ainsi l’humanité dans l’estime de soi, sans égard pour les particularités sociales et culturelles, car « il n’y a rien en cela qui dépende d’autrui » selon la formule des Passions de l’âme, art. 154. Comme le note Guenancia, « c’est sur cette indépendance de chacun vis-à-vis de tous les autres qu’est fondée l’égalité entre tous les hommes » ; autrement dit, la générosité, qui est la manifestation du libre arbitre dans l’ordre des passions, institue une communauté des hommes libres et égaux qui communient par la générosité, par où leurs expériences, pourtant à chaque fois singulières, convergent vers une universalité de la liberté.
C’est donc à un Descartes inattendu, au cœur même de textes lus et relus, que Pierre Guenancia donne à voir dans cette conférence, ouvrant à partir de lui des perspectives vers la philosophie biranienne, mais aussi, sans y insister explicitement, mais de façon tout à fait frappante, vers la phénoménologie ; on se prend même parfois à penser à la Tathandlung fichtéenne, ou encore à certaines pages de Lequier,tant Guenancia nous dépeint un Descartes en penseur radical de la liberté. Bref, c’est à un Descartes dans toute la fécondité qu’à révélé, et que continue à révéler sa postérité, que nous avons affaire. Ce Descartes avec lequel Hegel disait que la philosophie criait Terre ! montre ici encore qu’on n’a jamais fini d’explorer et de sonder les chemins que sa philosophie a empruntés, si classiques soient-ils devenus.
« La liberté du regard », Ricœur lecteur du Traité des Passions de Descartes.
C’est au reste également le propos de la seconde conférence intitulée : « La liberté du regard », Ricœur lecteur du Traité des Passions de Descartes. Partant de la surprise qu’il a eue en découvrant dans le premier volume de la Philosophie de la volonté un Descartes omniprésent, Guenancia tâche d’y suivre le double mouvement qu’il y décèle d’une vive critique du dualisme, parallèlement à une lecture attentive et ouverte du Traité des Passions, qui inspire à Ricœur un grand nombre de considérations sur le volontaire et l’involontaire. Il montre ainsi comment d’un point de départ opposé (le cogito pour Descartes, la « subjectivité corps et âme ensemble », c’est-à-dire, en termes cartésiens, l’Union, pour Ricœur), et suivant une méthode très différente, les deux philosophes, l’un en phénoménologue, l’autre en physicien, et l’un lisant l’autre, apportent une solution souvent parente à un problème identique. Ainsi Guenancia creuse-t-il d’abord l’opposition entre un Ricœur dont l’approche des passions est guidée par l’exigence de compréhension et d’interprétation (que disent, que signifient les passions ? si l’on veut), là où Descartes les considère en physicien (que font les passions ? en somme). Mais dans l’analyse de l’attention, Guenancia voit au contraire la plus grande proximité entre les deux philosophes : figure de la liberté chez Descartes, elle est le lieu géométrique de convergences sur lequel Ricœur semble faire « sans réserve » siennes certaines des conceptions cartésiennes : l’épreuve sans preuve de la liberté, le cogito comme absolu et le choix de l’attention : comme « synthèse originale d’activité et de passivité (comme la 3ème notion primitive), l’attention est la manière d’être libre et responsable d’un sujet capable de se regarder lui-même comme il regarde les choses autour de lui ». Et Guenancia de conclure en montrant que Descartes correspond à un moment essentiel de la réflexion de Ricœur à la recherche d’une eidétique de la volonté, celle qui est traitée dans le premier volume de la Philosophie de la volonté ; s’il s’agit d’en tirer une philosophie de la liberté, Descartes sert de fil conducteur et d’inspirateur. Dès lors que dans le second volume il s’agira de penser l’homme faillible et la possibilité du mal, alors comme le conclut Guenancia « la recherche inquiète du sens succède[ra] à la découverte de soi par l’expérience pure de la liberté ».
On ne peut que saluer le courage de Pierre Guenancia, de faire ainsi retour résolument sur l’une des plus anciennes institutions de la métaphysique classique, et de relever le défi de rendre au concept de libre arbitre la dignité philosophique dont toutes les générations de postmétaphysiciens autoproclamés avaient fini par le dépouiller, et le reléguer parmi les concepts usés et vidés par des siècles de ratiocinations abstraites. Ce n’est pas le moindre des mérites de ces textes, que de redécouvrir dans la chair vive l’un des points essentiels qui probablement fait encore que le cartésianisme a encore des choses à nous dire. On souhaite ainsi que ces deux courts textes, dont l’oralité est manifeste, constituent le prélude d’une suite, dans laquelle les pistes ici esquissées, mais souvent laissées en suspens, soient l’objet de développements plus circonstanciés. Le seul regret qu’on avancera, pour finir, c’est que le prix élevé d’un ouvrage, (il est vrai, de belle facture, comme de coutume chez Encre Marine) soit, la chose est à craindre, de nature à en réduire l’audience.
Baptiste Klockenbring.