Hervé Bonnet, Blaise Pascal, éditions Sils Maria, collection Cinq concepts Lu par Caroline Forgit
Par Florence Benamou le 12 février 2014, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Hervé Bonnet, Blaise Pascal, éditions Sils Maria, collection Cinq concepts Lu par Caroline Forgit
Les éditions Sils Maria proposent une nouvelle collection, Cinq concepts. Chaque publication de cette collection est consacrée à une figure majeure de l’histoire de la philosophie. À chaque fois, il s’agit d’analyser la pensée d’un auteur à travers cinq concepts. L’explicitation de ces concepts constitue les cinq chapitres de l’ouvrage. Hervé Bonnet publie le premier titre de cette collection, consacré à Pascal.
L’ouvrage commence par une introduction biographique qui rappelle une date clé de l’existence de Pascal : le lundi 23 novembre 1654. Ce soir-là Pascal fait l’expérience extatique, mystique, de la présence divine. Cette date fait césure, il y a un « avant » et un « après » dans la vie de Pascal. À partir de ce jour, Pascal décide de se consacrer exclusivement à la défense et à la promotion de la religion chrétienne, d’où son projet d’une apologie de la religion chrétienne qui nous est parvenue de manière lacunaire, fragmentée, sous la forme des Pensées.
Premier concept : le divertissement
Hervé Bonnet commence par rappeler l’origine de ce terme. Jusqu’au dix-septième siècle, le verbe divertir appartient essentiellement au domaine juridique et économique et désigne une manière frauduleuse de s’approprier des biens lors d’une succession. Divertissement signifie donc détournement. Lorsque Montaigne parle de diversion dans les Essais, il pense encore à cette capacité que nous avons de nous détourner du mal lorsque celui-ci nous frappe. Mais pour Montaigne, cette diversion ressort d’une technique dont nous pouvons user judicieusement lorsque nous voulons éviter un mal. Faire diversion, se détourner ou se divertir, c’est à chaque fois user d’un moyen, ruser, pour arriver à nos fins. Enfin au dix-septième siècle, le terme de divertissement prend le sens qu’on lui connaît aujourd’hui de distraction, d’agrément, d’amusement.
Mais ce n’est qu’avec Pascal que ce terme prend une dimension anthropologique voire ontologique en tant qu’il est inhérent à la condition humaine. En effet, le divertissement recouvre toute activité qui nous détourne de la pensée de notre condition misérable (faible et mortelle). Le divertissement ne se limite donc pas aux activités ludiques, agréables (les conversations, la chasse, le jeu), il inclut aussi toute activité qui saura nous occuper suffisamment l’esprit pour nous détourner de nos sombres pensées (comme le travail par exemple).
Trois traits caractérisent le divertissement pascalien. Tout d’abord, c’est un processus inévitable car indissociable de notre condition. Ensuite, il s’agit d’un processus illusoire, qui repose même sur une double illusion. Première illusion, nous nous leurrons sur le moyen et sur la fin, nous pensons que la finalité de notre occupation est essentielle : gagner au jeu, attraper un lièvre. Mais c’est l’inverse qui est vrai, c’est l’occupation qui est la fin véritable. Deuxième illusion, nous ne savons pas ce que nous faisons lorsque nous nous divertissons, nous ne voyons pas que nous faisons tout pour ne pas penser à nous-mêmes et à notre condition. Enfin, ce processus ne peut être totalement efficace, il y aura toujours de l’imprévu, de l’inattendu, de la contingence, nous ne serons jamais totalement rassurés, en paix par ce moyen.
Deuxième concept : le moi
Hervé Bonnet souligne un paradoxe. Pascal nous enjoint de nous connaître : « Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai cela au moins sert à régler sa vie, et il n’y a rien de plus juste » (Pensées, éd. Seuil, Lafuma, Fg 72). Et pourtant le moi est « haïssable » (Fg 597).
Contrairement à Descartes, Pascal n’appréhende pas le moi sous l’angle de la connaissance, du sujet qui pense, mais sous l’angle de l’amour-propre. Le moi s’aime lui-même spontanément, naturellement. Or cet amour-propre détourne de l’amour de Dieu et engendre l’injustice et la tyrannie : « En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres « (Fg 597).
L’amour-propre engendre également la frivolité, la vanité, le moi est en perpétuelle représentation, le paraître prime sur l’être : « Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité ou la générosité, ou la fidélité nous nous empressons de le faire savoir afin d’attacher ces vertus-là à notre autre être et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre. Nous serions de bon cœur poltrons pour en acquérir la réputation d’être vaillants » (Fg 806). Contrairement à ce que la notion d’amour-propre pourrait faire penser, le moi n’est pas une assiette ferme, mais une fiction, une utopie, une projection de l’imagination, et à la question « Qu’est-ce que le moi ? », Pascal substitue la question : « Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? » (Fg 688).
Or Pascal nous enjoint non seulement de haïr ce moi, ou plutôt cet amour-propre, mais de le haïr en soi : « Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé » (Fg 617). Cela voudrait-il dire qu’il y a, en deçà du moi, en deçà de l’amour-propre, une instance plus intime, plus souterraine, qui pourrait haïr son amour-propre, sans être emportée par cette haine ? Pourrait-on distinguer le moi, héraut de l’amour-propre, et le je, capable d’une connaissance de soi qui s’ordonne à l’amour de Dieu ? Ainsi, il faudrait haïr l’amour-propre afin de s’aimer soi-même, non pas en tant que monade isolée, mais en tant que membre du tout, membre de Dieu : « Membres. Commencer par là. Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devrait s’aimer, etc. » (Fg 368).
Troisième concept : l’infini
Avec la révolution copernico-galiléenne, non seulement la terre ne se trouve plus au centre de l’univers mais c’est même notre conception du monde qui change, puisque selon l’expression bien connue de Koyré, nous sommes passés d’un monde clos à un univers infini. Ce changement de paradigme ne pouvait que susciter un profond malaise, un sentiment d’égarement. Le monde n’est plus géocentré ni même anthropocentré, l’homme se retrouve perdu dans un univers infini, désert, silencieux : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » (Fg 201). Or si nous sommes à ce point égarés, c’est parce l’univers n’a plus de centre, ou plutôt est saturé de centres, au sens où un atome peut devenir, relativement à l’infini petit, un véritable univers. Ce n’est pas l’infini en tant que tel qui effraie, mais l’impossibilité de trouver dans l’univers un point fixe à partir duquel le visible et l’invisible s’ordonneraient.
Il y a donc une disproportion entre l’homme et l’univers, c’est pourquoi la raison humaine est condamnée à errer lorsqu’elle cherche à connaître la nature ou la matière. La pensée de l’infini ruine les prétentions de la raison : « Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté ; notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient » (Fg 199). La pensée de l’infini déstabilise l’ordre des corps (nous sommes un point dans l’univers) et l’ordre des esprits (la raison découvre son impuissance).
Mais il y a un troisième ordre, l’ordre du cœur, de la charité. Or lorsque l’on passe à l’ordre de la charité, la nature de l’infini s’en trouve modifiée : « la distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle » (Fg 308). Pascal introduit donc des distinctions de grandeur au sein de la notion d’infini puisqu’il y a une « distance infinie » et une distance « infiniment infinie ». S’il y a bien trois ordres, il y a en quelque sorte deux groupes, au sens où les corps et les esprits forment un groupe, dont la charité se démarque infiniment, car surnaturellement.
Quatrième concept : la raison
La pensée de l’infini nous a permis de comprendre les limites de la raison qui ne pourra jamais percer à jour les secrets de l’univers. Pourtant, il ne s’agit pas pour Pascal d’exclure la raison, mais de montrer qu’elle doit se fonder sur une instance qui lui est supérieure, l’instance du cœur. Il s’agit de pousser la raison jusqu’à sa « dernière démarche » qui est de « reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent » (Fg 188). La raison doit rester dans son ordre, elle ne doit pas chercher à tout démontrer ni à tout prouver. Elle doit se soumettre, en reconnaissant ce qui la surpasse, mais il s’agit là d’un acte réfléchi. Elle n’est pas soumise, elle se soumet, activement et positivement. La raison sait ce qu’elle fait lorsqu’elle s’incline devant ce qui lui est supérieur, l’ordre de la foi, de la charité.
Il y a donc un bon usage de la raison qui relève d’une typologie : « Soumission. Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison » (Fg 170). Il y a une distinction des ordres à respecter. Dans l’ordre de l’esprit, la raison peut s’exercer (« assurer »), avec ses limites. Dans l’ordre de la charité, elle doit se soumettre.
Cinquième concept : la foi
Sans surprise, la foi est définie par opposition à la raison : « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison » (Fg 424). La foi relève d’un sentiment, d’un « sentir », elle est la passivité du cœur qui reçoit l’amour de Dieu. Puis, à nouveau : « La foi est un don de Dieu. Ne croyez pas que nous disions que c’est un don de raisonnement » (Fg 588). L’accent est mis, là encore, sur la passivité du cœur qui reçoit un don, un présent. C’est Dieu, et Dieu seul, qui a l’initiative de la grâce. Or, si la foi relève d’un don de Dieu, on peut s’interroger sur la légitimité du projet pascalien : quel sens cela a-t-il de faire l’apologie du christianisme ? Quel sens cela a-t-il de vouloir convaincre de la supériorité de la religion chrétienne ?
Pour comprendre le bien-fondé du projet pascalien, il convient de distinguer deux dimensions de la foi. Car il y a foi et foi : « Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment de cœur sont bienheureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut » (Fg 110). Il est donc possible et même légitime de s’attacher à convaincre, par le biais du raisonnement, ceux qui ne sont pas touchés par la grâce. Il n’en reste pas moins qu’il faut distinguer une foi « humaine » et « inutile pour le salut » et une foi qui est don de Dieu, grâce divine. Cette dernière est surnaturelle et ne peut s’acquérir par le raisonnement. Le discours apologétique est donc clairement préparatoire, en attendant la volonté divine, seule à même de dispenser la grâce. Et si la foi humaine est inutile pour le salut, elle ne l’est pas pour la cité, puisqu’en pariant sur l’existence de Dieu, on s’accoutume à devenir « fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami, sincère, véritable … » (Fg 418).
Cet ouvrage propose une bonne synthèse des principaux concepts pascaliens. On peut éventuellement regretter que la philosophie politique de Pascal ne soit pas présente, mais Hervé Bonnet a dû faire des choix et ceux-ci sont légitimes. On émettra une réserve un peu plus nette quant au style de l’auteur. En effet, le projet de la collection se veut didactique, pédagogique. Or l’auteur a manifestement le goût des phrases extrêmement longues, qui se déroulent en de multiples circonvolutions. Son propos perd parfois en clarté. Quel contraste avec la belle langue dépouillée et ascétique de Pascal !
Caroline Forgit