Michel Guérin, Origine de la peinture – sur Rembrandt, Cézanne et l’immémorial, Encre Marine, lu par Jean Colrat
Par Cyril Morana le 01 mars 2016, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Chers lecteurs, chères lectrices,
Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions.
Recensions de philosophie politique
Recensions de philosophie antique
Recensions de philosophie morale
Michel Guérin, Origine de la peinture – sur Rembrandt, Cézanne et l’immémorial, Paris, Encre Marine / Les Belles Lettres, 2013
Le dernier livre
en date de Michel Guérin s’intitule Origine de la peinture. Il est
sous-titré « sur Rembrandt, Cézanne et l’immémorial ». Trois essais
le composent, chacun rassemblant plusieurs textes souvent inédits. Rembrandt
est la matière du premier essai, Cézanne du dernier, le deuxième,
« Mémoires d’ombres » est central au double sens du terme. Même si l’immémorial
est le nom de l’Avant-propos, il désigne surtout ici quelque chose comme le
thème de l’ouvrage. Il lui donne sa perspective et précise le type d’unité,
libre mais authentique, qu’il faut en attendre. Michel Guérin l’affirme aux
premières lignes : « j’ai toujours associé l’adjectif immémorial à
la peinture ». origine de la peinture enquête sur cette association
et prend plusieurs pistes, qui se croisent au fil des trois essais.
Comment ces objets chargés d’histoires et d’Histoire que sont les tableaux, produisant le plus souvent leurs effets depuis ces mémoriaux modernes appelés musées, peuvent-ils suggérer l’association à contresens de « l’adjectif immémorial » ? L’expérience dont ce livre veut rendre compte coupe court avec toute historicisation de la peinture, comme l’indique la visée d’une origine de la peinture, si origine n’est pas commencement. Immémorial ne signifie ici ni ancien ni perdu pour la mémoire, pas davantage un hors-temps postmoderne, mais ce qui apparaît comme venant de ces temps dits immémoriaux, temps d’outre-temps plutôt que lointains, qui ne sont pas plus d’hier que d’aujourd’hui ou de demain. Immémorial est ce qui, à l’instant de son émergence, fait pâlir toute perspective historique et dégonfle les préoccupations de commencement ou de fin, sous l’effet de l’origine qui survient. Pour le dire plus brutalement que ne le voudrait sans doute l’auteur, l’immémorial, c’est l’origine qui fait son effet. L’opposition du commencement et de l’origine est devenue un lieu commun de la phénoménologie, un de ses nombreux côtés « vieille dame trop fardée ». Mais parce que l’origine fait ici son effet en des lieux très situés, ceux de la peinture, la vieille opposition théorique trouve des couleurs et des déterminations précises.
Une manière très nette dont ce livre pense la dualité origine/commencement, et aussi la plus décisive pour l’auteur, articule figuration et représentation. Si la peinture produit un effet d’immémorial, c’est que malgré les apparences elle n’est pas principalement affaire d’Histoire ni d’histoires, lesquelles sont toujours des représentations ordonnées au goût et à la culture du temps. Figuration est le mot choisi et exploré par Michel Guérin pour dire cette poïesis hors-représentation. Il ne s’agit pas d’opposer naïvement une bonne peinture qui figure à une mauvaise imagerie toute en représentations car, représenter, le peintre ne peut guère s’y refuser. Il s’agit plutôt de mettre en évidence derrière les histoires de l’art, et derrière l’histoire de l’art en sa plus panofskyenne acception, un autre travail dans la peinture, un travail de figuration, pas nécessairement figuratif, tout en gestes plutôt qu’en intentions, en mémoire plutôt qu’en histoire, en génie plutôt qu’en goût, tout à l’individu plutôt qu’au sujet, pour ne nommer que quelques unes des nombreuses façons d’articuler la différence qui apparaissent et se croisent au long des trois essais du livre. origine de la peinture est donc aussi un ensemble de variations sur le thème figuration/représentation. Rien d’étonnant puisque l’auteur a choisi de distribuer l’ensemble de ses livres, plus d’une vingtaine aujourd’hui, selon deux rubriques : « La Figurologie » et « Figurologiques ». Cet ouvrage occupe sans doute une place décisive dans cet œuvre, comme le suggère son titre ambitieux et il joue, à mon sens, la fonction d’une basse continue qu’il vaut mieux avoir à l’esprit en lisant cet autre livre important, plus mélodique, que fut il y a dix ans, Nihilisme et modernité.
1. « La peinture effarée (Rembrandt et l’autoportrait) »
Dans les trois textes qui composent ce premier essai, la dualité figuration/représentation est présentée en mode individu/sujet. La figuration est la mise à jour de l’individu tandis que s’efface tout sujet. L’effarement se produit alors. Cet émoi, dont l’auteur affirme qu’il n’a pas moins de dignité philosophique que l’angoisse, est une forme extrême de l’étonnement : « la révélation de ce qu’on ne savait pas si bien savoir. » Distinct de la surprise qui tient à l’apport d’une nouveauté, l’effarement vient de loin, du plus loin de… l’immédiat. C’est un effet d’origine, la manifestation d’un immémorial, ici exemplifiés par le surgissement de l’individu dans les autoportraits de Rembrandt. Regard effaré de Rembrandt face à lui-même, et donc de celui que nous voyons s’entrevoir dans l’autoportrait, comme dans celui dit « aux yeux hagards ». Effarement au final du spectateur face à la figure de cet individu dont la présence transgresse toute identité personnelle et se fait immémoriale. Dans ce moment, quelque chose d’originel en peinture se révèle : qu’à l’inverse de la science d’Aristote, il n’y a peinture que de l’individuel, et non du sujet qui est toujours un numéro de l’universel. Au risque de devoir reconnaître comme le fait le dernier texte de l’essai sur Rembrandt que la peinture touche alors à l’ineffable. Malgré ce que peuvent laisser croire les nécessités d’un compte rendu, l’évocation des œuvres – celle d’un autoportrait de 1657 en particulier, magnifique – n’est jamais ici le moyen d’asseoir une démonstration. Et la voie suivie par le regard et l’écriture pour penser les autoportraits de Rembrandt, voie que l’histoire de l’art trouverait ésotérique, permet au final à ces quelques pages de valoir aussi, paradoxalement, comme un saisissant « Rembrandt, sa vie, son œuvre » qui laissera l’historien pantois.
2. « Mémoires d’ombres »
Le deuxième essai, est composé de deux textes inédits. Le premier, « Bête de peintre ! », sans doute le plus décisif de l’ouvrage, aborde directement la question de l’origine de la peinture. Il est dédié à Patrick Moquet, un peintre contemporain qui offre à l’auteur « le paradigme d’une pictura naturaliter spectata », formule traduite par : peinture considérée matériellement. La peinture en son origine relèverait donc d’un naturaliter, qui s’entend comme un matériellement. Qu’est-ce à dire ?
La question de l’origine de la peinture est ici suscitée par l’évocation de la thèse, assez commune, d’une peinture caduque, entrant épuisée dans le xxe siècle, pour y finir. La téléologie de la peinture et de l’art que proposent les trois volumes de La Métamorphose des dieux de Malraux est choisie pour illustrer ce diagnostic auquel Michel Guérin oppose le jeu de la peinture en son origine, qui lui assure une présence toute d’inactualité, présence d’un immémorial donc, aux portes duquel l’esprit de l’époque ou les vents de l’Histoire frappent en vain. Si durant les trois premières sections de ce texte, l’auteur rétablit – belle curiosité – l’intérêt de la fresque peinte par La Métamorphose des dieux, (caractéristique de l’historicisme dominant de Vasari à Greenberg en passant par Hegel selon Guérin), la référence à Malraux lui sert surtout à montrer tout ce qui conditionne et limite une histoire philosophique de la peinture, même si la peinture a souvent cru lui devoir sa dignité d’ainsi entrer dans l’Histoire pour y tenir ce savant discours historié qui, de fait, n’appartient qu’à elle (cf. Alberti, Léonard de Vinci ou la querelle du paragone). Si le diagnostic de caducité tombe à côté, c’est que la peinture excède cette dimension historique superficielle (mais la superficie, évidemment, appartient à la peinture) : « Le savant prestige […] de la peinture s’affiche aux yeux des doctes sur la toile, mais cet aspect flatteur, même les plus instruits n’en devinent pas la condition clandestine, les secrets recelés sous (et entre) les fils de cette toile (tela). » « Mémoires d’ombres » fait l’expérience de cette sub-tilité, et surtout de son rapport avec ce qui se manifeste en surface, car l’origine de la peinture est moins une question de profondeur que celle d’un entre-deux, entre tableau (histoire, discours, savoir, culture, représentation) et toile (matière, geste, incarnation, durée, figuration, mémoire). Puisque la peinture relève d’une « ontologie clivée », le propos n’est pas de dénoncer le tableau pour revenir à la toile supposée plus originelle (dans une sorte de « Support-surface philosophique »), mais de parcourir ce clivage et de forcer le discours et la théorie de la peinture (l’Imaginaire selon la terminologie de l’auteur) à se retourner « vers le réel de la peinture, non seulement sa physique, mais aussi sa mutité décourageant comme indue la tentation de (la) prendre par (la) parole. »
Retournée vers ce réel de la toile, qui peut être aussi bien la complexe paroi des figures rupestres, la peinture se révèle pulsion figuratrice et l’évocation de « l’animalière cosmogonie de la caverne-monde » sert moins à rappeler que les premières histoires de la peinture furent des histoires d’animaux qu’à suggérer que la peinture est d’abord une histoire animale, toute en matières, gestes et aguets. L’animal n’est pas le sujet primitif mais le motif originel de la peinture, ce qui la met en mouvement et l’anime, assurant « son devenir sauvage » même quand le temps de ses histoires savantes semblera révolu. « Bête de peintre ! » dit le titre. Mais chez un auteur qui lui a consacré plusieurs textes, cette réhabilitation de la formule rejetée par Marcel Duchamp, ne sert aucune misologie. Elle veut plutôt rappeler que, dans le peintre, c’est toujours aussi l’animal qui peint et que dans cette dimension d’origine la peinture est nature plutôt que culture. On comprend alors l’attention accordée par l’auteur à Cézanne, qui affirmait réaliser la nature et non pas des tableaux, comme si le geste de peindre consistait pour lui à laisser ses mains s’animer de la nature (alors vraiment motif) pour accéder comme d’elle-même à sa réelle présence. La figuration apparaît alors comme une naturation. Il faut bien sûr entendre cette étrange formule en rappelant le clivage essentiel de la peinture, et la figuration-naturation n’est pas une revendication matiériste contre les histoires savantes qui prennent forme à la surface du tableau : « l’émergence figuratrice joint dynamiquement, bien plus qu’elle ne les sépare, l’imagination des formes et les schèmes suggérés par la matière. » Affirmation qui demande en outre que l’on n’entende pas matière au sens aristotélicien, mais suivant Bergson, comme « un ensemble d’images », car l’auteur de Matière et mémoire est ici la référence décisive.
Cette origine de la peinture qui se manifeste dans la façon dont la toile s’anime naturellement ne pouvait manquer de se souvenir qu’à l’origine, grecque, la peinture avait pour nom zoographia, inscription (gravure ?) du vivant. C’est le nom du deuxième texte composant « Mémoires d’ombres », même s’il est apparu plusieurs fois dans l’ouvrage, dès l’Avant-propos. L’auteur rappelle que ce sens grec de la peinture est encore bien présent à la Renaissance, comme en témoigne Vasari dans son éloge de l’art de Masaccio égal à « une contrefaçon de tout ce que la nature présente de vivant, simplement à l’aide du dessin et des couleurs. » « Zoographie » me semble s’employer à montrer que la condition de cette présentation du vivant, ou vive figuration (qui ne signifie pas que des vivants, nomenclaturés comme tels, doivent être figurés), n’est pas le grand jour, la pleine lumière du sujet qui s’étale sur le tableau mais l’ombre, comme vient le rappeler la peinture ombreuse des autoportraits de Rembrandt. Les Grecs pour cela, doublait le nom de zoographia par celui de skiagraphia (inscription d’ombre), comme la légende ovidienne d’une peinture née dans le face à face aveuglant de Narcisse était doublée de la mention par Pline d’une peinture commençant avec Dibutade et l’inscription de l’amant dans l’ombre. La zoographie perd son nom, devient plate mimèsis et plus plate encore peinture d’histoire quand elle oublie cette part d’ombre : « les deux légendes fondatrices ouvrent la voie à deux traditions de la peinture et, au-delà, des arts plastiques : l’une est idéalisante, classique si l’on veut, et la mimèsis est inséparable d’une sèméiôsis, elle s’adresse au regard “philosophe” plutôt qu’à l’œil brut et enseigne en délectant plutôt que d’en “mettre plein la vue” ; pour elle, la peinture a pour principe la lumière ; l’autre est réaliste, explore le matériau, la pâte, les pigments, les couches : elle accorde à l’ombre un rôle conséquent. D’un côté une idée de la représentation ou du tableau qui préconise l’évidence, l’exposition […] ; de l’autre côté, il s’agit moins de représenter que d’amener à la présence une réalité qui a tendance à se mettre à couvert, à se réserver. »
3. « Cézanne et la réalisation »
Le troisième essai, consacré à Cézanne, associe deux textes déjà parus, « Nature de la peinture » et « Un âge d’or dans la modernité ». Bête de peintre ! soit. Cela ne signifie pas que le peintre soit face au monde comme les vaches regardent passer le train. Cette bêtise dont la savante peinture dite académique accusait les impressionnistes n’est pas à Cézanne (et pas davantage à l’impressionnisme en général, insiste l’auteur). « Il y a une minute du monde qui passe ! La peindre dans sa réalité ! ». Ce propos, attribué à Cézanne, lance « Nature de la peinture », où l’auteur montre comment le travail de Cézanne en pleine nature, sur le motif, n’est pas une placide contemplation-restitution rétinienne. C’est bien ici la question de la réalisation cézanienne puisque, je l’ai indiqué, peindre ne fut jamais pour Cézanne produire des tableaux mais réaliser la nature, ou, selon l’heureuse formule de Guérin : « faire en quelque sorte la soudure entre des fils qui ne demandent qu’à être connectés. » Encore faut-il entendre ici que le peintre n’opère pas la soudure de l’extérieur mais qu’il est le point de soudure : il « apporte son corps », selon Paul Valéry, que répètera Merleau-Ponty dans L’Œil et l’esprit. Aller sur le motif est cela : apporter son corps, si l’on comprend qu’il ne s’agit pas de choisir un point de vue mais bien d’un certain « aller », une somme de gestes, par où le paysage, sujet de peinture de genre, devient motif. « Nature de la peinture » veut montrer comment la peinture s’origine dans cet engagement du corps. Ces pages sont une singulière ontologie du geste pictural, construite au plus près de l’œuvre de Cézanne et de ses propos (de ses faits et gestes), trop dense pour pouvoir être résumée, et dans laquelle Bergson joue encore une place importante (origine de la peinture vaut aussi comme une décisive lecture de Matière et mémoire).
« Un âge d’or dans la modernité » est le deuxième temps de l’essai sur Cézanne et le dernier de l’ouvrage. Sans avoir valeur de conclusion générale, ce texte déjà paru a été assez profondément remanié pour qu’origine de la peinture y trouve une sorte d’accomplissement, à la fois parce que plusieurs fils du livre s’y resserrent et parce que la question de l’origine s’y établit à son niveau décisif, celui du temps. Car plus que figuration, corps, couleur, toile ou chair, la peinture est temps pour celui qui ne peut s’empêcher d’associer à ses occurrences (Rembrandt, Cézanne…) l’adjectif immémorial. Mais le temps de l’immémorial ? Le titre ici répond, pour Cézanne et pour la peinture : « un âge d’or dans la modernité ». Cela veut d’abord dire que ce temps vient faire sécession dans l’histoire et la modernité baudelairienne contemporaine de Cézanne, « cette sorte de négociation nerveuse de la transcendance avec les emblèmes de la caducité » (formule que je cite ici pour le seul plaisir, et dire ce par quoi il aurait peut-être fallu commencer : la philosophie française a rarement écrit aussi bien depuis Sartre). Sécessionniste, cet « âge d’or » n’est pas davantage un passé révolu, adamique, encore chronologique. Peut-être ou plutôt, et Guérin insiste sur le mot, l’âge d’une promesse. Mais que serait une promesse assurant la présence d’un immémorial, « révélation de ce qu’on ne savait pas si bien savoir » être là ? Promesse qui ne promettrait pas pour demain, une promesse auto-réalisatrice comme il en est de certaines prophéties ? Cézanne suggère la réponse : « Cézanne se démarque des impressionnistes, qu’il croit à tort ou à raison voués à l’éphémère, par la forte intuition d’une souveraineté sempiternelle. L’art a pour cible "ce qui est pour toujours". » En empruntant à Boèce le thème de la sempiternitas, l’auteur fait du sempiternel le temps de l’art, en quoi il faut aussi voir une réponse à L’Irréel et L’Intemporel de Malraux. Affirmer que le temps de l’art n’est pas celui de la chronologie ou du déversement de l’avenir dans le passé n’est pas original (même si l’histoire de l’art préfère souvent l’ignorer). Mais l’auteur refuse ici de faire semblant de sortir de cet ordre par une temporalité supposée tout autre, celle de l’éternité-instant, dont il montre en quelques fortes lignes combien elle n’esquive la chronologie que… pour un temps.
Au final, il faut peut-être dire que si Michel Guérin indiquait dans l’essai sur Rembrandt que l’effarement est un émoi dont la philosophie devrait reconnaître la densité philosophique, égale à celle de l’angoisse, origine de la peinture opère librement cette reconnaissance, guidée par la peinture, au sortir de laquelle l’effarement se révèle un existential qui met en lumière la temporalité philosophiquement inédite du sempiternel.
Jean Colrat