Laurent Loison et Michel Morange (dir.), L’Invention de la régulation génétique, Rue d’Ulm 2017. Lu par Jonathan Racine

Laurent Loison et Michel Morange (dir.), L’invention de la régulation génétique. Les Nobel 1965 (Jacob, Lwoff, Monod) et le modèle de l’opéron dans l’histoire de la biologie, Edition Rue d’Ulm, 2017, lu par Jonathan Racine.

 

On ne saurait exagérer l’importance historique du modèle de l’opéron dans l’histoire de la biologie. En effet, il s’agit d’une étape essentielle dans l’élaboration de la vision moléculaire de la vie, selon le titre de l’ouvrage classique de Kay (The Molecular Vision of Life). Ce qu’il s’agit d’expliquer avec ce modèle, c’est le détail du mécanisme moléculaire du contrôle de régulation des gènes. Or cette régulation des gènes est une pièce centrale dans l’édifice de la biologie moléculaire : si en 1953, avec la découverte de la structure de l’ADN, on identifie le support d’une information au cœur de la cellule, cela ne nous dit rien sur la manière dont cette information est « manipulée » par l’organisme. Ce qui se met en place dans les années 1960 avec les travaux sur la régulation, ce n’est rien de moins que la métaphore du programme, complémentaire de celle d’information (sur ces points, on peut se référer à l’ouvrage, lui aussi classique, de E. Fox Keller, Le siècle du gène)

Cet ouvrage sur les Nobel de 1965 est dirigé par Loison et Morange, dont les travaux d’histoire de la biologie sont reconnus : Loison a travaillé plus particulièrement sur le néolamarckisme, et Morange est l’auteur, entre autres, d’une incontournable Histoire de la biologie moléculaire.  Ce livre, issu d’un colloque tenu en 2015, entend apporter une nouvelle perspective sur un épisode qui est évidemment abordé dans tous les ouvrages traitant de l’histoire de la biologie moléculaire (à commencer par celui de Morange lui-même). Cette nouvelle perspective repose sur deux choix :

- allonger la période : montrer la convergence de lignes de recherches parfois anciennes, et monter aussi l’influence à plus long terme.

-  montrer que ce modèle est plus qu’un modèle de régulation de l’activité des gènes dans la mesure où il marque l’entrée dans l’arène philosophique de Monod et Jacob, tout en constituant par moment déterminant de la nouvelle politique scientifique.

 

         D’où les trois parties de l’ouvrage : les deux premières analysent les racines et les héritages du modèle, la troisième s’intéressant à la « puissance transformatrice du modèle » (comme souvent dans les ouvrages collectifs, le découpage pourra paraître artificiel : l’article de la troisième partie sur la terminologie qui a accompagné l’essor du modèle de l’opéron relève très certainement aussi d’une forme d’héritage – le caractère un peu vague de l’intitulé « puissance transformatrice » impliquant inévitablement des recoupements).

 

 

Première partie : les racines du modèle de l’opéron

         Cette première partie rassemble quatre articles. Le premier, « De l’adaptation enzymatique à l’opéron », par M. Schwartz, offre un utile rappel sur ce fameux modèle de l’opéron, en revenant sur « l’article historique » de Monod et Jacob : « Genetic regulatory mechanism in the synthesis of protein ». L’approche historique est centrée sur Monod et notamment sur l’origine de l’intérêt de Monod pour l’adaptation enzymatique. Mais plus largement (et conformément au projet d’allonger la période d’étude), l’article nous propose une « préhistoire » de ce problème, en remontant à Pasteur et aux travaux de son collaborateur Emile Duclaux (auteur d’un Traité de microbiologie à la toute fin du 19ème siècle). En effet, Pasteur décrit déjà ce que Monod appellera diauxie, à savoir l’utilisation successive et en quelque sorte « choisie » d’aliments par un micro-organisme (rappelons que le terme « diauxie » renvoie au phénomène de croissance bactérienne en deux phases en présence de deux sucres différents). Le terme de « choix » est employé par Duclaux de manière audacieuse : « ce  choix dans l’aliment n’est pas curieux dans le monde des infiniment petits. Qui nous empêcherait d’y voir un acte de volonté ou d’instinct ? » (cité p. 22).

         Concernant l’histoire du travail de Monod, l’article établit que celui-ci réfute l’idée d’adaptation enzymatique (production ou répression de la production d’enzyme en fonction des substances disponibles dans le milieu) en montrant qu’il y a synthèse d’une nouvelle enzyme. C’est pour expliquer la formation de cette nouvelle enzyme que Monod a recours à la génétique, ce qui aboutit à la formation du concept de répresseur, rapidement suivi par celui d’opéron : « le nom d’opéron sera proposé l’année suivante (1960) dans un court article décrivant des mutations ‘opérateur constitutif’ définissant l’opérateur, le site où le répresseur est censé se fixer » (p. 27).

         L’article se termine par l’examen de la généralisation et de la discussion du modèle : Jacob et Monod ont envisagé que le modèle de l’opéron pourrait rendre compte de la régulation de la synthèse des protéines non seulement chez les bactéries, mais également dans les cellules eucaryotes et au cours de la différenciation cellulaire (même si ce point n’est pas abordé ici, c’est ce qui permet à Fox Keller de repérer dans ces travaux les sources de la notion de programme génétique). Si cette intuition est fondamentale, par contre l’article relève en conclusion une limite du modèle, du moins dans la perspective de Monod, à savoir la conviction de ce dernier que les mécanismes de régulation ne pouvaient être que négatifs. Or ce n’est pas le cas, comme l’avait sans doute soupçonné Jacob.

 

         Le second article de cette première partie porte son attention sur l’autre volet du prix Nobel de 1965, en rappelant que celui-ci ne récompense pas uniquement des travaux sur la régulation de l’expression des gènes : l’intitulé du prix met à égalité ces travaux et ceux sur les virus qui, chronologiquement, sont premiers. Ceux-ci ont culminé avec les découvertes de Lwoff et Jacob sur la lysogénie, mais ils s’inscrivent dans une longue tradition de recherche. L’article porte principalement sur les travaux des « contributions pionnières d’Eugène et Elisabeth Wollman sur la lysogénie, de 1919 à 1943 » (p. 31). Ces recherches constituent le cadre théorique qui a servi de point de départ aux travaux de Lwoff.

         L’article nous propose une mise au point sur l’histoire des conceptions concernant les virus bactériens, en partant des travaux de Twort sur la vaccine : en inoculant une souche de vaccine sur un milieu où se développaient des bactéries, celles-ci disparaissent. Le débat concernant la nature du principe lytique prendra alors la forme suivante : d’une part les théories exogènes, considérant que celui-ci est un parasite vivant, d’autre part les théories endogènes qui postulent que le pouvoir lytique est une propriété héréditaire des bactéries elles-mêmes (ou encore, une variation bactérienne – d’où l’idée d’un facteur héréditaire, sur lequel insisteront les Wollman).

         L’apport principal des Wollman se trouve dans la théorie selon laquelle la variation qui rend la bactérie autolytique repose sur une entité qui a un cycle de développement à deux phases : le bactériophage « mûr », et à l’état latent – ce phage « latent » deviendra, avec les travaux de Lwoff, le prophage, c’est à dire la forme que prend le bactériophage lorsque son ADN est inséré dans le chromosome bactérien (p. 55). Cela permet de réaliser la synthèse entre la théorie virale et la théorie des facteurs héréditaires.

 

         Le chapitre 3 s’inscrit dans la continuité du chapitre précédent, en se focalisant sur Lwoff. Il est intitulé : « le rôle de la physiologie microbienne d’André Lwoff dans la constitution du modèle de l’opéron ». Il s’agit de montrer que le modèle a une genèse bien antérieure à la grande collaboration entre Monod et Jacob, et ainsi de redonner une profondeur historique à ce modèle.

         En effet, dès les années 30 « Lwoff insiste sur l’intérêt des travaux concernant la bactériophagie et la lysogénie pour mieux comprendre la régulation génétique » (p. 75), même si cette idée repose sur une conception du gène encore très confuse. Ce n’est d’ailleurs pas un des moindres intérêts de cet article que de nous rappeler que les concepts ont une histoire, et par exemple qu’il n’est pas aberrant de comparer les gènes à des virus à cette époque. Quel peut bien être ce lien entre bactériophagie et régulation génétique ? Une citation de Lwoff est particulièrement éclairante : « L’activité fonctionnelle spécifique du prophage peut être déclenchée par des agents inducteurs, comme l’activité spécifique de certains gènes peut être induite par certaines substances. Dans un cas comme dans l’autre, l’expression est sous la dépendance de facteurs extrinsèques » (passages soulignés par l’auteur, L. Loison).

         L’historien des sciences peut alors remettre en question l’idée, parfois avancée par Jacob, d’une rencontre heureuse et fortuite de recherches jusque là étanches : la rencontre en question doit au contraire beaucoup au travail de Lwoff.

 

         Ce travail d’historien est complété, au chapitre 4, par l’exposé d’un acteur de l’aventure de l’Institut Pasteur, François Gros. Cette partie se clôt donc sur un article à la tonalité un peu différente : dans « le contexte de la grande collaboration », Gros s’appuie sur ses souvenirs pour « dégager les portraits » des membres du trio « ainsi que l’atmosphère générale qui régnait dans leurs laboratoires ».

 

 

Deuxième partie : héritages

 

         Le premier article de cette seconde partie est consacré aux oppositions au modèle de l’opéron. Ces oppositions sont diverses, et l’article distingue les oppositions qui sont venues de la bactériologie, et celles de biologistes travaillant sur les cellules eucaryotes.

         C’est globalement ce qui est considéré comme l’excessive simplicité du modèle qui suscite les critiques. Pourquoi faudrait-il n’accepter qu’un seul type de régulation (à savoir la régulation négative) ? Comment expliquer à partir d’un modèle aussi simple que « les différents gènes d’un opéron, traduits à partir du même ARN messager, ne soient en général pas exprimés au même niveau » ? Une critique importante provient des embryologistes, qui sont sceptiques devant la capacité de la biologie moléculaire à rendre compte du développement. L’auteur, M. Morange, conclut cet examen des critiques du modèle en évoquant « la revanche tardive des hypothèses centrales du modèle ». Il fait en effet valoir que même si la régulation de la transcription chez les eucaryotes n’obéit pas parfaitement au modèle de l’opéron, celui-ci s’est révélé beaucoup plus solide que les hypothèses alternatives qui ont été formulées. Mais évoquer une telle revanche, n’est-ce pas minorer un peu trop l’écart, en termes de complexité, entre la régulation des procaryotes et celle des eucaryotes ?

 

         L’article suivant établit un lien entre les travaux de Monod et Jacob et la biologie des systèmes aujourd’hui en plein essor. L’auteur, Denis Thieffry, part des « circuits de régulation », conçus par Monod et Jacob pour modéliser leurs travaux, et s’intéresse aux prolongements réalisés par le biologiste et biochimiste René Thomas, qui a travaillé sur la régulation dans l’induction de phage lambda, et qui fut conduit à « réfléchir à la manière de formaliser ces régulations ».

 

 

 

Troisième partie : « puissance transformatrice du modèle de l’opéron : philosophie, langage et politique »

 

         L’article de Henri Buc qui ouvre cette partie s’intéresse au rapport entre biologie moléculaire et théorie de l’évolution, par le biais d’une comparaison des cheminements respectifs de Monod et Jacob et à travers le rapport à Mayr.

         L’analyse de la position de Monod se concentre sur le concept d’allostérie : les enzymes allostériques doivent être multimériques et la réflexion sur ce mode de régulation peut inviter à des considérations évolutives à partir de l’intuition que ces édifices se sont constitués historiquement par la fusion d’entités protéiques indépendantes.

         Mais la position de Monod apparaît dépassée dans la mesure où il considère que la biologie moléculaire n’a rien à dire concernant la question de l’adaptation (dernière étape du processus évolutif selon la théorie synthétique, après celles de la mutation et de la sélection).

         Or, à travers la réflexion de Jacob sur le « bricolage » de l’évolution, c’est bien cette étape de l’adaptation qui revient au premier plan, comme en témoigne cette citation de l’article « Evolution and tinkering », publié dans Science en 1977 : « La sélection naturelle n’est pas simplement un crible, éliminant les mutations nuisibles au profit de celles qui sont bénéfiques […]. Elle intègre les mutations à la longue et les ordonne selon des patterns qui sont cohérents du point de vue de l’adaptation, étant des réponses ajustées au défi posé par l’environnement. C’est la sélection naturelle qui donne une direction aux changements, oriente le hasard et produit lentement, progressivement, des structures plus complexes, de nouveaux organes, de nouvelles espèces […]. Créer, c’est recombiner ».

         L’analogie avec le bricolage joue un rôle essentiel pour nous faire comprendre ce qu’est l’évolution naturelle : « comme le bricoleur, commente Buc, elle se montre capable d’adapter son action à son nouvel usage, trouvant de fait des solutions différentes, en telle ou telle occasion. En filigrane, il apparaît que faire du neuf à partir du vieux n’est possible que parce que la sélection naturelle accepte à chaque génération des changements apparemment sans utilité. C’est dans ce bric-à-brac que le futur trouvera les richesses propices à de nouvelles adaptations ».

         L’article se conclut sur l’examen des relations avec Mayr, d’où il ressort que ce que fait le plus question aujourd’hui, c’est précisément « d’expliquer la richesse du trésor que le bricoleur de l’évolution trouve dans son sac à chaque génération ». C’est le dilemme entre robustesse et flexibilité, un dilemme qui, selon l’auteur de l’article, trouverait en partie sa résolution « dans un retour aux principes mis au jour il y a plus de cinquante ans ».

 

         L’article de Rheinberger, à qui l’on doit de nombreux ouvrages importants d’histoire de la biologie, est particulièrement précieux : il suit de manière extrêmement subtile et détaillée la mise en place du réseau conceptuel du code, de l’information, du message, du programme. Que la notion de programme apparaisse quasi simultanément chez Mayr et Jacob-Monod est bien connu (cf. Le siècle du gène). S’agit-il d’une métaphore, résultat d’une intrusion du langage de l’informatique, qui porterait en elle le déterminisme génétique si critiqué aujourd’hui ? Pointer le caractère métaphorique de ce langage, sa provenance, et critiquer le déterminisme génétique, soit ! Mais cela ne doit pas nous dispenser de saisir précisément l’élaboration de ce langage (chez Heidegger, par exemple, la simple mention que cette idée de programme provient de la cybernétique semble renvoyer toute la biologie moléculaire au règne de la technique : cf. la conférence tenue en avril 1967 à Athènes, « La provenance de l’art et la destination de la pensée », et publiée dans le Cahier de l’Herne consacré à Heidegger).

         Rheinberger conclut ainsi son exploration minutieuse en soulignant que le souhait de Jacob était précisément de « permettre, avec la notion de programme, une approche non atomistique et transréductionniste en génétique » (p. 164). Le langage de la science apparaît ici comme n’étant pas figé – contre l’image conventionnelle de pureté formelle que l’on postule parfois – mais au contraire hybride, enraciné dans une créolisation qui en fait la richesse.

 

         L’article qui clôt le volume est dû à J.-P. Gaudillière qui revient sur le rôle de Monod dans « la politique des science et l’institution de la biologie moléculaire ». Non seulement la science a une histoire, mais cette histoire n’est pas purement et simplement celle des concepts ; il s’agit d’une histoire qui se joue dans un monde social, au sein d’institutions. Gaudillière est l’auteur d’une thèse sur « l’invention de la biomédecine » qui retrace une grande partie de cette histoire de la biologie moléculaire. Ici, il s’agit de se pencher sur le tournant des années 60 et le rôle de Monod et des pastoriens dans l’institution de la biologie moléculaire comme discipline en France.

        

 

 

         Ce volume nous montre l’utilité de l’histoire des sciences : celle-ci, pour peu qu’elle soit menée avec rigueur et précision comme c’est le cas ici, apparaît toujours beaucoup plus complexe qu’on le pensait à un premier abord. Ainsi, ce modèle de l’opéron, qui est présenté sous une forme relativement simple dans tous les manuels de biologie moléculaire, se révèle être enraciné dans une histoire longue où les concepts de la génétique et de la biologie moléculaire sont bien loin d’être fixés (à commencer par le concept de gène!). Et c’est en retraçant cette histoire que l’on peut apprécier sa portée.

         Nous terminerons cette recension en notant toutefois que précision et rigueur ont un coût pour le lecteur : certains passages se révèlent assez techniques. Le lecteur qui ne possède pas déjà une grande familiarité avec cette histoire regrettera peut-être que les enjeux de certains travaux (notamment à propos de la physiologie microbienne) soient parfois difficiles à saisir, tant le parcours historique peut se révéler sinueux.

 

Jonathan Racine.