Guillaume Carnino L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Seuil « L’univers historique » 2015 Lu par Alexandre Klein
Par Florence Benamou le 14 octobre 2016, 19:40 - Épistémologie - Lien permanent
Guillaume Carnino L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Seuil « L’univers historique » 2015 Lu par Alexandre Klein
Quand et comment « la science » s’est-elle imposée, en France, comme l’unique garant du vrai et par là même comme une référence sociale et culturelle centrale, voire même sacrée ? C’est à cette question que l’historien Guillaume Carnino tente de répondre dans son dernier ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2011 sous la direction de Dominique Pestre. Il ne s’agit pas là d’une énième histoire des sciences modernes, retrouvant dans les travaux de Bacon, Descartes ou Galilée l’apparition d’un nouvel esprit scientifique et des fondements de notre modernité. L’auteur préfère ici retourner l’interrogation sur les origines de la science moderne en analysant « les origines modernes de la science », et ce afin d’identifier le « moment précis où des pratiques préexistantes […] en viennent à être subsumées sous le vocable de science au singulier » (p. 12). Autrement dit, il se demande quand on a commencé à parler de « la science » et de quelle manière cette expression est devenue synonyme de vérité ? Pour mener à bien son enquête, il sollicite des sources diverses, allant des fonds d’archives d’institutions scientifiques françaises de renom aux correspondances de savants, en passant par des revues et des publications populaires. Son étude se divise en quatre grandes parties abordant respectivement l’avènement de « la science », son rôle de nouvelle autorité publique, ses rapports avec l’industrie et enfin son implication politique dans l’avènement de la IIIe République.
Afin de mettre en évidence la manière dont l’idée de science s’est progressivement solidifiée au cours du premier XIXe siècle, l’auteur s’attache tout d’abord à montrer comment le sens du mot « science » a basculé en France entre 1800 et 1860, passant d’un terme commun renvoyant au savoir en général à l’idée d’une connaissance certaine car rationnelle et expérimentale apparaissant alors de plus en plus dans les titres des publications imprimées. La transformation de l’image de Galilée, de génie romantique à véritable fondateur et incarnation de la science moderne, qu’il retrace ensuite, semble confirmer cette invention sémantique. À l’aune de l’historiographie galiléenne se fait en effet jour le changement de statut de la notion de science, ainsi que sa progressive généralisation, après 1840, comme à la fois une activité renvoyant à des pratiques, une vision du monde et une épistémologie.
Mais cet avènement de l’idée de science au singulier, dont témoignent les titres des publications du premier XIXe siècle autant que les débats autour de la figure de du savant italien, relève aussi de dynamiques propres à l’époque et notamment de la nécessité d’une nouvelle autorité publique pour arbitrer les débats nombreux qui agitent une société française en proie à des tensions et des bouleversements politiques récurrents. La cristallisation qui s’opère autour de « la science » s’inscrit en effet dans un contexte où les enjeux savants deviennent un lieu d’opposition entre politique et religion. Les débats autour de la pensée de Darwin, de l’invention de la préhistoire ou de la génération spontanée témoignent du rôle nouveau qui va être accordé à la science pour dépasser des querelles politiques et sociales aux enjeux théologiques forts. En s’opposant radicalement à la religion, la science acquiert une force nouvelle, mais surtout une aura sans égal qui ne va pas tarder à gagner l’ensemble de la société. Il faut dire que l’émergence de la science populaire - ancêtre de la vulgarisation scientifique -, l’appropriation de la science par les arts - dont les récits de Jules Verne sont les plus célèbres exemples-, ou encore les expositions universelles vont permettre de vulgariser et de populariser cette science à qui on prête désormais toutes les vertus. On voit d’ailleurs grandir, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le nombre d’étudiants dans les universités qui, notamment après la défaite de 1870, trouvent dans le modèle de la science « pure » la justification de leur autonomie, de leur croissance, ainsi que de leur importance sociale et politique. Il faut de la recherche fondamentale pour mieux développer des applications qui serviront ensuite à toute la société. C’est à ce titre et dans ces circonstances que la science va devenir l’allié et le support de l’industrie.
La valorisation de la science n’est en effet pas sans rapport avec la forte croissance industrielle que connaît la France au cours du Second Empire. L’investissement de l’État dans la formation des ingénieurs, notamment dans la seconde moitié du siècle, va favoriser à la fois le dynamisme de l’industrie et l’affirmation de la science comme moteur de l’invention et de la production. Deux personnages seront au cœur de cette évolution : Jean-Baptiste Dumas, créateur de l’École centrale et Louis Pasteur qui consacra une grande partie de sa carrière à résoudre les problèmes des industriels qu’ils soient brasseurs ou agronomes. Cette alliance nouvelle de la science et de l’industrie, visible dans le milieu brassicole ou l’invention de la pisciculture, va engager une transformation de la notion de technologie. Elle fait en effet poindre l’idée contemporaine de la technoscience où la techno-logie n’est plus dissertation sur les arts, mais science au service de la production, et où science, industrie et pouvoirs politiques sont irrémédiablement liés. Ainsi, si l’industrialisation qui marque la France du XIXe siècle repose en grande partie sur le déploiement de la science, elle ne manque pas d’assurer en retour la valorisation et la reconnaissance sociales et politiques de l’immense pouvoir de cette dernière. Peu à peu, la science va même s’imposer comme une véritable religion au sein de la société et de l’État français.
Après 1860, on voit en effet se développer la dimension religieuse de la science qui est désormais considérée comme l’unique moteur du progrès. « À la fois héritière et concurrente du christianisme, la science apparaît comme une nouvelle foi » (p. 207). Ce nouveau discours eschatologique se construit notamment autour de la figure de l’ingénieur martyr, mort pour le progrès de la science et donc le bien de tous. On crée même en 1857 une Société de secours des amis des sciences qui « visent à aider les veuves et les orphelins d’inventeurs et scientifiques trop passionnés par leur noble mission pour se préoccuper de leurs proches » (p. 219). La puissance de ces nouvelles représentations mythologiques relatives à la science et à l’idéologie du progrès est si forte dans la France du second XIXe siècle que toute résistance apparaît alors, comme dans le cas du débat sur des déversements de Gennevilliers étudiés par l’auteur, comme « une crispation futile engendrée par l’aveuglement obscurantiste de privilégiés jaloux de leurs prérogatives » (p. 220). La science est devenue l’argument de toutes les batailles, qu’elles soient scientifiques et environnementales ou sociales et politiques. La IIIe République qui voit le jour en 1870 ne va d’ailleurs pas manquer de s’appuyer sur ce dogme nouveau qui fait de la science le socle spirituel des sociétés ainsi que le moteur du mouvement naturel de l’humanité. Dans la lignée du positivisme comtien, Émile Littré ou Jules Ferry vont être de ceux qui valorisent la science comme fondement sur lequel la stabilité sociale et l’égalité républicaine peuvent et doivent se déployer, accordant définitivement à la science un rôle politique de premier choix.
Mais si l’avènement, au cours du XIXe siècle, de la science comme unique garant de la vérité et principal moteur de transformation du réel a conduit à la création d’une mythologie scientifique puissante, cette dernière a, comme le précise Carnino en conclusion, des conséquences contradictoires. En devenant un outil politique de choix, notamment grâce à sa dimension religieuse, la science s’est, de manière paradoxale, exclue du champ politique. À mesure qu’il s’imposait comme un acteur incontournable des affaires publiques, garant de l’objectivité et de la neutralité du jugement, l’expert scientifique validait en effet la sortie de son champ d’expertise de la sphère démocratique. La science n’est pas objet de débat politique. En utilisant la science pour fonder légitimement leur pouvoir, les nouveaux gouvernants du XIXe siècle ont paradoxalement réduit le champ de leur propre action politique et donc affaibli leur pouvoir. C’est cette conception contradictoire de la science, tout à la fois fondement de l’ordre et de la liberté, dont nous avons, sans véritablement nous en rendre compte, hérité.
Ainsi, en voulant étudier l’historicité de la notion de science, Guillaume Carnino est finalement parvenu à mettre en évidence les ressorts historiques et grandement idéologiques sur lesquels repose la puissance symbolique et sociopolitique majeure qui est aujourd’hui celle de la science. Sa recherche de l’invention moderne de la science l’a conduit à produire une véritable anthropologie historique de notre rapport au scientifique. Car c’est finalement un état d’esprit, une attitude, une mentalité que Carnino met en évidence : celle qui liait les Français à la science au cours du XIXe siècle et qui caractérise toujours le rapport de l’Occident au domaine scientifique. Ce sujet aussi essentiel qu’il est difficile à cerner l’a contraint à multiplier les points de vue, à varier les objets d’études, au point que le lecteur ait parfois le sentiment d’une diversité le faisant sauter sans préavis d’une thématique à une autre, d’un objet à un autre. Pour autant, on est très loin de la collection désunie d’études diverses. En effet, au milieu de la variété des objets se dessine une unité certaine que l’auteur parvient aisément à faire émerger et à travailler en tant qu’objet propre. De même, s’il est contraint de parcourir certains sujets à grands pas, Carnino évite toujours les excès de la simplification. Sa démonstration du « jeu de dupes ayant accouché de la science » (p. 269) se fait avec une justesse et une prudence qui lui évitent de tomber dans la caricature comme c’est trop souvent le cas dans les études sur les ressorts idéologiques de la puissance scientifique. In fine, Carnino nous offre ici une étude intéressante, habile et pertinente qui témoigne une fois encore de la richesse des interactions entre l’histoire des sciences et l’histoire sociale et culturelle.
Alexandre Klein